m Dote Owe -ORM 109 ^ GUSTAVE ou UN HÉROS CANADIEN PERMIS D'IMPRIMER: t Edouard-Chs, Ev. de Montréal. Montréal, 18 août 1882. GUSTAVE ou UN HEROS CANADIEN ROMAN HISTORIQUE ET POLÉMIQUE Par a. THOMAS DEUXIEME EDITION, REVUE ET CORRIGÉE C. O. BEAUCHEMIN & FILS, Libraires-Imi'Rimkurs 256 et 258, rue Saint-Paul 1901 Enregistré coiiforniéinent à l'Acte du Parlement du Canada, l'an 1897, par C. 0. Beacchilmin & Fils, au ministère de l'Agriculture. IP^EIP-A^CE Dans un pays habité par une population mixte en fait de croyances religieuses, il est bon et utile que les catholiques aient sous la main un manuel de controverse qui soit comme un arsenal où ils puissent trouver avec facilité une réponse aux arguties qui leur sont tous les jours répétées par les protestants. Mais un manuel de controverse est généralement trop sérieux et par conséquent d'u7ie lecture peu attrayante ; il lui manque la forme dialoguée et populaire accessible à tous. L'auteur de Gustave a cru combler une lacune et rendre service à la cause catholique en présentant sous forme de roman les questions de controverse qui surgissent le plus ordinairement et qui peuvent offrir quelque danger pour la foi. Gustave est un bon et beau volume, écrit d'une manière simple et sans prétention, par un ouvrier canadien. Cet ouvrage, croyons-nous, répond au besoin et aux aspirations d'un grand nombre de personnes, et leur offre une lecture utile au point de vue de l'intérêt et de la religion. Tous les textes tirés de l'Écriture sainte, des Pères de l'Église, etc., ont été revus par des prêtres et des professeurs de théologie ; et la nouvelle édition que nous présentons au public use (JUSTAVE lii de manière à foriiier une couronne au-dessus de l'ima- ge et une auréole autour de la niche. Joyeux de leur succès, les deux enfants allaient se mettre à genoux, lorsque leur mère, qui les avait épiés pendant leur travail, s'approche d'eux à leur insu. Son premier mouvement est celui de la colère, et elle s'avance pour les punir ; mais une pensée salu- taire Tarrête. . .elle hésite ; elle ne peut s'empêcher d'admirer la petite chapelle entourée de grappes et de fleurs ; son cœur maternel est touché du plaisir qu'éprouvent ses enfants, et elle n'ose les troubler dans leur bonheur. Cependant la haine ou le dégoût pour tout ce qui est catholique s'empare d'elle, d'un bond elle se précipite au milieu d'eux, saisit Alice qu'elle tire brusquement à elle ; de sa main restée libre, elle enlève le bouquet sur lequel était placée l'image et renverse le tout bur le sable de l'allée. — Chère maman, s'écrie Alice d'un ton suppliant, laissez-moi donc prier avec mon frère. Ah ! si vous saviez combien me sont douces les prières que je fais dvec lui, et . . . — Tais-toi, petite méchante, et toi, Gustave, si je te surprends encore à faire partager à ta sœur la prati- que de pareilles folies, tu te souviendras de moi. Gustave qui, en voyant tomber son image, s'était empressé de la ramasser, répondit à sa mère avec douceur : Chère mère, cette image et cette petite chapelle sont pourtant plus belles que cette statue indécente placée au milieu du jardin ; cependant vous ne l'avez pas jeté par terre. — Viens, Alice, dit madame Dumont confuse et tout interdite par cette observation de son fils. Tout en s'éloignant, elle ne pouvait écarter le remords qu'elle avait subitement éprouvé en voyant tomber cette image et les fleurs inoff'ensives qui l'en- touraient. Distraite, elle arrachait tantôt une plante, tantôt une autre et, n'osant détourner la vue de peur 20 GUSTAVE de rencontrer le regard de son fils., elle prit le parti de rentrer à la maison. Chemin faisant, l'image et les fleurs se présentaient à son imagination troublée, comme pour lui reprocher sa conduite à l'égard de ses enfants. Qu'est-ce que cela signifie ? se dit-elle, je n'ai fait que mon devoir en empêchant ma fille de se livrer à des pratiques d'idolâtrie, et. . .pourtant. . .pourquoi ce remords que j'éprouve ? Non... ce n'est pas un remords ... c'est une faiblesse de ma part. Après tout ce n'est qu'une .... oui ... ce n'est qu'une image de papier, c'est une superstition qui veut s'emparer de moi, et il me faut chasser ces sombres idées de mon esprit. Dès qu'elle fut entrée à la maison, elle fit connaî- tre à son époux ce qui venait de se passer. M. Dumont lui fit des éloges et lui dit : — Dieu te bénira, chère épouse, pour les efforts que tu fais afin d'empêcher nos enfants de se livrer à des superstitions et à des actes d'idolâtrie ; je te félicite et je t'approuve de tout mon cœur. Gustave, après avoir ramassé son image et les fleurs, en fait un bouquet dans le dessein de le fiiire présenter à sa mère par Alice. Ces fleurs, pensait il, témoins de l'insulte faite à l'image de Marie, pourront peut-être, dans leur langage, parler à maman mieux que moi-même. En entrant à la maison, il voit, au regard sévère de son père, que celui-ci avait eu connaissance de toute l'affaire. Au souper, il prend sa place et, sui- vant sa coutume, il fait le signe de la croix, et récite à voix basse le " bénédicité. " — Arrête-toi, lui dit M. Dumont d'un ton irri- té, ne fais plus cela en ma présence, je te le défends. — Pourquoi donc, cher père ? — Parce que c'est mal, c'est une pratique supersti- tieuse suivie seulement i)ar les papi-tes. GUSTAVE 21 — Mais, papa, il y a deux mois que je suis avec vous, et vous ne m'avez pas empêché de. . . — Le fait de l'avoir toléré jusqu'à présent, dit M. Dumont en l'interrompant, ne m'oblige pas à le tolé- rer davantage ; je manquerais à mon devoir de père si je te laissais pratiquer un acte d'idolâtrie ; c'est un grand mal. — Un mal, dites-vous ? pourrais-je vous demander, cher père, sur quoi ou sur quelle autorité vous vous appuyez pour prouver votre assertion ? — Je m'appuie sur la Bible, et sur l'usage des pre- miers chrétiens, qui n'ont jamais pratiqué de folies semblables. — Des folies semblables ! répète Gustave, veuillez donc me dire où est la folie dans un acte qui repré- sente la passion de Notre-Seigneur par un signe, un acte qui par les paroles que nous répétons, nous pré- vient de faire toutes nos actions au nom de Dieu le Père, notre créateur, de Dieu le Fils, notre Rédemp- teur, de Dieu le Saint-Esprit qui nous a sanctifiés. Vous me pardonnerez si je me permets de vous dire que je suis vraiment surpris de vous entendre vous appuyer en cela sur la Bible et sur l'usage des premiers chrétiens : c'est une erreur ! . . . — Ce n'est pas une erreur, cet acte n'a jamais été pratiqué par les premiers chrétiens ; il n'en est pas fait mention dans la Bible, et les glorieux pères du protestantisme le condamnèrent comme étant une invention romaine, un signe d'hypocrisie en tout point semblable à ceux que les païens font pendant leurs cérémonies. — Il me semble, intervint madame Dumont, qu'il vaudrait mieux attendre que Gustave ftit assez âgé pour juger par lui-même, avant de lui interdire des actes qu'il considère comme bons. Je suis loin de les approuver, mais laisse-le grandir et étudier, et je n'ai pas le moindre doute qu'il ne dédaigne et regrette ces erreui'ji. 22 GUSTAVE — Tu ne devrais pas intervenir, Louise, lorsque je fais défense à mon fils de se livrer à ces folies, répli- qua M. Dumont surpris, car c'était la première fois que son épouse se permettait de le contrarier. î^ 'as- tu pas fait pareille défense tout à l'heure dans le jar- din ? n'as-tu pas même jeté image et fleurs aux quatre vents ? et loin de te contrarier, je t'ai félicitée de ta conduite. C'en était trop pour madame Dumont ; non seule- ment l'image et les fleurs, sans cesse présentes à son esprit, lui causaient des remords, mais son époux lui-même venait à son tour l'accabler davantage. Elle fut sur le point de quitter la table ; se redressant, cependant, elle répondit avec hauteur : — Tu peux l'avertir ou lui démontrer ses folies, mais ne serait-ce point user de cette *' influence indue sur la jeunesse," que, en chaire, tu as condamnée avec tant de force et de chaleur il n'y a pas longtemps, que de lui défendre la pratique de sa religion 'i — Je ne lui ai pas défendu de faire le signe de la croix ailleurs qu'en ma présence, dit M. Dumont piqué au vif. Qu'il agisse à sa guise lorsqu'il est seul, mais devant moi, je ne le veux pas, cela m'oô'ense. — Je ne pensais pas, dit Gustave, vous off'enser en faisant ce signe que vous avez fait vous-même pendant plus de trente ans, cher père ; un signe qui fut fait même avant Jésus-Christ. — C'est faux, dit M. Dumont, et je défie de me prouver ce que tu viens de dire. — Puisque vous me le permettez je vais vous four- nir les preuves que vous me demandez. Se levant de table, Gustave se rend à la bibliothèque et revient avec quatre volumes qu'il dépose devant lui. Ouvrant alors son catéchisme de controverse, il trouve la page désirée et présente à son père deux des volumes en disant : — Tenez, papa, voici Milner, ministre protestant et écrivain distingué, qui déclare que " le signe de la GUSTAVE 23 c7'oia; était d'un usage universel pendant les cinq pre- miers siècles de V Eglise. Voici encore Mosheim, autre écrivain protestant, et renommé pour son exactitude comme historien, qui dit la même chose. Ensuite dans cet autre volume que voici, je vois que saint Cyprien a dit : N'ayons pas honte de confesser celui qui a été crucifié pour nous, et que le signe de la croix soit fait sur le front avec la main droite. Un peu plus loin, je lis ces paroles du grand Ter- tullien : Signons-nous du signe de la croix sur le front, lorsque nous sortons de la maison ou que nous y entrons, en nous habillant, en nous chaussant, en allant aubain, en 710US mettant à table, en nous couchant et en nous le- vant. — Vous voyez bien, papa, que, dès les premiers siè- cles, l'on faisait le signe de la croix. — Et même plus souvent que les catholiques ne le font aujourd'hui, dit madame Dumont en souriant. — Ces hommes pouvaient se tromper, dit M. Du- mont ; quant à moi, je ne m'en rapporte qu'à la Bible, et elle n'en fait pas mention, — Pardon, mon père, la Bible en fait mention à plusieurs reprises. Voici la première, tenez, prenez votre Bible, mon catéchisme me renvoie au chapitre 17 de l'Exode, versets 9, 10, 12 et 13. M. Dumont ouvre la Bible et se met à lire : Et Moïse dit à Josué : Choisis tes guerriers, sors et combats contre Amalec ; demain, je serai aie sommet de la colli- ne, ayant la verge de Dieu dans ma main. Et le len- demain, Moise, Aaron et Hur montèrent sur le sommet, et Moïse se tenait les deux bras életés pendant que Josué combattait contre Amalec. Et quand Moïse élevait les mains, Israël triomphait ; quand il les abaissait, Amalec l'emportait. Or, sur le soir, les mains de Moise s'ap- pesentissaient, et Aaron et Hur soutenaient ses mains des deux côtés. — Un beau signe de la croix, n'est-ce pas ? dit Gustave. 24 GUSTAVE M. Dumont, tremblant de dépit, ferme rudement sa Bible sans répondre. — Et Jésus-Christ cloué sur la croix, continue Gus- tave, n'a-t-il pas fait le plus beau signe de la croix ? Il l'a fait de toute sa personne, tandis que nous ne le faisons que de la main droite. Nos lecteurs seront étonnés, peut-être, de voir un adolescent de quinze ans défendre ses principes et sa foi avec autant d'habileté et de courage ; cependant, pour lui, la tâche était assez facile. Depuis deux ans, sa grand'mère, qui avait appris avec douleur l'aposta- sie de son fils, s'étaitdonné pour mission spécialed'ins- truire son petit-fils sur les dogmes de l'Eglise catholi- que, et sur les objections lancées contre elle par les protestants. De plus, le catéchisme que lui avait donné le directeur du collège à son départ, était une réfutation complète des arguments et des objections de nos frères séparés. Chaque dogme de foi y était discuté et défendu par des preuves claires et préci- ses ; un tiers de chaque page était remplie de com- mentaires et de références aux ouvrages des plus grands auteurs. Ainsi, la preuve était facile à trouver, et les réponses étaient, pour ainsi dire, toutes prépa- rées ; on n'avait qu'à les lire ou à les apprendre par cœur, et le plus difficile était fait. GUSTAVE l'5 CHAPITRE IV fJNE VISITE. — GUSTAVE AUX PRISES AVEC DES MINISTRES PROTESTANTS. Un soir, M. Dumont avait invité plusieurs ministres à passer la veillée avec lui. Gustave, ne voulant pas s'exposer à entendre quelque discussion religieuse, avait pris un léger repas à la dérobée et s'était retiré dans sa chambre pour étudier ses leçons. Un venait de se lever de table et, rendus au salon, on se mit à causer, puis suivit une discussion sur les doctrines de l'Eglise catholique. Comme il arrive toujours, ces ministres, de sectes différentes, ne s'accordaient pas, l'universitahste soute- nait que le catholique, croyant en Jésus-Christ, avait la foi, et que cela suffisait pour être sauvé. Le presbyté- rien disait tout le contraire et même essayait de prou- ver que Dieu avait choisi ses élus de toute éternité, le nombre en ayant été compté d'avance. Un autre cherchait à démontrer que l'Eglise de Rome était la Babylone de l'Apocalypse, que le Pape était un vil charlatan qui vendait le ciel à prix d'or et d'argent, etc. Enfin, l'un d'eux, voyant qu'une entente serait impossible, voulut changer la conversation et, s'adres- sant à M. Dumont, il lui dit : — Je n'ai pas vu votre fils, monsieur ; est-il absent ? — Mon fils est ici, répondit M. Dumont, je le crois dans sa chambre occupé à étudier. — Soyez donc assez bon de nous le présenter, reprit le ministre, j'aimerais à le voir. J'ai su qu'il se distin- 26 GUSTAVE guait à l'université par ses talents et sa bonne con- duite. Quelques minutes plus tard, Gustave entrait au salon, le sourire sur les lèvres, et s'inclinait avec grâce devant les messieurs auxquels il était présenté. M. Dumont et son épouse eurent un sentiment d'orgueil de le voir aussi gentil et si bien élevé. — Je vous félicite d'avoir un fils aussi intéressant, dit l'un des ministres en s'adressant à M. Dumont, il paraît vraiment intelligent, et je ne m'étonne pas qu'il fasse autant de progrès dans ses études. — Il est aisé de comprendre, dit un autre, pourquoi vous n'épargnez ni soins ni peines pour le bien élever, et lui, de son côté, vous en récompense sans doute en suivant vos conseils. — Mon fils a été élevé par ses grands parents qui demeurent à Montréal, dit M. Dumont, et je n'ai rien à lui reprocher, sinon qu'il est catholique romain. Il y a près d'un an qu'il est avec moi, et il refuse obs- tinément de rétracter ses erreurs. — Fi ! fi donc ! s'écria le ministre, il est pénible de voir un jeune homme si accompli demeurer catholi- que ! Il faut espérer cependant qu'avant peu il re- noncera à ses erreurs. Vous lui faites lire la Bible, n'est-ce pas ? — Certes, oui ! répondit M. Dumont, de plus je m'aperçois qu'il prend non seulement plaisir à la lec- ture de la Bible, mais aussi à celle de plusieurs autres ouvrages qui ne serviront qu'à l'éclairer. — Bien, bien ! reprit le ministre en se frottant les mains, c'est un bon signe : vous verrez que bientôt il rejettera cette Eglise corrompue. N'est-il pas vrai, jeune homme ? ajouta-t-il en s'adressant à Gustave. — V^euillez me dire, monsieur, pourquoi je renon- cerais à l'Eglise catholique ? demanda Gustave avec calme. — Parce que l'EgHse de Rome est l'œuvre de Satan, réi)ondit le ministre d'un ton solennel ; c'est la Baby- GUSTAVE 2i lone de l'Apocalypse, elle nourrit dans son sein la haine, l'hypocrisie et l'impureté ; elle excite les guerres qui sont la cause de la plupart des maux qui abon- dent sur cette terre. — Je n'oserais contredire ce que vous venez d'a- vancer, monsieur, mais me serait-il permis de vous demander quelles sont les raisons qui vous font parler de la sorte ? — Je m'appuie sur la Bible et l'histoire, et les écri- vains en général sont d'accord sur ce point ; tous condamnent et rejettent cette secte impie. — Une secte impie, dit Gustave avec fermeté, n'en- seigne pas à aimer Dieu et à le servir ; l'impie ne con- naît pas Dieu. — Vous voulez dire, je suppose, dit le ministre avec ironie, que l'Eglise romaine enseigne à aimer Dieu et à le servir ? — Certainement, c'est ce que m'ont appris les ins- tructions de nos pasteurs, et celles de mes bons grands parents de Montréal. — Et moi, je répète que c'est une secte impie ; l'Eglise romaine enseigne à aimer et à servir le Pape et les prêtres, et tous les auteurs de l'histoire de l'Eglise le démontrent clairement. Pas un ne diffère sur ce point. — Alors, dit Gustave avec un sourire moqueur, mes compagnons de classe, même les plus jeunes, sont très instruits sur la Bible et sur l'histoire de l'Eglise, car tout ce que vous venez de dire, n'est qu'une répé- tition de ce qu'ils me disent eux-mêmes tous les jours. Cela dépend de l'éducation qu'ils reçoivent, je suppose. — Et ils disent ce qui est vrai, reprit le ministre d'un ton irrité. Non, l'Eglise romaine ne devrait pas exister ; sans elle le monde serait heureux ; elle devrait être anéantie, exterminée. — Monsieur, dit Gustave d'une voix émue, souvent cbez mon grand-père, des amis venaient passer la soirée ; parmi eux, il y avait parfois des protestants, '2S GUSTAVE cependant je n'ai jamais entendu mon grand'père ou les catholiques de la société vilipender la religion de leurs frères séparés ; jamais ils n'ont parlé d'anéan- tissement ou d'extermination comme vous venez de le faire. C'est qup notre religion, que vous taxez de haine et d'hypocrisie, n'enseigne et n'approuve pas ces choses ; étant toute d'amour pour Dieu et de cha- rité envers le prochain, au lieu de calomnier et de détester, elle plaint nos frères séparés et j^rie Dieu pour eux. Excusez-moi, messieurs, si j'ai dit quelque chose qui puisse vous offenser. — Tu n'as offensé personne, dit madame Dû- ment. Ce qui me surprend, ajouta-t-elle avec émotion, c'est d'entendre un tel langage de la bouche d'un hom- me qui se prétend ministre de Jésus-Christ. Ce n'est pas par l'injure et la calomnie que l'on convertira mon fils. M. Dumont, rouge de colère, ordonna à Gustave de monter à sa chambre. Plusieurs des ministres, vivement impressionnés de la justesse de la réplique de Gustave, étaient for- cés de s'avouer à eux-mêmes que cet enfant avait raison. Cependant, lorsque, une heure plus tard, ce même ministre faisait la prière et demandait à Dieu d'éclairer ce jeune homme qui se traînait dans la fange et les égouts de liome, ils s'écrièrent tous : Amen ! Amen ! Vous aurez beau vous exclamer, messieurs, de telles prières, entremêlées de mensonges et de calom- nies, ne montent jamais plus haut que le plafond de l'appartement oii elles se font, et elles se perdent avec l'écho que produit le son de si vaines paroles. Est-ce ainsi qu'il faut pratiquer cette charité chrétienne que la Bible nous commande ? Jésus- Christ, qu'il nous fiiut suivre et imiter, nous a-t-il dit que le catholique n'est pas notre prochain, que nous pouvons l'injurier et le blesser dans ses opinions par des calomnies ou des menaces ?. . .S'il est dans l'er- GUSTAVE 29 reur, ne devons-nous pas le ramener à la vérité en prenant les moyens de douceur et de persuasion que nous enseigne le divin Maître dans cette même Bible que plusieurs regardent comme unique moyen de salut î A vous, qui affirmez de prêcher le pur Evan- gile, de répondre. 30 GUSTAVE CHAPITRE V LE GRAND-PÈRE DE MONTREAL." " LE CULTE DES SAINTS." Quelques jours plus tard, Gustave, rentrant à la maison, fut agréablement surpris d'entendre la voix si aimée de son aïeul causant au salon avec son père et sa mère. En apercevant son grand-père, il se jette dans ses bras et des larmes de bonheur inondent son visage. Il demande des nouvelles de sa chère grand'mère, du collège, de ses amis, et lui fait mille questions, aux- quelles le bon vieillard répond en souriant. Il prend place à table à côté de lui, et se montre plein des plus douces prévenances à son égard. Après le souper, M. iJumont, suivant sa coutume, ouvre la Bible, choisit pour lecture le 5e chapitre du Deutéronome, versets 7, 8 et 9, et se met à lire à haute voix : Tu naurm past de dieux étrangers detant ma face. Tu ne te feras point d'image taillée, ni de ressemblance de tout ce qui est en haut dans le ciel, ou en bas sur la terre, ou de ce qui est dans les eaux sous la terre. Tu ne les adoreras pas et tu ne les sertiras pas, car je suis le Seigneur ton Dieu, etc. S'adressant alors à son père et à Gustave, il leur dit : — Je viens de lire les trois premiers commande- ments de Dieu, que l'Eglise romaine a retranchés et qu'elle n'enseigne pas. — Je nie ton avancé, répond le vieillard, et je suis GUSTAVE 31 surpris de ton peu de mémoire. Dans les trois versets que tu viens de lire, tout homme intelligent ne voit qu'un seul commandement, et ce commandement^ l'Eglise catholique te l'a enseigné à toi comme à ses autres enfants. — Je suppose, reprit M. Dumont avec feu, que vou& voulez justifier le culte d'adoration que votre Eglise vous fait rendre aux images et aux statues des saints qui remplissent vos églises et vos demeures ? — Garde ton sang-froid, dit le vieillard avec calme, et tu comprendras que je ne veux en aucune manière justifier le culte d'adoration que, d'après toi, nous rendons aux saints. Au contraire, je nie complètement que nous adorions les saints ; le catholique n'adore que Dieu seul. Tu as été longtemps catholique, ré- ponds franchement, as-tu adoré des saints ou des images ? — Je n'ai pas adoré des images, moi, mais les catho- liques ignorants ne connaissent pas la différence qu'il y a entre le culte qu'ils rendent à Dieu et celui qu'ils rendent aux images et aux statues devant lesquelles ils se prosternent. — Tu me surprends de plus en plus, dit le vieillard avec dignité, tu parlais avec plus d'intelligence à l'âge de dix ans. Demande donc à l'enfant catholique le plus ignorant s'il adore les images, les statues ou même le crucifix ; sais-tu ce qu'il te répondra ? il rira de toi d'abord. Il te demandera ensuite si tu as ap- pris ton catéchisme et si tu crois en Dieu. Voyons, sois franc, réponds donc clairement à ma dernière question, t'avons-nous enseigné à adorer les images ou les saints ? — Non, j'en conviens, cependant Dieu, par ce deuxième commandement, défend même de faire des images taillées ou aucune ressemblance de qui ou quoi que ce soit ; et l'Eglise romaine l'a effacé complè- tement, de peur de se compromettre ou d'être con- fondue par ses propres adhérents. 32 GUSTAVE — Tu prétends donc que, par ce commandement, Dieu défend de faire aucune image ou ressemblance de quoi que ce soit ? — Il nous faut l'admettre. — Alors, pourquoi, toi qui me jettes la première pierre, transgresses-tu ce commandement ? — Comment cela ? dit M. Dumont en pâlissant. — Tu demandes comment ?.. .Mais regarde donc les gravures qui ornent ta demeure, les statues placées dans ton jardin ; toutes ces choses sont des images ou des ressemblances, et te voilà en contravention avec ce que tu viens de lire. Eh bien ! qu'as-tu à répondre ? — Je. . .je. . .répondit M. Dumont en hésitant, je ne veux pas dire que Dieu a défendu la peinture ou la sculpture, mais il a voulu nous faire comprendre que nous ne devions pas rendre aux images un culte qui n'est dû qu'à lui seul. C'est un acte d'adoration que de s'agenouiller devant une image ; il n'y a que les païens et les idolâtres qui agissent ainsi, et, je le répète, l'Eglise ronaine a supprimé ce commande- ment, afin de défendre et de confirmer le culte des images et des saints. — Tu ne comprends donc pas la "Bible que tu. lis ? N'est-il pas aisé, pour tout homme intelligent, de com- prendre que Dieu en ajoutant : 'Et tu ne les adoreras pas et tu ne les serviras pas, a voulu défendre la confection d'images et de statues pour les adorer. Or, le catholique n'adore que Dieu seul. Est-ce ton préjugé ou ton aveuglement qui t'empêche de voir la différence qui existe entre Vadoration que le ca- tholique rend à Dieu et la vénération, remarque bien ce mot, qu'il rend au crucifix, aux images et aux statues des saints ? L'Anglais adore-t-il la reine, lors- qu'il s'agenouille devant elle pour lui présenter ses hommages ? L'enfant adore-t-il son père lorsque, agenouillé devant lui, il lui demande sa bénédiction ? Et toi, as-tu adoré le ministre, lorsque tu t'es a^^e- GUSTAVE 3:? nouille devant lui pendant qu'il t'imposait les maina pour te constituer ministre toi-même ? — Attendez, dit M. Dûment; si je me suis agenouillé- devant le ministre qui m'a consacré, c'est ])ar respect pour le pouvoir dont Dieu Fa investi pour me conférer ce ministère. — Ne blâme donc pas le catholique qui agit préci- sément comme tu l'as fait, reprit le vieillard. Sache-le bien, si les catholiques s'agenouillent devant une image, c'est afin de donner une posture respectueuse au corps, et de le joindre ainsi à l'esprit dans la \\.ué- ration qu'il porte à celui que cette image représente. J'affirme de plus qu'il n'y en a pas un parmi nous assez stupide pour croire qu'il y a de la divinité dans les images ou les statues. Il sait discerner le veau d'or adoré par les Israélites du serpent d'airain vénéré par ce même peuple, sur l'ordre de Dieu. C'est ce que tu semblés ne pas vouloir comprendre. — Admettons, dit M. Dumont pâle et défait, mais conservant encore de l'espérance, que le catholique n'adore pas les images, vous ne pouvez nier qu'il prie les saints, et cela en opposition à ce que dit Jésus- Christ dans l'apôtre saint Jean : Je suis la porte et la vie, le seul médiateur entre Dieu et les hommes ; si quel- qu un veut parvenir à mon Père qui est dans le ciel, il faut qvL il passe par moi, et tout ce que vous demande- rez à mon Père en mon nom vous sera accordé. Eh bien t comment pouvez-vous accorder ces paroles avetr l'enseignement de l'Eglise romaine, qui veut qu'on s'a- dresse aux saints î Jésus-Christ dit : Je ftiis le seul médiateur, et elle dit : " En voici des milliers. " — Des milliers de quoi ? — Des miniers de médiateurs. — Et qui t'a enseigné cela ? Ce n'est pas l'Eglise catholique assurément. — Son propre enseignement le démontre assez clai- rement, dit M. Dumont d'un air triomphant. — Si tu interpiètes la Bible aussi bien que cet 34 GUSTAVE enseignement, dit le vieillard en souriant, je plains ceux à qui tu sers de pasteur. — Comment cela, s'il vous plaît ? — Parce que celui qui ne peut voir de différence entre un médiateur et des intercesseurs, est encore moins capable de prêcher la parole de Dieu en l'in- terprétant fidèlement. — Supposons, dit M. Dumont dans un état d'irri- tation mal contenue, que vous les preniez pour des intercesseurs, ce n'en est pas moins un mal. Lorsque Jésus-Clirist a dit : Je suu le seul médiaieiu', il a voulu nous faire comprendre que nous ne devions adres- ser nos prières qu'à lui, et non pas à d'autres. L'eût- il voulu, les Evangélistes en auraient parlé ; mais vous aurez beau chercher, vous n'y trouverez rien de ces intercessions ou de cette communion des saints que l'Eglise romaine enseigne. Ce n'est rien autre chose qu'une innovation introduite par les prêtres, pour mieux vendre leurs médailles et leurs chapelets. — Je vois que tu as su profiter des leçons de tes bons maîtres dans le protestantisme, dit le vieillard avec dignité : comme eux, tu n'as que des moqueries et des insultes à lancer à la face du prêtre catholique. Je t'assure cependant que de telles insultes ne lui font pas grand mal. Voici ma réponse. Tu dis que l'Evangile ne fait pas mention d'incercession ou de cette "communion des saints; " je vais tout de suite te j)rouver le contraire. Voyons, Gustave, ouvre ton catéchisme. Gustave s'empressa d'obéir, et lut : Priez les uns pour les autres. (Ephésiens, chap. 6, verset 18.) Les quatre animaux et les vingt-quatre vieillards se p)'0ster7ière/tt decant l'Agneau, ayoîit chacun des har- pes et des coupes d'or remplies de parfums, qui sont les j/rières des saints. (Apocalypse, chap. 5, verset 8.) Et la fumée des parfums, jointe aiix prières des . enfants dans la crainte de l)ieu, un jeune homme servant de modèle à ses com- GUSTAVE ♦>!> pagnons, une jeune fille remarquable par l'éclat de ses vertus et conservant toujours la fraîcheur et l'in- nocence de son âge ; comment se fait-il, dis-je, que nous trouvions cette classe de personnes parmi ceux qui fréquentent le plus souvent, les sacrements de Pénitence et d'Eucharistie ? Si votre objection était fondée, le contraire n'arriverait-il pas ? La confession est donc bonne, puisqu'elle produit de si bons résul- tats. — Bravo ! Bravo ! s'écria un des passagers, vous avez dit la vérité jeune homme, et je vous félicite. Gustave se tourne du côté d'où venait la voix, et aperçoit un monsieur remarquable par son extérieure noble et agréable, et par sa physionomie qui annon- çait une haute intelligence et une grande conviction religieuse. M. Dumont, croyant avoir beau jeu de ce nouvel adversaire, reprit avec ironie : — La confession secrète, telle que pratiquée par l'Eglise romaine, n'est autre chose qu'une invention de prêtres, désireux de connaître le fond des cœurs, et de trouver un moyen plus facile de réussir dans leurs desseins perfides ; par ce moyen ils savent s'ini- tier aux secrets des familles, connaître les différends entre le mari et sa femme, et en profitent habilement pour semer la haine et la discorde. Pendant que M. Dumont parlait ainsi, plusieurs passagers, attirés par la curiosité et trouvant là une occasion de chasser l'ennui qu'ils éprouvaient, s'é- taient groupés autour de lui. — Me serait-il permis de demander qui vous êtes ? dit M. Fairman (c'était le nom du monsieur que nous'kvons vu parler plus haut), et sur quoi vous basez la bonne opinion que vous avez des prêtres catholiques ? — Je suis ministre de l'Evangile, répondit M. Du- mont ; et mon opinion est fondée sur les faits. — Que vous ne pourrez jamais jirouver, reprit vive- 70 GUSTAVE ment M. Fairman ; de plus, je vous dirai que de teis avancés ne devraient pas sortir de la bouche d'un minis- tre de l'Evangile, parce qu'ils sont faux. Je veux bien croire, cependant, que la haine ou le préjugé vous a fait prononcer plus de faussetés que vous n'auriez voulu, et je passerai outre ; mais, monsieur, vous croyez donc les prêtres de l'Eglise catholique tout à fait dépourvus de raison ou d'intelligence ? — Au contraire, répondit M. Dumont, la plupart sont très intelligents, c'est ce qui augmente leur cul- pabilité. — Votre propre théorie vous confond : si la plupart des prêtres ont l'esprit et l'intelligence que vous leur supposez, ne pourraient-ils pas trouver d'autres moyens que de s'enfermer dans une espèce de cachot, qu'on appelle confessionnal, et là, se priver de leur liberté pendant des heures entières de jour et de nuit : y souffrir des postures incommodes et fatiguantes ; y respirer toutes sortes d'haleines qui parfois sont propres à faire bondir le cœur ; et tout cela pour le simple plaisir de connaître les faiblesses de celui-ci ou de celui-là : ne serait-ce pas le comble de la folie ou de Tignorance ? Quoi ! la position qu'ils occupent et l'influence qu'ils exercent ne leur permettraient- elles pas de se glisser dans les meilleurs salons, ou ailleurs, et là, jouir des plaisirs criminels que vous leur imputez, au milieu du luxe et des richesses, comme font les libertins ? Ces moyens, ils les ont à leur disposition, et si la confession n'était pas à leurs yeux une institution divine et sacrée, ils ne s'impose- raient point de pareils sacrifices. Vous savez que la sensualité hait tout ce qui la gêne. — Vous ne nierez pas, j'espère, qu'il y a eu de très grands abus dans la confession secrète ? — J'avoue qu'il y a eu et qu'il peut encore y avoir de mauvais prêtres qui, comme de nouveaux Judas, ont trahi leur divin Maître et avili leur vocation ; mais, grâce à Dieu, ils ne sont pas en grand nombre. GUSTAVE 7 1 et sont promptements découverts, et les chefs de notre Eglise savent bientôt les punir, soit par l'inter- diction, ou la pénitence si le cas n'est pas trop grave. — Admettons pour un moment, dit M. Dumont avec embarras, que quelques hommes seuls fussent coupables en matière de confession, ne serait-ce pas assez pour la condamner et la faire rejeter avec hor- reur, afin d'empêcher la répétition des abus ? — Vaut autant dire que si quelqu'un abuse du re- roède le plus excellent, l'on devra le rejeter entière- ment. Vous admettez pourtant qu'il est nécessaire de se confesser. — Oui, certainement, nous devons nous confesser à Dieu, lorsque nous l'avons offensé, à notre prochain, si nous lui avons fait du tort, et publiquement, c'est- à-dire aux membres de notre église, si nous leur avons porté scandale ; tel que cela se pratiquait au temps des Apôtres et des premiers siècles de l'Eglise, et comme nous, protestants, le faisons encore aujour- d'hui. — Nous aussi, catholiques, confessons nos péchés à Dieu, par l'entremise du prêtre, et nous devons réparer le tort que nous aurions pu causer à notre prochain, avant d'en obtenir le pardon ; mais nous n'aimons pas à ajouter de nouveaux scandales, en dé- clarant devant toute une assemblée de fidèles, des péchés qui ne devraient jamais être connus d'elle, surtout des jeunes gens qui en font partie. — L'Evangile nous ordonne de nous confesser les uns les autres et cela publiquement, dit M, Dumont impérativement ; ainsi vos objections n'ont pas leur raison d'être. — Où trouvez-vous cet ordre dans l'Evangile ? Citez-moi un seul texte. — Sans recourir aux textes, c'était la pratique des chrétiens du temps des Apôtres, et nous devons suivre leur exemple. — Il est vrai que nous voyons les premiers chré- 72 GUSTAVE tiens se confesser publiquement, mais ceci ne prouve pas que, dans certains cas, ces mêmes chrétiens ne se confessaient pas privément aux prêtres d'alors. — S'il en avait été ainsi, l'Evangile en aurait parlé ; mais, non, il ne dit pas un mot qui nous laisse entre- voir que la confession secrète fût en usage, encore moins la confession aux prêtres ; elle est donc con- traire aux desseins de Dieu. — Et moi, j'affirme qu'elle est conforme aux des- seins de Dieu ; j'ajouterai qu'elle est conforme à la raison. Pour le prouver, je me promettrai de vous adresser les questions suivantes : A quoi vous servi- rait de savoir si tel marchand ne conduit pas ses affaires aussi honnêtement qu'il le pourrait ; que tels jeunes gens, considérés extérieurement comme bons et vertueux, ne sont au fond que des scélérats ? Ces aveux vous rendront-ils meilleur ? Seront ils propres à vous édifier ? Non, n'est-ce pas ? Ils seraient plutôt un sujet de scandale pour vous, et vous porteraient à détester ou à mépriser ceux qui s'avoueraient ainsi coupables. Non, je le répète, cette méthode ne sau- rait atteindre le but que Jésus-thrist s'est proposé en instituant le sacrement de Pénitence, car peu de chrétiens se seraient empressés de déclarer leurs péchés au public. Jésus-Christ a voulu que son Eglise agisse comme une bonne mère qui, tout en corrigeant ses enfants, ne divulgue pas au dehors leurs défauts. C'est en agissant de la sorte qu'elle conserve leur bonne réputation et les fait aimer des autres autant qu'elle les aime elle-même. — Toute chose a son bon côté, et la confession se- crète, quoique mauvaise, peut avoir le sien ; mais, je le r.^pète, elle n'est pas celle que les Apôtres ont ensei- gnée et ordonnée, pas plus celle que les premiers chré- tiens ont pratiquée. Elle est donc tout simplement une innovation ou plutôt une invention papiste, un commandement des hommes et non de Dieu. — Alors soyez assez bon de me dire qui, le prenjier, GUSTAVE 73 a fait ce commandement ; et si vous le connaissez, veuillez m'apprendre le moyen extraordinaire qu'il a employé pour décider tant de chrétiens à se soumet- tre à un joug aussi lourd et aussi pénible que celui de déclarer ses péchés à un prêtre, pécheur comme eux. — Oh ! cette méthode a été introduite graduelle- ment durant les âges obscurs, les siècles de barbarie autrement dits. — Mais un pape, un évêque ou un prêtre doit avoir commencé ; veuillez donc, je vous prie, me donner son nom et me dire s'il n'a pas rencontré d'opposition ? — Je ne pourrais vous le nommer, répondit M. Du- mont avec embarras ; l'histoire, interrompue pendant ces siècles de barbarie, ne j^eut nous éclaircir par- faitement sur ce jjoint. Ce dont je suis certain, c'est que la confession secrète n'existait pas avant cette époque. Quant aux moyens pris pour l'introduire, je vous dirai qu'il n'était pas difficile de tout faire croire alors aux masses supertitieuses et ignorantes. — Je vois que vous ne pouvez pas répondre à mes questions ; cependant je crois devoir vous apprendre, puisque vous paraissez l'ignorer, que l'histoire n'a jamais été interrompue, grâce à cette Eglise que vous détestez ; c'est elle qui l'a conservée et continuée pour la transmettre à vous comme à moi. Ensuite, mon- sieur, une discussion, pour être loyale, doit être basée sur des faits et des preuves ; prouvez-moi, ou plutôt je vous défie de me prouver que la confession au prêtre n'existait pas avant ces siècles de barbarie, comme vous les désignez. — Mais pourquoi vous confessez-vous aux prêtres ? repartit un monsieur à figure vénérable et qui parais- sait appartenir à la haute société. — Pour recevoir ou plutôt pour obtenir le pardon de nos péchés, répondit INI. Fairman. — Honte ! sacrilège ! s'écrièrent ensemble plusieurs 74 GUSTAVE passagers qui écoutaient cette discussion ; jamais nous n'aurions cru les catholiques aussi ignorants, — Il n'y a que Dieu qui puisse pardonner le péché, disait un autre. — Je ne vois pas comment les prêtres peuvent s'ar- roger ce droit, dit le monsieur que nous avons vu intervenir, et qui se nommait Lewis. — Ils blasphèment en parlant ainsi, et commettent un sacrilège en faisant croire une telle doctrine, ajoute M. Dumont triomphant. — Que Dieu seul puisse pardonner le péché, c'est là la vérité, dit M. Fairman, et c'est ce que croit et enseigne notre Eglise. — Alors, pourquoi se confesser aux prêtres ? dit M. Dumont. — Parce que Dieu l'a voulu ; de plus, s'il est vrai que Dieu seul a le pouvoir de pardonner le péché, il est également vrai que Dieu dans sa sagesse, sa misé- ricorde et sa justice, peut prescrire ce qu'il juge convenable pour obtenir ce pardon, et peut exercer ce pouvoir suprême par le moyen de ses ministres. Le représentant d'un roi peut être investi par son souverain du droit de pardonner, comme du droit de vie et de mort. — Dieu n'a pas pu donner ce pouvoir suprême à l'homme pécheur comme nous, dit M. Dumont ; et il n'a jamais permis d'exercer un pouvoir qui n'appar- tient qu'à Lui ; je nie tout avancé contraire. — Pourquoi le niez-vous ? N'appelez pas " un avan- cé " ce qui est réel ; Jésus-Christ a opéré un miracle pour prouver que ses ministres, quoiqu'ils soient hommes, ont le pouvoir de remettre les péchés. — Comment cela ? je n'ai rien vu dans l'Evangile qui prouve ce que vous dites. — Vous n'avez donc pas lu le 9e chapitre de l'Evan- gile selon saint Mathieu, du 2e au 9e verset ? reprit M. Fairman ; voici ce qu'il dit : Et voilà que des hommes lui présentent (à Jésus) un GUSTAVE 75 paralytique couché sur un lit. Jésus voyant leur foi dit au paralytique: Mon fils, ayez confiance, vos péchés tous sont remis. Et quelques-uns d'entre les scribes dirent en eux-mêmes : celui-ci blasphème. Jésus ayant vu leur pensée, dit : Pourquoi pensez-vous le mal dans vos cœurs. Quel est le plus facile de dire vos péchés voîis sont remis, ou de dire, levez-vous et marchez ? Or, afin que vous sachiez que le Fils de l'hom- me a le pouvoir de remettre les pécJiés sur la terre, levez-vous, dit-il alors au paralytique, prenez votre lit et allez dans votre maison. Et il se leva aussitôt et alla dans sa maison. A cette vue la multitude fut saisie de crainte et rendit gloire à Dieu, qui avait donné une telle puissance aux hommes. — J'ai cru remarquer, dit Gustave en souriant, que les scribes, en cette circonstance, ressemblaient beau- coup aux protestants de nos jours ; car, comme eux, ils disent : " c'est un blasphème." • — Ne soyez pas si sévère, jeune homme, s'écrièrent plusieurs voix avec indignation. — Ce jeune homme n'est pas trop sévère, reprit M. Fairman ; sa remarque est juste et bien appropriée ; ce sont les paroles mêmes que vous avez prononcées. — Je sais, dit M. Dumont, que Jésus-Christ avait le pouvoir de pardonner le péché, et qu'il a même exercé ce pouvoir durant son séjour ici-bas ; il était Dieu et sa puissance est infinie, mais il n'a pas donné ce pouvoir à qui que ce soit, ni aux anges, ni aux hommes. — Non seulement Jésus-Christ a exercé ce pouvoir ici-bas, mais il l'a donné d'abord à saint Pierre. Au 16e chapitre de saint Mathieu, verset 19e, remar- quez bien ce qu'il dit : Et je te donnerai les chefs du royaume des deux, et tout ce que tu lieras sur la terre, sera lié dans les deux. Il donne ensuite ce pouvoir à tous les Apôtres, au 18e chapitre du même Evangile, verset 18e : En vérité je vous le dis, tout ce que vous aurez lié 76 GUSTAVE sw la terre, sera lié dans le ciel, et tout ce que vous aurez délié sur la terre, sera délié dans le ciel. — Je connais ces textes tout aussi bien que vous, dit M. DumoDt ; mais pour tout homme intelligent, ces paroles " lier et délier " signifient qu'on doit par- donner les injures, et non que les Apôtres ont reçu le pouvoir de remettre ou retenir les péchés. — C'est cela, dirent plusieurs passagers. — Vous voulez plaisanter, messieurs, n'est-ce pas 1 dit M. Fairman. — Xon, non, répondirent-ils, nous sommes sérieux. — Alors je vous demanderai si nous sommes tou- jours obligés de pardonner les injures. — Sans doute, dirent-ils, il faut pardonner a celui ou ceux qui nous offensent ou nous causent du tort. — Et même aimer nos ennemis, ajouta M. Dumont. — Très bien ; cependant Jésus-Christ a-t-il pu se contredire ? Après avoir fait un commandement de toujours pardonner les injures, a-t-il pu, dis-je, nous donner la permission de pardonner ou de ne pas par- donner ? — Vous savez bien que cela n'est pas possible, répondit M. Dumont ; pourquoi faire ces questions ? — Je vous fais ces questions, afin de vous prouver que le sens que vous donnez à ces paroles de N'otre- feeigneur, tout ce que vous lierez ou délierez sur la terre, sera lié ou délié dans le ciel, n'est pas acceptable. — Comment ? — Parce que Notre-Seigneur ne pouvait pas ensei- gner le pardon des injures seulement, lorsqu'il a dit : f " Tout ce que vous lierez ou délierez sera lié ou délié dans le ciel, " sans se contredire. Vous conviendrez avec moi, n'est-ce pas 1 que délier et lier donne deux pouvoirs bien différents et bien distincts, le premier de pai donner les injures, le second de ne pas les par- donner. Ceux que vous, moi ou toute autre personne auraient déliés, Dieu s'engageait à les délier, c'est-à- dire levu' pardonner ; et ceux qu'on aurait liés, ou à GUSTAVE 77 qui nous aurions refusé un généreux pardon, il ne les aurait pas pardonnes. Voyons, est-il raisonnable de croire que Notre-Seigneur nous a ainsi mis tous, remarquez bien, tous sans exception, quelque soit l'âge ou la position, entièrement libres de lier ou de délier ceux qui nous auraient fiiit du mal, et tout cela, sans prendre la peine de nous indiquer les injures que nous devons pardonner et celles qu'il ne faut pas pardonner ? Est-ce logique ? — Tout cela n'a rien à faire avec la confession se- crète aux prêtres, dit M. Dumont. Saint Jacques ne donne-t-il pas le même sens que nous à ces paroles, " tout ce que vous lierez ou délierez," lorsqu'il dit, au 5e chapitre de son épitre, verset 16e : " Confessez- vous les uns aux autres, et priez les uns pour les autres, afin que vous soyez sauvés ?" Vous voye/. bien qu'il ne dit pas un mot de se confesser à un prêtre ou autre ministre de la religion. — Pardon, monsieur ; mais pourquoi ne lisez-vous pas plus loin ? Continuez donc, s'il vous plaît, jusqu'au 15e verset. Ah ! je comprends : vous n'aimeriez pas à voir que ce même Apôtre ordonne d'appeler les prêtres de l'Eglise ; cela ne vous conviendrait pas, durant cette distussion surtout. Comme je viens de le démontrer, Jésus-Christ à donné à saint Pierre d'abord, et à tous les Apôtres ensuite, le pouvoir de lier ou de délier ; cependant, pour mieux vous con- vaincre, je vous citerai le 20e chapitre, verset 21e de l'Evangile selon saint Jean, qui est encore plus expli- cité. Voici ce que dit Jésus- Christ : Comme mon Père m'a envoyé, je vous envoie. Et après qu'il eut dit ces paroles, il sovffla sur eux et leur dit: Recevez le Saint-Esprit. Ceux à qui vous remet- trez les péchés, ils leur seront remis ; et ceux à qui vous les retiendrez, ils leur sei'ont retentis. Eh bien ! messieurs, ces paroles sont- elles assez claires? Jésus-Christ commence par leur dire: " Comme mon Père m'a envoyé, je vous envoie ; " 6 78 GUSTAVE VOUS savez ou devez savoir comment et pourquoi ce divin Sauveur a été envoyé ; n'est-ce pas pour prêcher, convertir et pardonner les péchés ? Les Apôtres sont donc envoyés pour prêcher, convertir et pardonner les péchés, comme leur divin Maître, puisque ce Dieu dit : *' Comme mon Père m'a envoyé, je vous envoie." Ensuite il le confirme dans la suite de ce verset : "Les péchés que vous remettrez seront remis, et ceux que vous retiendrez seront retenus. " Jésus-Christ, je le répète, leur donne donc le même pouvoir qu'il avait lui-même ; il les établit donc juges des consciences. Il me semble que rien n'est plus aisé à comprendre pour celui qui le veut ; rien n'est plus clair pour celui qui soumet sa volonté à celle du divin Maître. Ainsi, on était obligé de confesser ses péchés aux Apôtres afin qu'ils pussent connaître lesquels ils devaient ou ne devaient pas pardonner ; autrement, comment voulez-vous qu'ils les connussent ? Com- ment auraient-ils pu les lier ou les délier, s'ils ne les eussent pas connus ? — Admettons pour un instant, répondit M. Dumont avec embarras, que les Apôtres aient reçu ce pou- voir, cela ne veut pas dire que les prêtres l'ont au- jourd'hui. — Je suis vraiment surpris de cette réflexion. Jésus- Christ ne dit-il pas : Et toilà que je suis avec vous jusqu'à la consommation des siècles 1 (Saint Mathieu, chapitre 28e, verset 20e.) Ces paroles ne prouvent- elles pas que les Apôtres, qui mourraient bientôt, de- vaient transmettre ces mêmes pouvoirs à leurs suc- cesseurs, jusqu'à la consommation des siècles ? Pen- sez-vous donc que l'Eglise, étabhe par Jésus- Christ et continuée par les Apôtres, que les pouvoirs reçus par ces derniers, ainsi que les doctrines qu'ils ont ensei- gnées et pratiquées, que tout cela, dis-je, est mort avec eux î J'ose espérer que non. — L'Eglise n'est pas morte avec eux, je le sais, mais si les Apôtres avaient enseigné cette doctrine, les GUSTAVE 79 premiers chrétiens se seraient certainement confessés aux prêtres d'alors ; c'est ce qu'ils n'ont pas fait, car la Bible et l'histoire n'en parlent pas ; elles démon- trent, au contraire, qu'ils se confessaient publique- ment, et toujours les uns aux autres. — Il me fait peine de vous dire que vous faites preuve d'ignorance en parlant ainsi. Je vais tout de suite vous prouver le contraire : la Bible et l'histoire en font tellement mention, que l'Eglise d'Angleterre qui, au temps de la réforme, a conservé tout ce qui se pratiquait du temps des Apôtres et des cinq pre- miers siècles de l'Eglise, a retenu dans sa liturgie cette doctrine de la confession et de l'absolution des péchés par les prêtres. Je vous citerai un fait seule- ment, raconté par un dignitaire de cette Eglise, qui fut appelé au lit de mort de Leuthal. Voici ses pa- roles : " Quand j'arrivai auprès de lui (Leuthal), il me dit qu'il avait une œuvre importante à remplir, et qu'il désirait que je l'aidasse à l'accomplir ; car il s'agissait de préparer son âme pour le ciel, et que ce qu'il dési- rait le plus, c'était les prières de l'Eglise et l'absolu- tion. Je lui dis que j'étais prêt à prononcer l'absolu- tion, mais qu'auparavant, il devait faire la confession de ses péchés et s'en repentir. Après qu'il se fut con- fessé et que j'eus prononcé l'absolution, il me dit: "J'éprouve bien maintenant la joie du plus grand bienfait que Dieu ait laissé à son Eglise. " Eh bien ! messieurs, ajouta-t-il, cette preuve fournie par une église protestante, n'est-elle pas suffisante pour établir que les chrétiens des premiers siècles se confessaient privément aux prêtres d'alors ? — Mais Leuthal et ce dignitaire ne connaissaient pas ce changement apporté à la liturgie de leur Eglise, répliqua M. Lewis : cette doctrine a été re- tranchée même avant la mort de cet homme. — Quelle est la doctrine qui a été retranchée ? de- manda M. Fairman. 80 GUSTAVE — Celle qui nous occupe en ce moment, la confes' sion aux ministres et l'absolution. — Pardon, monsieur ; quoique les différentes sectes protestantes se soient permis de retrancher, tailler et abolir tout ce qui, dans l'Evangile, n'était pas de leur goût ; et bien qu'elles se permettront encore de re- trancher, de tailler et d'abolir jusqu'à ce que le tout soit effacé, l'Eglise d'Angleterre, tout en ne mettant pas en pratique cette doctrine, n'a pas cru ou plutôt n'a pas osé l'efïacer et la supprimer ; car, voyez-vous, il lui faudrait faire comme les autres, nier, effacer, afin de faire disparaître toute autorité spirituelle. De tels procédés, messieurs, loin d'être en votre faveur, devraient vous faire voir que vous êtes dans Terreur. Dieu ne permet pas qu'on agisse ainsi, que l'on se permette de retrancher ou d'abolir ce qu'il a ordonné. Luther, le père du protestantisme, pensait ainsi, car il n'a pas aboli la confession. Voici comment il s'ex- primait sur ce sacrement dans son catéchisme protes- tant : Xous devons déclarer au confesseur les péchés que nous connaissons. Qîcels sont ces péchés f Examinez votre conscience. Plus tard, il répond à ceux qui lui demandaient d'abolir ce sacrement : tT aimerais mieux me remettre sous le joug tyranni- que du Pape, que cV abolir Vinstitution divine de la con- fession au ministre du Seigneur. Voici ce que dit le grand historien Gibbon, dans son histoire de la décadence de l'empire romain : Uhomme instruit ne peut pas résister au point de r évidence historique, qui établit que la confession a été tin des principaux points de la croyance de F Eglise, dans toute la période des quatre premiers siècles. L'illustre Leibnitz, dans son ouvrage sur la théo- logie, parle en ces termes de la confession : La rénmsion accordée dans le baptême ou la confession est également gratuite, également /ondée sur la foi dans \ tJUSTAVE SI le Christ. Quoique les chrétiens, lorsque la ferveur dans la piété était plus grande, Jîsseni usage autrefois de la confession et de la pénitence publiques, cependant, pour s'accommoder à notre faiblesse, il a plu à Dieu de faire connaître auxjîdèles, par son Eglise, que la confession particulière faite à un prêtre suffisait, y ajoutant le sceau du secret, afin que la confession fût plus à l'abri de tout respect humain. La confession n'en est pas moins pour cela de droit divin. A présent, messieurs, qu'avez-vous a répendre ? Etes-vous satisfaits des témoignages de ces trois gjrands protestants 1 Vous voyez qu'ils affirment que la confession secrète aux prêtres de l'Eglise, a été pra- tiquée dès les premiers siècles. — Ces hommes pouvaient se tromper, monsieur, l'histoire qu'ils étudiaient aurait pu les induire en erreur. — Et vous, messieurs, qui avez pris part à cette discussion, vous ne vous trompez pas, je suppose ^ ces hommes étaient pourtant de grands génies. Alors M. Fairman, se tournant du côté des passa- gers, résuma la discussion en ces termes : Au com- mencement de cette discussion, nous vous avons prouvé que la raison seule pouvait justifier la con- fession secrète aux prêtres de l'Eglise, sans pour cela recourir à l'Evangile, qui démontre que Jésus-Christ veut que l'on confesse ses péchés. Vous n'étiez pas satisfaits de cela, et pour répondre à vos désirs, nous avons ouvert ce même Evangile, et nous avons prouvé que les Apôtres ont reçu le pouvoir de remettre les péchés, non seulement de les remettre, mais aussi de les retenir ; il s'est alors présenté une question : Com- ment peuvent-ils les pardonner ou les retenir sans les connaître ? Vous n'avez pu répondre à cette ques- tion et il m'a fallu y répondre, non pas, remarquez bien, par moi même, mais par les témoignages des Apôtres, de l'Eglise d'Angleterre, et enfin, de vos plus grands génies protestants. Je parle de ceux qui furent 82 GUSTAVE assez honnêtes pour écrire l'histoire avec exactitude, et qui démontrent que l'on doit se confesser à ceux qui ont reçu ce pouvoir. De plus, je pourrais vous citer beaucoup de Pères de la primitive Eglise, les j^ands théologiens catholiques ; mais il me semble que vous devez être satisfaits, je dirai même con- vaincus que la confession secrète existait et a été mise en pratique depuis les Apôtres, qui l'ont ensei- gnée et pratiquée eux-mêmes. — Oui, et c'est une vieille invention que celle-là, ajouta Gustave en souriant. Un " hourrah " poussé par les matelots, qui ve- naient de dégager le vapeur, tira M. Dumont et les autres passagers de leur embarras, et tous profitèrent de cette excuse pour s'éloigner. Seul, M. Lewis s'était approché de Gustave et lui dit avec bonté : — Je suis vraiment surpris, jeune homme, de voir les catholiques aussi instruits sur la Bible et l'histoire ; j'ai toujours été porté à croire qu'ils étaient ignorants et superstitieux, d'après les rapports qu'on m'en a faits. — Permettez-moi de vous dire, monsieur, dit Gus- tave, qu'on vous a grandement trompé. — Je m'en aperçois, reprit M. Lewis, car tout ce qui vient d'être dit mérite considération ; j'y penserai. —Que Dieu le veuille, dit Gustave en s'éloignant pour rejoindre sa sœur qui l'attendait. GUSTAVE S'a CHAPITilE X LA SAINT-BARTHELEMY. L INQUISITION D ESPAGNE. Le lendemain sur les neuf heures, le vapeur s'é- chouait de nouveau. Les passagers découragés virent qu'ils n'avaient de mieux à faire qu'à se former par groupes, les uns pour faire la partie de cartes ou de dominos, d'autres pour parler de nouvelles ou de politique. Un cercle d'amis, composé de dames et de messieurs, s'amusait au salon. M. Lewis, qui était avec ces derniers, se mit à dire : — Nous voilà arrivés dans un temps bien critique ; un ministre distingué du nom de Damont donnait une conférence publique sur le " Catholicisme ro- main," lorsqu'un des auditeurs catholiques se permit de le démentir hautement devant tout l'auditoire. — Honte 1 honte ! quelle audace ! s'écrièrent plu- sieurs. — Oui, reprend M. Lewis, nous avons besoin de veiller et de combattre cette secte qui s'implante trop rapidement parmi nous ; mais, changement de propos, j'ai appris que ce M. Dumont s'était embarqué sur un des vapeurs de cette ligne pour se rendre à Saint- Louis : j'aurais été heureux d'être sur le même vapeur pour faire sa connaissance. — Et moi, dit vivement M. Dumont, qui n'était qu'à quelques pas, je serai flaité de savoir à qui j'ai l'hon- neur de m'adresser ; je suis ce missionnaire dont vous venez de parler. ^■^ suis vraiment heureux de faire votre connais- sance, dit M. Lewis en lui donnant une chaleureuse 84 GUSTAVE poignée de mains, mon nom est Lewis. Veuillez me permettre de vous présenter à ces dames et messieurs. Après avoir salué, M. Lewis reprend : — Connaissez-vous ce jeune homme qui discutait avec vous hier ? il m'a paru plein de connaissances en fait de religion. — Ce jeune homme est mon fils, répond M. Du- mont. — Ah ! votre fils est donc catholique ? — Oui, monsieur, je regrette d'être obligé de l'a- vouer, mais il n'y a pas de ma faute, il a été élevé par mes parents de Montréal qui sont catholiques ; il n'y a que deux ans qu'il est avec moi. — Je comprends, il est jeune encore ; à présent qu'il est avec vous, il renoncera à ses erreurs avant longtemps. — Je vous assure que je fai^ tout en mon pouvoir pour le convertir. — Je n'en doute pas, Dieu bénira vos efforts ; mais veuillez donc nous le présenter. M. Dumont ayant fait venir Gustave, le présenta aux personnes réunies. — Veuillez donc nous raconter ce qui s'est passé lors de la conférence donnée par votre digne père dernièrement, dit M. Lewis, en s'adressant à Gustave ; nous étions justement à parler de cette affaire avant d'avoir eu le plaisir de faire votre connaissance. — J'aimerais bien vous satisfaire, dit Gustave, mais, comme elle me rappelle un souvenir où j'ai pris une part que vous n'approuvez pas peut être, vous vou- drez bien m'excuser. — A.U contraire, dit M. Lewis, vous avez, en com- pagnie de votre aimable sœur, fait une belle et noble action en protégeaut un vieillard menacé ; j'ajou- terai que je suis loin d'approuver une société dont le but est hostile envers qui que ce soit ; cependant la conduite des catholiques, et surtout de ce vieillard dans cette affaire, est tout à fait contraire à la dignité d'un bon citoyen et d'un bon chrétien. GUSTAVE 85 — Permettez-moi une question, monsieur, dit Gns tave ; que feriez vous si un prêtre se permt^ttait d'in- sulter votre épouse et vos filles dans une salle publi- que ? — J'avoue que je protesterais afin de maintenir leur honneur et le mien. — Et en cela, vous useriez de votre droit, n'est-ce pas? — Oui, oui. s'écrièrent plusieurs. — On serait porté à croire que vous êtes catholique vous-même, par la chaleur que vous mettez à prendre leur défense, dit un des pas>:agers. qui venait d'appro- cher ; cependant, l'intelligence et l'éducation dont vous faites preuve nous disent que vous ne pouvez appar- tenir à cette secte. — Si j'ai de l'intelligence et de l'éducation, mon- sieur, dit Gustave avec fermeté, c'est dans le catho- licisme que je les ai puisées, et je me glorifie d'eue un de ses membres. — Vous ne nierez pas toutefois, reprit le même interlocuteur, que les protestants sont de beaucoup supérieurs aux catholiques, et vous conviendrez que la plupart des catholiques sont ignorants et supersti- tieux. — Et en quoi consiste cette supériorité des protes- tants sur les catholiques ? Est-ce parce qu'il y a beau- coup de pauvres parmi eux ? L'ouvrier protestant l'emporte-t-il sur l'ouvrier catholique ? Dites-moi aussi, quelle est la nation qui a atteint le plus haut degré dans les sciences et les lettres? M 'est-ce pas la Erance catholique ? N'est-ce pas vers ce pays que se dirige celui qui veut parachever son éducation ? N'est-ce pas la Erance qui a toujours tenu et tient encore le haut de l'échelle intellectuelle ? N'est-ce pas à Kome, siège de la catholicité, que l'artiste peintre ou sculpteur va étudier afin d'immortaliser son nom ? Qui a fait les beaux monuments et les modèles inimitables d'architectuie ancienne et moderne ? iSe 86 GUSTAVE sont-ce pas des catholiques ? De plus, je vous dirai que ce n'est pas la première fois que cette remarque m'a été faite, et cette opinion sur les catholiques paraît être générale parmi vous. Ce qui m'étonne le plus chez vous. Américains, chez un peuple aussi remarquable par la régularité de sa vie, son hospitalité, son caractère doux et affable, ses manières distinguées et son amour pour la religion, un peuple, dis-je, qui donne les mêmes avantages au pauvre qu'au plus aisé, et qui est si jaloux de sa *' liberté de jugement " en ce qui regarde le spirituel ; c'est de voir chez ce même peuple cette haine chez les uns et cette antipathie chez les autres, pour tout ce qui est catholique. Pour lui, le catholicisme est une horreur, une infamie qui ne devrait pas exister. — N'a-t-on pas raison de désirer qu'il en soit ainsi ? dit M. Lewis ; n'est-ce pas ce que le papisme mérite ? — Pourquoi donc ? reprit Gustave, que trouvez- vous de si horrible dans le catholicisme ? — Vous m'étonnez, dit M. Lewis ; comprenez-moi bien, je ne veux pas parler du catholique, mais de l'Eglise papiste. N'avez-vous pas lu assez pour connaî- tre toutes les atrocités commises par cette Eglise, la terreur qu'elle a répandue parmi les peuples qu'elle a gouvernés ? Ne voyez-vous point dans les récits que nous ont laissés nos pères, que cette Eglise est la fille de Satan, que le Pape est cet antéchrist an- noncé par saint Paul ? N'est-ce pas elle qui a pro- voqué le massacre de la Saint-Barthélémy, les dra- gonnades des Cévennes et l'inquisition d'Espagne ? Ces faits seuls suffisent pour nous faire rejeter cette Pglise avec horreur et désirer son anéantissement complet. — Pour mieux vous répondre, dit Gustave, j'aurai recours à un exemple, et je vous choisirai pour les principaux acteurs, si vous voulez me le permettre. — Certainement, parlez, dirent plusieurs personnes désireuses de savoir ce qu'il pou^vait répondre à ces graves accusations. GUSTAVE Ht — Messieurs, dit Gustave, je vois ici un tribunal devant lequel je comparais comme un grand coupa- ble ; vous, messieurs qui m'avez interrogé, êtes le juge, et vous tous qui m'entourez, êtes les témoins ; jusqu'à présent tous les témoins ont déposé contre moi, en m'accusant de tous les ci'imes possibles, et en ont jeté sur moi tout l'odieux et la responsabilité Ceux qui pourraient prouver mon innocence, ont reçu la défense de parler et même de se présenter, car témoins et juge ont juré ma perte ; rien n'a été oublié et tout a été mis en œuvre pour parvenir à ce but. J'ai beau protester, en appeler à la loyauté du juge, tout est inutile, je n'obtiens que la risée et la moquerie. Enfin la sentence est prononcée, je subis la peine réservée aux criminels. Eh bien ! mesdames et messieurs, je vous le demande, cette manière d'agir est-elle en conformité avec vos principes ? Approuveriez-vous un pareil })rocédé ? — Non, non, répondirent plusieurs : ce ne serait piis juste. — Cependant, dit Gustave, n'est-ce pas ce que vous venez de faire vous-mêmes ? Ne venez-vous pas de taire le procès de l'Eglise catholique ? N'avez-vous pas tous déposé contre elle en l'accusant de tous les crimes ? Ne l'avez-vous pas condamnée en désirant son anéantissement ? — Arrêtez, jeune homme, dit M. Lewis avec émo- tion ; nous ne sommes pas les accusateurs ou les juges dans ce procès, nous répétons seulement ce que les historiens, qui devaient savoir mirux que vous ou moi, ont écrit eu exposant les faits tels qu'ils se sont passés lorsque cette Eglise dominait sur la plupart des nations. — Ce que ce jeune homme vient de dire est de toute véi'ité, dit jNÏ. Fairman. qui jusque-là avait laissé à Gustave la tâche de se défendre ; je sais très bien que vos pères vous ont nourris, dès votre enfance, de la lecturtî d'écrits faits })ar de certains historiens ou 88 GUSTAVE écrivains hostiles et interressés à la perte du catholi- cisme. Voilà ce qui explique la bonne opinion que vous avez des catholiques et de leur Fglise. — Notre opinion se base sur des fails, dit M. Lewis : il nous a suffi d'étudier les grands auteurs qui ont mis cette Eglise sous son vrai jour ; Joseph Milner, Jewel, Luther, Calvin, etc., s'accordent tous et nous démontrent que cette Eglise est tombée dans les erreurs les plus graves. —Permettez-moi de vous dire, répondit M. Fair- man, que les plus grands historiens, même protes- tants, tels que Gibbon, Leibnitz, Cobbett, Mosheim, Coleridge et autres, qui ont écrit l'histoire avec exac- titude et sans trop de préjugés, nous démontrent clairement que des hommes hostiles à une Eglise qu'ils avaient abandonnée, parce qu'ils n'avaient pu obtenir les places et les honneurs qu'ils convoitaient, ont voulu se venger d'elle, en lui attribuant tous les vices dont ils étaient esclaves eux-mêmes, et en jetant cur elle la responsabilité de tous les actes san- glants et malheureux commis par des rois et des princes cruels, uniquement parce que ces derniers étaient catholiques. Je ne vous demande pas de me croire, mais pour bien juger, il faut entend iC les deux côtés ; vous en connaissez un, il vous faut connaître l'autre ; étudiez ces grands auteurs protestants, et quelques catholiques non moins renommés, et vous pourrez alors juger avec connaissance de cause, et surtout vous pourrez rendre justice. — Mais à quoi nous servirait de lire ou d'étudier ces auteurs? dit M. Lewis, le massacre de la Saint- Bar- thélémy, les dragonnades des Cévennes et l'inquisi- tion d'Espagne sont autant de faits véridiques qui n'ont jamais été réfutés. Ne prouvent-ils pas que cette Eglise n'est pas de Dieu, qui n'approuve pas de telles atrocités ? De plus, vous ne pourrez jamais justilîer sa conduite. —N'aggravez donc pas votre position, en renouve- GUSTAVE 89 lant des accusations fausses portées contre l'Eglise catholique. N'est-il pas reconnu aujourd'hui par tous les gens instruits, que le massacre de la Saint-Bar^hé- lemy fut un fait politique 1 l'histoire ne le démontre-t- elle pas comme tel ? Voici ce qu'elle raconte : Les protestants se rebellaient contre l autorité royale ; Charles IX et sa mère (V orgueilleuse Catherine de Médécis) étaient menacés dans leur vie et leur liberté par la conspiration d'Amboise; ils se voyaient obligés de fuir decant la conjuration de Meaux. Poussée a bout, la reine toulut se débarrasser des rebelles-, elle profita de V exaltation religieuse qui régnait alors en France, pour ordonner ce massacre. La religion fut donc un prétexte, mais non pas la cause de ce fait regrettable, que pas un catholique n'approuve. — Attendez, dit M. Lewis en l'interrompant, si votre Eglise n'avait pas approuvé ce massacre, le Pape n'aurait pas chanté lui-même, et fait chanter ailleurs, un " Te Deum " en actions de grâces. — N'est-il pas également reconnu, dit M, Fairma.n, que si le Pape a fait chanter un " Te Deum, " c'est parce qu'il a été trompé ? Ne lui avait-on pas dit seulement que le roi et sa mère venaient d'échapper à un grand danger 1 N'est-il pas aussi reconnu que les dragonnades des Cévennes furent un fait politi- que de Louis XIV ? Tout homme instruit ne sait-il pas que l'Eglise catholique était loin d'approuver les violences et les cruautés commises par les dragons de ce roi, qui outrepassèrent de beaucoup les ordres de leur maître ? Certes, les huguenots n'en ont pas cédé à leurs adversaires. Combien de couvents, d'églises et de villages n'ont-ils pas dévastés, pillés et brûlés, lorsqu ils le pouvaient ? Combien de prê- tres et de religieuses n'ont-ils pas massacrés ? Si vous avez lu l'histoire, vous devez savoir que les dragons du roi ont usé souvent- de représailles; vous devez surtout savoir que le clergé catholique de France et 90 GUSTAVE d'ailleurs, s'opposait à ces violences et à ces cruautés, quoique les huguenots entretinssent des relation? continuelles avec l'Angleterre, l'ennemie déclarée de la France. — Il fallait bien que les protestants de ce temps se révoltassent, dit M. Lewis, car les catholiques ne leur laissaient aucun repos ; on en voulait à leur vie et à leurs biens. — Vous ne prouverez jamais que l'Eglise catholi- que, par la voix du Pape ou de ses pasteurs, ait or- donné de persécuter qui que ce soit, uniquement parce qu'il était protestant. — Mais, l'inquisition d'Espagne n'était-elle pas dirigée par des prêtres et des moines de l'Eglise ro- maine ? et vous ne nierez pas, j'espère, les atrocités qui se sont commises pendant qu'elle était en vi- gueur. — Cette inquisition d'Espagne n'était pas une ins- titution catholique, et pour le prouver, je vous citerai encore des historiens protestants. Voici ce que di- sent le protestant Rancke et le très protestant Guizot : Vinq'iisition espagnole a été, avant tout, une insti- tution politique. Les rois d'Espagne, voyant dans l'hérésie le plus dangereux ennemi de la paix du ropaume, la déclarèrent, à ce titre, crime de lèse-majesté ; ne pouvant juger eux-mêmes, ces i^ois établirent un tribunal ecclési- astique, pour s'enquérir de la foi du prévenu ; après l'avoir interrogé, ce tribunal le renvoyait aux autorités civiles, qui en faisaient ce que bon leur semblait. 11 est vrai que l'on peut blâmer les atrocités com- mises par cette institution, mais l'histoire prouve que les pajDes ne les ont jamais approuvées, qu'ils ont toujours essayé de modérer la rigueur et la férocité du caractère espagnol, et que s'ils n'ont pu abolir l'inquisition, c'est qu'elle ne relevait pas de leur pou- voir, étant une institution politique d'un royaume sur lequel ils n'avaient pas de juridiction temporelle. GUSTAVE 01 Donc, l'Eglise n'a pas plus approuvé ce fait, que les deux autres que vous lui imputez. — Attendez ! le martyre de Jean Huss ne fut-il pas ordonné par le concile de Constance, composé d'évêques de l'Eglise romaine ? — Le concile de Constance ne prononça que sur ses opinions hérétiques ; mais sa mort fut l'œuvre de l'autorité civile ; l'histoire le prouve et nous dit même que les catholiques de ce temps ont déploré sa mort. — Ces faits n'en ont pas moins été commis par des catholiques ; et tout nous porte à croire que c'était un dogme de l'Eglise à laquelle ils appartenaient, que de persécuter ceux qui se détachaient d'elle pour em- brasser le protestantisme. — Vous me surprenez, monsieur, car cette propo- sition ne se trouve pas plus dans les doctrines de l'Eglise catholique que les nombreuses calomnies in- ventées contre elle ; l'autorité ecclésiastique s'est toujours prononcée sur la doctrine et non sur l'indi- vidu, et loin de réclamer le droit de persécution, elle l'a toujours repoussé. Voyez les ouvrages des théolo- giens catholiques, étudiez leurs doctrines, et vous verrez que je dis la vérité. — Mais pourquoi ces persécutions, ces atrocités commises par les membres de cette Eglise ? N'était-il pas du devoir du pape ou des évêques de les empê- cher, de les faire cesser, puisqu'elles étaient contraires à la doctrine de l'Eglise qu'ils représentaient ? — Combien de fois faut-il que je le répète ? les papes et les évêques étaient impuissants, leurs protesta- tions multipliées inutiles ; les rois et les gouvernants avaient déclaré l'hérésie crime de lèse-majesté, et pourquoi ? C'est parce que les protestants, dès qu'ils se voyaient un peu nombreux, se révoltaient contre l'autorité royale, et faisaient tout en leur pouvoir pour renverser un souverain catholique, afin de le remplacer par un des leurs. — V^ous ne pouvez pas prouver ce que vous dites, 92 GUSTAVE dit M. Lewis, le protestantisme est plus humain et plus éclairé que cela, il n'a jamais persécuté ou com- mis des atrocités comme les catholiques. — Vous n'êtes pas sérieux, monsieur. — Oui, je le suis. — Il me fait peine de voir que vous faites preuve d'autant d'ignorance ; de plus je vous dirai, que quand je me permets de discuter sur des questions aussi graves, je n'avance que ce que je peux prouver. Puisque vous voulez des preuves, je vais vous en donner plus que vous n'en désirez, et ce sera à vous de réfuter ce que je vais dire; écoutez bien. C'est un fait notoire que les huguenots se révoltaient sans cesse contre leur roi légitime, et qu'ils entretenaient des relations continuelles avec les ennnemis de la France catholique ; que Cramner, Kidley, Latimer et autres protestants marquants ont tenu une conduite coupable envers la reine Marie Stuart, uniquement parce qu'elle était catholique ; que Knox, père des réformistes écossais, enseignait publiquement au parti protestant en Ecosse, que ni promesse, ni ser- ment ne pentent obliger à obéir à im tyran, ou à le sou- tenir contre V Eglise de Dieu, et son collègue Goodman ajoutait : Si les chefs s'éloignent de Dieu, qu'ils ailleni à réchafaud. Le célèbre Buchanan soutenait la même doctrine lorsqu'il disait : Les peuples peuvent déposer leurs princes, s'ils persécutant la vérité. C'est encore un fait notoire qu'en vertu des lois pénales qu'on fit exécutei' avec tant de rigueur en Angleterre, en Ecosse et en Irlande, on vit se dresser dans ces pays ' des bûchers et des échafauds. Voici ce que dit à ce «ujet le célèbre historien protestant Cobbett : Des actes officiels du 'parlement constatent que par suite des bûchers et des échafauds dressés pour les ca- tholiques, la popxdation d' Angleterre fut décimée en moins de six ans. Un autre fait notoire, c'est que vous-mêmes, Amé- ricains, ne voulez point un catholique pour pré- GUSTAVE 93 sident de cette république. Je n'en finirais plus, si je voulais vous citer tous les faits qui prouvent que les soi-disant réformateurs se sont, dès le commencement, révoltés contre toute autorité en dehors de leur croyance ; que ces mêmes réformateurs furent en partie la cause des atrocités que vous avez mentionnées, et que vous ne pouvez attribuer à l'Eglise catholique ou à ses pasteurs. — Grâces à Dieu, ces temps sont passés, dit M. Lewis en se levant pour ne pas continuer une discus- sion qui lui avait été si peu favorable, et j'espère qu'ils ne reviendront plus. — Ce ne sera certainement pas le catholicisme qui les fera revivre, dit M. Fairman en s'éloignant. Cette discussion avait fait une profonde impression sur ceux qui l'avaient entendue. Chacun se disait : il faut avouer que ces catholiques en connaissent autant, sinon plus que nous sur l'histoire. Oui, peuple américain, si hospitalier et si bienveil- lant, si bon d'ailleurs, votre antipathie ou votre indif- férence envers le catholicisme ne tardera pas à dis- paraître, lorsque vous aurez connu la noble mission qu'il remplit ici-bas, et qu'il remplit même au sein de vos belles et libres institutions. 94 GUSTAVE CHAPITEE XI LES SŒURS DE CUARITE. TABLEAU D UNE DE LEURS MAISONS. Enfin ! nous voilà arrivés à Saint-Louis, disaient tour à tour les passagers joyeux, à mesure qu'ils s'emparaient de leur bagage pour débarquer du vapeur. Avant de partir, M. Lewis, qui demeurait dans cette ville, avait laissé son adresse à M. Dumont, en le priant de lui rendre visite au plus tôt avec sa fa- mille. M. Fairman était parti en serrant la main de notre héros et en lui disant : — Soyez toujours ferme dans vos convictions, brave jeune homme, et, tôt ou tard. Dieu vous bénira. Une députation, composée de membres de l'église que M. Dumont devait diriger, était venue à bord du vapeur pour souhaiter la bienvenue à leur nouveau pasteur, et le conduire à la jolie demeure qu'on lui avait préparée. Située près de l'église, dans un des plus beaux quartiers de la ville, cette habitation ne le cédait guère aux résidences des alentours pour la beauté et la richesse de son ameublement. M. et madame Du- mont marquèrent leur approbation par leurs sourires et leurs remerciements. Le tout fut terminé par un discours très approprié que fit M. Dumont à ses nou- veaux fidèles réunis dans l'église pour le recevoir. Saint-Louis est une des villes les plus considérables de l'ouest des Etats-Unis. Son site fut choisi, le 15 février 1764, par Laclcde, qui lui donna ce nom en GUSTAVE Oc l'honneur de Louis XV, roi de France. Il fit bâtir ui> fort et y établit un entrepôt pour faire le commerce avec les sauvages, qui venaient de très loin apporter le produit de leurs chasses, consistant en peaux de buffles, de chevreuils, de loups, de castors, etc., qu'ils échangeaient pour quelques provisions, du coton et des couvertures de laine. Le 1 1 août 1768, Rioux, avec une petite troupe espagnole, en prit po cession au nom de Sa Majesté la reine d'Espagne, et le garda juqu'au moment oii l'Etat du Missouri fut transféré aux Etats-Unis par l'acte du 28 mai 1^04. Comme ville, elle ne date que de l'année 1822 ; sa. population, alors, était de moins de cinq mille âmes. Ses progrès furent si rapides, que trente ans après (1852), elle comptait plus de cent mille habitants. Ses rues sont larges et régulières ; la rue Front, qui longe la ievée, a cent pieds de largeur. On y comptait, à cette époque, plus de soixante- dix éghses, dont plusieurs appartenaient aux catho- liques. Parmi les plus importantes, on distingue la cathédrale et celle attenant à l'hôpital des religieuses de Saint-Joseph ; on y voit aussi un grand nombre de maisons d'éducation et de couvents, deux hôpi- taux tenus par les sœurs de la charité et l'université de Saint-Louis, fondée en 1832, sous le patronage de- l'évêque catholique. Sa levée a plus de trois milles de longueur, et elle est toujours bordée par un grand nombre de bateaux à vapeur, venant des rivières Missouri, Illinois, Ohio, Wabash, Mississipi en amont et Mis- sissipi en aval, c'est-à-dire depuis la Nouvelle-Orléans jusqu'à Saint-Paul, Minnesota, villes distantes de près de deux mille milles. De nombreux chemins de fer viennent y aboutir de tous les côtés, et jusqu'à l'année 1852, Saint-Louis était le point de départ des aventuriers, qui commen- çaient de là leurs rudes voyages à travers les forêt.s 96 GUSTAVE et les prairies sauvages pour se rendre au delà des montagnes Rocheuses. Quelques jours après leur arrivée, M. Dumont et Gustave firent une visite à M. Lewis, qui les reçut fort cordialement. Après avoir parlé des nouvelles du jour et du long voyage qu'ils venaient de faire, M. iewis prit la parole : — Depuis que nous nous sommes quittés sur le Tapeur, dit-il, j'ai souvent pensé à votre fils, qui fait preuve de beaucoup d'intelligence et de grands talents, et j'en suis venu à la conclusion qu'il serait bon de s'oc- cuper de lui. Voici ce que je propose de faire si vous y consentez : j'offre de me charger de son éducation en le plaçant dans un de nos meilleurs collèges ; je l'enverrai même aux universités d'Europe, afin qu'il puisse parvenir aux plus hauts dégrés vie la science. A tout cela, je ne mettrai qu'une condition, c'est qu'il cesse de pratiquer les exercices de sa religion qui ne sont pas conformes à l'Evangile, et que plus tard il ne manquera pas de couBidérer comme des folies. Voyons, qu'en dites-vous, jeune homme ? — Monsieur, dit Gustave d'un ton respectueux, votre offi'e généreuse est certainement une preuve d'amitié que je n'ai nullement méritée, et je vous en suis très reconnaissant ; il me fait peine cependant de ne pouvoir l'accepter, car il me faudrait, ou manquer à l'honneur en ne remplissant pas la condition que vous y mettez, ou me rendre coupable d'apostasie, en abandonnant une Eglise qui est pour moi, après Dieu, ce qu'il y a de plus sacré. Comme je ne voudrais pas me rendre coupable ni de l'une ni de l'autre de ces fautes, il m'est impossible d'accéder à vos désirs ; j'espère toutefois que vous ne verrez dans ce refus autre chose que la conséquence de mes principes, l'honneur et le devoir. Veuillez accepter mes sincères remerciements, et soyez persuadé que jamais je n'ou- blierai votre bonté pour moi. — Tu me feras toujours honte, dit M. Dumont avec GUSTAVE *ST colère. Ne vois-tu pas que tu as oflPensé ce monsieur, si bon, si généreux et qui prend tant d'intérêt pour ton avenir ? — Si je vous ai offensé, monsieur, dit Gustave, je vous prie de me pardonner, car c'était loin de mon intention. — Tu ne m'as pas offensé, dit M. Lewis, qui aimait la candeur de notre héros ; cependant réfléchis bien,, je serai toujours prêt à remplir ma promesse. Gustave, de retour à la maison, ne tarda pas à se rendre auprès de sa mère, pour lui faire connaître ce qui s'était passé. Quelques jours après, pendant le souper, madame Dumont, s'adressant à son époux, lui dit : — Tu ne peux deviner qui est venu ici aujourd'hui. -^-M. Lewis, je suppose ? répondit M. Dumont. — Ah ! tu en es loin. — Quelques membres de notre église ? continua M. Dumont. — Je vois que tu ne peux deviner ; c'est une sœur de charité, française, je crois, qui est venue me de- mander de souscrire à leur œuvre. — J'espère que tu l'as mise à la porte, comme elle le méritait ? — Non, dit vivement madame Dumont, je connais trop le savoir-vivre pour cela; j'ai été au contraire frappée en la voyant : ses manières distinguées, sa figure noble sur laquelle étaient empreintes la can- deur et la chasteté, son appel chaleureux pour les pauvres, m'ont tellement impressionnée, que j'ai pris dix piastres et les lui ai données avec plaisir. — Comment ! s'écria M. Dumont avec colère, tu me dis que tu as souscrit dix piastres pour soutenir ces couvents dans l'enceinte desquels il se commet tant de crimes ? là où . . . 11 allait continuer sur ce ton, lorsque la servante vint annoncer que M. Lewis était au salon. M. et madame Dumont s'empressèrent d'aller au-devant de lui. 98 GUSTAVE T'aime à croire, dit M. Lewis, après les saluta- tions d'usage, que vous vous plaisez dans votre nou- velle demeure, et que vous aimez notre ville. — Nous trouvons notre demeure magnifique, ré- pondaient ensemble M. et madame Dumont, et cette ville est très belle. — J'en suis bien aise, et j'espère que vous jouirez toujours du bien-être que méritent vos talents. Mais je ne me suis pas informé de vos enfants : comment ^ont-ils ? — En bonne santé, merci, dit M. Dumont, je vous demande pardon de ne pas les avoir fait venir ; mais faites-nous donc l'honneur de prendre le thé avec nous. — Très volontiers, car j'ai une faim de bûcheron; j'ai été très occupé toute la journée et je n'ai pas eu le temps de m'occuper de mon estomac, qui commence à se révolter ; je remercie la bonne étoile qui m'a con- /luit ici pour apaiser sa colère. On se rendit à la salle à dîner, mais Gustave n'y était pas. Alice, occupée à regarder par la fenêtre, paraissait triste ; en entendant ouvrir, elle se retourna et rougit en apercevant M. Lewis. — Qu'avez-vous donc, gentille enfant ? lui dit ce dernier. — Rien, rien, répondit Alice en baissant la vue. — Ce sont des caprices d'enfant, dit M. Dumont en jetant un regard sévère sur sa fille ; j'ai voulu tout à l'heure dire ce que je pensais sur certaines pratiques \e parle pas ainsi contre Xotre-Seigneur, et ne pervertis pas le sens de ses paroles, dit M. Dumont. Jésus-Christ a voulu, dans ce sacrement, nous laisser un souvenir de sa passion, et non pas son corps et son sang, qui, une fois sacrifiés, ne pouvaient plus l'être. — C'est cela, dit M. Johnson ; nous communions en mémoire de celui qui a été sacrifié pour nous, et qui a fait le sacrifice de son corps et de son sang sur la croix, une fois pour toutes. Je ne puis concevoir comment vous, catholiques, ne compreniez pas cela, et que vous puissez voir dans le pain et le vin le corps et le sang d'un Dieu. — Nous y voyons le corps et le sang d'un Dieu, à cause des paroles mêmes de notre divin Sauveur ; mais pour mieux m'expliquer, veuillez ouvrir l'Evan- gile avec moi et suivre Xotre-Seigneur au Cénacle où il doit manger la Pâqueavec ses Apôtres. Que fait-il? Il fait asseoir ses Apôtres, leur lave les pieds et les leur baise. Pourquoi, pensez-vous, en agit-il ainsi ? Pourquoi, lui, un Dieu, s'abaisser de la sorte ? Pour- quoi tant de cérémonies pour un simple repas ? Il se retourne vers nous, qui le voyons faire, il est Dieu et connaît le fond de nos cœurs ; de son regard il nous fait comprendre qu'il va s'opérer une grande mer- veille, que les Apôtres, qui doivent y participer et en être les témoins, doivent être exempts de toute souil- lure. Les pieds étant l'emblème de nos pas et de nos démarches, et comme les récipients des souillures de notre corps, il les choisit pour les laver, afin de nous montrer par là que notre âme, qui aussi reçoit la souillure de nos péchés, doit être lavée et nettoyée 126 GUSTAVE avant de participer à ce souper. Le baiser qu'il leur applique après les avoir lavés, nous fait voir qu'il s'est réconcilié avec eux, et nous fait comprendre qu'après que notre âme a été lavée par le sacrement de Pénitence, il lui accorde le pardon et la réconcilie avec lui. Il les fait asseoir ensuite à la même table et partage avec eux le pain de l'amitié ; c'est encore parce que Jésus-Christ veut nous montrer qu'une fois notre âme réconciliée avec lui, il partage avec elle sa demeure, ses joies et ses délices ; enfin. . . — Arrêtez, jeune homme, dit M. Johnson en l'in- terrompant ; vous laissez monter votre imagination trop haut. Jésus-Christ, en mangeant la Pâque avec ses Apôtres, ne faisait qu'imiter la coutume des Juifs ; vous savez que ces derniers mangeaient la Pâque tous les ans. — En mémoire de quoi ? demande Gustave. — En mémoire de la délivrance du joug de Pharaon, et du passage à la terre promise. — Que devait faire le peuple juif pour célébrer cet événement ? ■ — Il devait immoler un agneau, faire des pains sans levain et les manger le jour indiqué par leur législateur Moïse. — Et qui a commandé cela ? — Dieu lui-même, par la voix de Moïse, répond M. Johnson, inquiet de savoir où ce jeune homme voulait en venir, — Eh bien ! n'est-il pas aisé de voir, pour celui qui veut réfléchir et comprendre, que cette délivrance du peuple de Dieu, que l'agneau ou la victime qu'il devait manger, et son passage dans la terre promise, com- posent une des nombreuses figures que l'on trouve dans l'Ancien Testament de ce qui devait arriver plus tard, lorsque le Messie, cet agneau sans tache, prédit de toute éternité, est descendu sur la terre pour dé- livrer tous les hommes de la damnation qu'Adam avait méritée par le péché, et qui nous excluait tous GUSTAVE 127 de la présence de Dieu pour toujours ? N'est-il pas aisé, dis-je, de voir dans cette délivrance et le passage à la terre promise, le passage de l'état du péché, et par conséquent, de la damnation à l'état. de la grâce et du salut ? De plus, si Dieu a exigé que son peuple mangeât une victime, un agneau, remarquez-le bien, | pour perpétuer la mémoire d'une délivrance et d'un passage purement matériels, pourquoi vous est-il si difficile de croire que ce même Dieu ait voulu que les chrétiens mangeassent une victime correspondant à la dignité de celui qui, en mourant pour nous, a obtenu la délivrance de tous les hommes et leur pas- sage du péché à l'état de la grâce 1 Or, où trouver une victime digne de perpétuer sa mémoire ? Il n'y en avait pas, si ce n'est celle-là même qui s'est sa- crifiée pour nous. Le digne prêtre s'était tenu un peu en arrière depuis le commencement de cette discussion ; il s'ap- procha pour venir en aide à notre héros et lui dit en souriant : — Très bien, jeune homme, Jésus-Christ a voulu perpétuer son sacrifice et son amour pour nous, en nous donnant l'Eucharistie, son corps à manger et son sang à boire. C'est pour cela que nous, prêtres, célébrons tous les jours cette mémoire en disant la messe, car le pain et le vin que nous tenons se trou- vent, par les paroles de la consécration, changés au corps et au sang de notre divin Sauveur, et nous le donnons ensuite aux fidèles qui sont dignement pré-' parés pour le recevoir. — Oh ! la messe, dit M. Dumont avec ironie, encore une invention de Rome, un soi-disant sacrifice qui n'a pas sa raison d'être ; étant sans effusion de sang, il n'est d'aucune utilité. Vous devez savoir qu'il n'y a que le sang d'un Dieu qui puisse laver le péché. — Je le sais, répond le prêtre, mais il y a une dif- férence entre un sacrifice sans effusion de sang et un sacrifice non sanglant ; or, je dis que dans le sacrifice Î28 GUSTAVE fie la messe, le sang de Jésus-Christ est versé réelle- ment quoique d'une manière non sanglante, c'est-à- dire non de la manière sanglante qu'il a été versé sur la croix. « — Je ne puis comprendre la différence entre les mots " sans effusion de sang "et " non sanglant." — Peut-être bien, je vais m'expliquer. Vous savez que saint Paul dit au chap. Xle de sa Ire Epitre aux Corinthiens, verset 26 : Car toutes les fois que 'COUS mangerez de ce jmin et que vous boirez de cette coupe, tous annoncerez la mort du Seigneur jusquà ce qu'il Tienne. Eh bien ! nous faisons ainsi dans le saint sacrifice de la messe par la consécration séparée du corps et du sang de Jésus Christ sous deux espèces différentes, car en vertu des paroles de cette consé- cration, le pain est changé en son corps et le vin en son sang. Mais comme notre Sauveur ne doit plus mourir, son corps et son sang ne sont pas séparés réellement, et Jésus-Uhrist est entier sous chaque espèce ; cependant par cette sé[)aration mystique du corps et du sang, la mort de Not)-e-Seigneur, qui con- sistait en la séparation réelle des deux, c'est-à dire, du corps et du sang, nous est représentée d'une ma- nière frappante et presque visible. — Comment pouvez- vous affiraier une tellf^ erreur ? dit M. Johnson. Saint Paul ne dit-il pas, dans le texte ïcême que vous venez de citer, que vous mangerez de ce jmin et que vous boirez de cette coupe 1 II ne ))arle pas du corps ou du sang]de Jésus-Christ comme vous le faites. Vous vous êtes placé dans une position critique en citant un texte qui ne peut que vous con- fondre. — N'allez pas si vite, dit le prêtre en souriant, lisons le verset suivant du même chapitre, le voici : Or, quiconque mangera ce pain ou boira la coupe du Seigneur indignement, sera coupable du crime contre le corps et le sang du Seigneur. A présent, dites-moi, comment manger du pain et boire du vin indignement, GUSTAVE î 1^^ peut-il rendre coupable d'un crime, d'un sacrilège aussi horrible ? — Cela est bien aisé à voir, répond M. Duraont ; le sacrilège existe dans la proftmation d'une chose sacrée. — Certainement, mais supposons qu'un homme pro- fane la parole de Dieu, le baptême ou toute autre chose sacrée, se rendra-t-il coupable du corps et du sang de Jésus- Christ ? — Non. ..dit M. Dumont avec embarras : tout cela cependant ne prouve pas la présence réelle de Jésus- Christ dans l'Eucharistie. De plus, je dis que chaque fois que l'iiglise romaine est obligée de défendre cette cause, elle ne peut s'expliquer, et c'est pour cela que plusieurs de ses prêtres et de ses fidèles ne croient pas plus à la présence réelle que nous, protesta.nts, — Vous me surprenez vraiment ; cette assertion est nouvelle pour moi ; cependant, ])uisque vous êtes si capable de vous expliquer vous-même, vous serez assez bon, n'est-ce pas ? de me dire ce que vous croyez. — Je crois en la présence spirituelle de Jé>us-Christ dans l'Euchanstie, répond M. Dumont. Quand il a distribué le pain à ses apôtres, ce pain était séparé, ainsi il ne pouvait parler qu au figuré lorsqu'il a dit : Ceci est mon corps car son corps n'avait pas encore souftert fit en conséquence la séparation réelle dont vous parlez n'avait pas encore eu lieu. — Alors, pourquoi n'adorcz-vous pas la présence spirituelle de Jésus-Christ lorsque vous communiez '( Jésus-' lirist est Dieu et vous savez que Dieu est adorable dans ses attributs comme dans sa personne. M. Dumont n'osait répondre. — Pourquoi ne me répondez-vous pas ? continue le prêtre, craindriez-vous qu'en adorant sa présence spirituelle, vous en veniez à adorer sa présence réelle ? Dieu est inséparable : là où est sa présence spirituelle, là aussi est sa personne. De plus, je dis que nous tous, catholiques, croyons en la présence réelle de Jésus- Christ, c'est-à-dire, à la présence réelle de son corps, 180 GUSTAVE de son sang et de sa divinité dans l'Eucharistie, sous les apparences extérieures du pain et du vin. — Vous êtes dans l'erreur, dit M. Johnson, en pre- nant ou adoptant ces paroles dans leur sens littéral, Vous savez que Jésus-Christ a parlé souvent dans un sens figuré ; par exemple, ne se désigne-t-il pas comme l'agneau sacrifié dès le commencement du monde ? — Je le sais, mais il n'y a pas un dogme de foi qui sait révélé plus clairement et plus distmctement dans le Nouveau Testament que celui de la présence réelle de Jésus-Christ dans l'Eucharistie. — Ah ! pour cela, par exemple, s'écrie M. Dumont avec emphase, trouvez-moi un seul texte pour ap- puyer votre croyance. — Il fondrait pour cela que vous, prêtres de l'Eglise romaine, eussiez le pouvoir de changer le pain au corps d'un Dieu et le vin en son sang, dit M. Johnson, et comme cela n'est pas possible, vous commettez un sacrilège en adorant et en foisant adorer une vile matière pour un Dieu. Je vous plains, réellement. — Et moi, je vous affirme que nous, prêtres catho- liques, avons reçu ce pouvoir de Jésus-Christ lui- même. — Quelle abominable superstition ! s'écrie M. Du- mont. Quelle absurdité que de croire qu'un homme puisse foire un Dieu avec un morceau de pain. — Vous ne prouverez jamais ce que vous dites, continue M. Johnson. — Ne chantez pas victoire si vite, car elle pourrait bien tourner en défoite. Il y a quelques instants, je vous disais qu'en vertu des paroles de la consécration que nous prononçons, le pain et le vin que nous tenons se trouvent changés au corps et au sang de Jésus- Christ. Or, lorsque le prêtre va consacrer, il cesse de parler en homme ; revêtu de la puissance de Jésus- Christ, il. emprunte ses propres paroles, c'est Jésus- Christ qui parle par sa bouche. Pour vous prouver GUSTAVE 181 cette doctrine, je vous ai cité saint Paul ; mais puisque ce gi^and Apôtre n'est pas une assez grande autorité pour vous, nous prendrons le 6e chapitre de l'Evangile selon saint Jean, et si ce chapitre ne vous satisfait pas encore, je vous en citerai d'autres. Je commence par ce chapitre où Notre-Seigneur parle de l'Eucha- ristie pour la première fois ; il nous restera à savoir ce qu'il a dit lorsque ce sacrement a été institué. J'aimerais à avoir une bible ; veuillez m'attendre un instant, je vais aller en chercher une. — J'ai ce chapitre ici, dit Gustave, tenez, le voici. — Lisez-le vous-même, bon jeune homme, dit le prêtre, vous pourrez suspendre la lecture si l'un de nous désire parler sur quelqu'un des versets ; com- mencez au cinquième. Gustave, joyeux, commença à lire l'histoire du miracle de la multiplication des pains avec lesquels Jésus-Christ nourrit 5,000 personnes. — Arrêtez un instant, dit le prêtre ; ce miracle est, sur plusieurs points, une admirable figure de l'Eu- charistie, et met à néant l'objection que vous, protes- tants, maintenez en disant que Jésus-Christ ne pou- vait donner son corps à manger à des millions de chrétiens en même temps. Continuez au verset 16e. Gustave lut le miracle de Jésus marchant d'un pied ferme sur la mer agitée par la tempête ; miracle d'où le prêtre conclut que le corps de Jésus- Christ pouvait être exempt des lois universelles de la nature, lors- qu'il le voulait. — Continuez, jeune homme. Travaillez, non pour la nourriture qui périt, mais pour celle qui demeure dans la vie éternelle et que le fils de l'homme vous donnera. — Ah ! voici, interrompit le prêtre, que Jésus-Christ promet une nourriture qui donnera la vie éternelle, commandant en même temps de travailler pour cette nourriture. Lisez encore. 132 GUSTAVE Non pèi'eK otU mangé la manne du désert, ainsi qu'il est écrit; il leur a donné à manger le pain du ciel. Jésus, donc, leur dit : En vérité, en vérité, je vous le dis. Moïse ne vous a point donné le pain du ciel, mais mon Tère vous donne le pain du ciel Car h pain de Dieu, c'est celui qui est descendu du ciel et qui donne la vie au monde. Ils lui dirent donc : Seigneur, donnez-nous tou- jours de ce pain. Et Jésus leur dit : Je suis le pain de vie ; celui qui vient à moi ri aura pas faim, et celui qui croit en moi, n'aura jamais soif. — Bon ! s'écria M. Dumont avec triomphe, c'est le texte que j'attendais, et si je n'en ai pas encore parlé, c'était pour frapper plus fort. Que dites-vous de ceci, monsieur ? Ne voyez-vous pas que Jésus-Christ parle de ce pain de vie dans un sens figuré et spirituel ? Ne dit-il pas : Celui qui croit en moi n'aura jamais soif? C'est donc par la foi et l'obéissance à sa doctrine que nous nous nourrissons de ce pain, et non par la chair et le sang de Jésus-Christ. — C'est clair, dit M. Johnson joyeux ; ces paroles démontrent que notre Sauveur parle de la foi que nous devons avoir pour participer à ce pain de vie qu'il a promis de donner à ceux qui croient en lui. — Attendez, messieurs, Jésus-Christ lui-même, qui vient de nous promettre un pain nouveau qui donnera la vie éternelle, va nous dire ce que c'est que ce pain. Remarquez bien, il y a déjà cinq ou six fois, dans ce chapitre, que ce divin Sauveur parle de ce pain. Voyons, jeune homme, dites-nous donc quel est ce pain ; lisez le verset 52e. — Le voici, dit Gustave : Si quelque un mange de ce pain, il vivra éternellement, et le pain que je donnerai pour la vie du monde, c'est ma chair. — Ah ! ce pain est la chair de Jésus-Christ, dit le prêtre. Ce n'est donc pas la foi et l'obéissance en lui ; que dites-vous de cela ? M. Dumont, embarrassé, ne savait que répondre; GUSTAVE 133 M. Johnson n'était guère plus à son aise ; après avoir essayé longtemps de tourner cette expression, " c'est ma chair," pour lui donner cette signification, ** le pain que je donnerai, c'est le symbole de ma chair," ce dernier crut devoir répondre : — Jésus-Christ, dit-il, a, depuis le commencement de ce chapitre, parlé dans un sens figuré; il parle encore dans le même sens en employant le mot ''chair," et en désignant la foi par le mot "pain." Il a voulu dire : " Le pain que je donnerai est la foi en ma chair, c'est-à-dire en mon incarnation. " — Ainsi, dit le prêtre, c'est la foi en son incarnation que Jésus-Christ à donnée sur la croix pour sauver le monde, et non sa chair, et, d'après ce que vous dites, c'est cette foi que nous devons manger avec nos bouches, comme les Israélites ont mangé la manne. Mais continuez la lecture, nous allons voir comment les Juifs ont compris les paroles de Kotre- Seigneur. Gustave continua : Les Juifs disputaient donc entre eux et disaient: Comment celui-ci peut il nous donner sa chair à manger ? — Ah ! combien de fois ai-je entendu faire la même question, dit madame Dumont, qui prêtait la plus grande attention à cette discussion. — Oui, ma mère, dit Gustave, vous voyez qu'il y avait de bons protestants parmi les Juifs. M. Johnson, piqué au vif, s'écria : — Nous savons que les Juifs comprirent les paroles de Jésus-Christ dans leur sens littéral ; certes, nous n'avons pas besoin d'imiter une nation aussi sensuelle que sotte et ignorante. — Admettons, dit le prêtre, que ceux à qui Jésus- Christ s'adressait étaient des ignorants ; mais ce bon Sauveur va corriger leur erreur et les avertir qu'ils ont mal compris, sinon par amour pour eux, au moins par amour pour les millions de croyants 134 GUSTAVE qui, dans l'avenir, prendraient ses paroles dans leur sens clair et littéral. Lui qui venait sauver le monde, va-t-il laisser dans le doute ceux-là mêmes qu'il veut éclairer et racheter par sa mort ? Lui qui, à chaque fois qu'il s'est servi de paraboles ou du sens figuré, en a toujours donné l'explication ? Si ce n'est pas réellement sa chair qu'il veut donner à manger, il va certainement les avertir de ne pas commettre d'ido- lâtrie en adorant simplement un symbole ou une figure. Voyons, vous conviendrez avec moi que cela était son devoir ; mais continuons notre lecture, nous allons voir ce qu'il a fait. Gustave reprend sa lecture : Or, Jésus leur dit: En vérité, en vérité, je tous le dis, si vous ne mangez la chair du fils de F homme et si vous 7ie butez son sang, vous ii aurez point la vie en vous. — Remarquez bien, messieurs, dit le prêtre, avec quelle solennité Jésus prononce ces paroles : ./^'n vérité, en vérité, je vous le dis, etc., pour exprimer la vérité de ce qu'il doit dire. Eh bien ! a-t-il modifié ses paroles ? Dit-il que ceux qui l'écoutaient se sont trompés dans l'interprétation ou le sens de ce qu'il vient d'afiirmer ? Leur dit-il qu'en employant le mot *'chair," il n'a ])as voulu parler de son corps et de son sang, mais seulement de la foi en lui ou en son in- carnation ? Les prévient-il de ne pas prendre ses paroles dans leur sens littéral, car ils commettraient des actes d'idolâti'ie, de superstition ou d'absurdité ? Pourquoi emploie-t-il le mot ''chair" au lieu du mot 'foi" ou "obéissance" ? Certes, que signifieraient ces paroles, si vous ne mangez ma chair ou ne buvez mon sang, s'il avait voulu seulement nous faire comprendre que nous lui devions la foi et l'obéissance ? Ces deux devoirs ne se mangent pas, ne se boivent pas, ils se pratiquent ; et je suis surpris que vous essayiez de dé tourner le sens de paroles aussi nettes et aussi pré- cises. Non, Jésus-Christ, loin de modifier ses paroles, GUSTAVE 135 loin de faire comprendre à cette multitude qu'elle s'est trompée dans son interprétation, lui démontre qu'elle a bien compris ; il répète avec plus de force que c'est sa chair qu'il donnera à manger, et il ajoute de plus, qu'il donnera aussi son sang à boire. Ainsi, au lieu de faire disparaître cette objection, il la confirme en leur commandant de boire son sang. Vous devez savoir que la loi de Moïse était très sévère contre l'usage du sang d'aucun animal, encore plus du sang humain. — Nous pouvons peut-être prendre les mots "manger et boire" dans leur sens littéral, dit M. Du- mont ; mais, je le répète, Jésus parle au figuré dans tout ce chapitre, lorsqu'il désigne sa chair et son sang, et le pain et le vin que nous recevons en sont les symboles ; car, après tout, ce divin Sauveur ne pouvait donner deux sens à ses paroles dans le même chapitre. — Je vais continuer, dit le prêtre, la lecture de ce chapitre ; cependant, que Dieu me pardonne si, cette fois, je me permets d'interpréter son Evangile comme vous, messieurs, et il commença à lire : Si tous ne mangez le pain, non ma chair, et si vous ne buvez le xin, non mon sang, tous n'aurez point la vie en vous. Celui qui mange le pain, non ma chair, et qui boit le vin, non mon sang, a la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour. Car le pain, non ma chair, est vraimetit une nourriture, et le vin, non mon sang, est vraiment un breuvage. Celui qui mange le pain, non ma chair, et qui boit le vin, non mon sang, demeure en moi et moi en lui. — Ne profanez pas ainsi les saintes Ecritures, dit M. Dumont d'un ton indigné ; c'est une impiété. — Si lire ainsi les saintes Ecritures est une profa- nation et une impiété, dit le prêtre, que doit être votre interprétation ? Ma lecture correspond en tout point avec elle et n'a pas influencé ma foi, comme votre interprétation dirige la vôtre. — Mais lisez donc ce que Jésus- Christ ajoute au 64e i:Jô GX'S'AVE verset de ce même chapitre, dit M. Dumont vexé : C'est r esprit qui vixijîe, la chair ne sert de rien, tes paroles que je vous dis sont esprit et vérité. Ces paroles ne sont-elles pas assez claires, ne disent-elles pas évidemment que Jésus voulait signifier que son dis- cours devait être pris au figuré et non à la lettre, pui-que la chair ne sert de rien et que les paroles qu'il dit sont esprit. — Une question, s'il vous plaît, Jésus parle-t-il ici de sa chair, ou de la chair en général ? M. Dumont ne s'était pas préparé ou plutôt ne s'atttendait pas à une question semblable ; après avoir réfléchi quelques instants, il répondit avec hési- tation : — Il parle de sa propre chair ; mais qu'est-ce que cela fait ? — Beaucoup ; si sa chair ne sert à rien, à quoi a servi la mort de celui qui possédait un corps composé de cette chair et du sang d'un Dieu ? — Que veut donc dire Jésus-Christ par ses paroles ? dit M. Johnson ; il faut convenir que sa chair nous a été d'une grande utilité, vu que par sa mort nous avons été rachetés ; il y a ici contradiction, d'après moi, et il m'est difficile de comprendre comment une chair qui ne sert à rien puisse être utile en certains cas. —Je pense comme vous : ou elle est utile, ou elle ne l'est pas ; je vous dirai cependant que vous voyez une contradiction où il n'en existe pas, car Jésus- Christ parle ici de la chair en général. Aussi nous comprenons que quand le mot chair est opposé au mot esprit dans le Nouveau Testament, le premier signifie le sens orgueilleux de l'homme, et le second la lumière du Saint-Esprit. — Des preuves, s'il vous plaît, dit M. Dumont. — Autant que vous en voudrez, rej^rit le prêtre. Quand Notre-Sfigneur dit à saint Pierre : Vous êtes ketireuœ, iSimon,Jils de Jouas, parce que ce n'est jfus la GUSTAVE l: iOi chair ni le sang qui tous ont révélé ceci, mais mon Père qui est dans les cieuœ ; n'est-ce pas comme s'il disait : ce ne sont pas vos propres lumières, mais les lumières de mon Père qui vous ont révélé ceci ? Et quand le même Apôtre dit : La chair a des désirs contraires à ceux de l'esprit, etc., que veut-il signifier, sinon que le sens corrompu de l'homme est opposé aux inspirations généreuses qui nous viennent d'en haut. Enfin, quand saint Paul assure qu'il n'y a pas de condamnation pour ceux qui sont en Jésus et qui ne marchent pas selon la chair, qu'enseigne-t-il, sinon que ceux qui, obéis- sant à ce même Jésus, n'écoutant pas la loi de leurs sens dépravés, ne seront point condamnés 1 D'ailleurs les Juifs et les disciples incrédules comprirent que ces paroles : Cest l'esprit qui xivifie, la chair ne sert de rien, confirmaient ce que Notre-Seigneur avait dit. Ils comprirent que Jésus-Christ promettait de donner réellement un jour sa chair à manger et son sang à boire ; et comme ils ne croyaient pas cela possible, ils abandonnèrent Jésus, selon qu'il est dit au 64e verset de ce même chapitre. Dès ce moment-là, plu- sieurs de ses disciples V abandonnèrent et ne marchèrent plus avec lui. Eh bien ! messieurs, ne dites-vous pas vous aussi : "comment peut-il nous donner sa chair à manger ? " Ne vous éloignciz-vous pas de Jésus-Christ, en refusant de croire que dans l'Eucharistie, il donne réellement son corps à manger et son sang à boire ? — Je ne croyais pas de rencontrer de bons protes- tants parmi les disciples de Notre-Seigneur, dit Gus- tave en souriant : il y en a même qui protestent dans l'Evangile. — Ne soyez pas si sévère, jeune homme, dit M. Johnson avec chaleur, ces gens ont abandonné notre Sauveur, mais nous ne l'abandonnons pas ; nous croyons en lui et faisons tout en notre pouvoir pour le bien servir. — Jésus-Christ n'a jamais promis quelque chose, dit M. JJumont, sans remplir sa promesse. Or, vous J3S GUSTAVE ne trouverez nulle part dans l'Evangile que ce divin Sauveur ait, à proprement parler, donné son corps à manger et son sang à boire. — Vous ne pouvez pas être sérieux en parlant ainsi, dit le prêtre, ou vous ignorez complètement ce qui s'est passé le soir de la cène. Jésus célèbre la Pàque avec ses disciples ; pour la dernière fois avant sa mort, il se trouve au milieu de tous ses Apôtres ; il leur parle avec amour et leur fait ses dernières recom- mandations. Le moment est venu où il va remplir sa promesse ; il se souvient qu'il a promis de leur donner à eux et à tous les chrétiens, son corps à manger et son sang à boire. Pour cela il prend du pain, le bénit, le partage et le donne à ses Apôtres en disant : Prenez et mangez, ceci est mon corps qui sera livré pour lions. Prenant ensuite son calice rempli de vin, il le leur donne et ajoute : Prenez et butez tous de ceci, car ceci est mon sang. Faites ceci en mémoire de moi. — Bien ! là je vous tiens, dit M. Dumont joyeux. Ne voyez- vous pas dans ces paroles : Faites ceci en mémoire de moi, que Jésus- Christ a voulu établir une mémoire perpétuelle de lui-même ? — Oui, une mémoire seulement et non une réalité, ajoute M. Johnson. — Allons donc ! au commmencement de cette dis- cussion vous y voyiez une présence spirituelle, à pré- sent, ce n'est qu'une mémoire ; alors je vous dirai, adorez donc sa mémoire ; Q.e,^QX\à'à\\t vuus vous hâtez trop d'arriver aux conclusions, car il y a une grande différence entre une présence quelconque, fût-elle même spirituelle, et une simple mémoire. Terminons d'abord la question préalable ; Jésus Christ a dit : " Faites ceci. " Que devons -nous faire ? — Kien n'est plus clair, répondit M. Dumont aveo emphase ; nous devons faire ce que Jésus-Christ a fait, c'est de prendre du pain et da vin, le manger et le boire en mémoire de lui. GUSTAVE ] 30 — Nous devons certainement faire ce que Jésus- Christ a fait, mais je vous demanderai : Qu'est-ce que Jésus-Christ a fait ? A-t-il simplement donné à ses Apôtres du pain et du vin, comme vous, protestants, le prétendez, ou leur a-t-il donné sa chair et son sang, ainsi que ses paroles nous le font comprendre ? Lors- que vous aurez répondu à cette question d'une ma- nière satisfaisante, il sera aisé de s'entendre ensuite. I M. Johnson, embarrassé, ne savait qu^ répondre ; de grosses sueurs inondaient la figure de M. Dumont. Ils essayaient tous deux de rassembler leurs idées confuses, et pour mieux réussir, il se portaient la main au front ; mais leurs efforts étaient inutiles, cette question ne leur avait pas encore été adressée, et ils ne trouvaient aucune réponse plausible. I Les autres passagers, anxieux, les regardaient tour à tour avec l'espérance que l'un ou l'autre pourrrait lustifier la croyance à laquelle ils étaient attachés eux-mêmes. Enfin M. Dumont crut avoir trouvé la solution désirée et répondit : ' — Ce qui nous prouve que Jésus-Christ n'a pas voulu donner son corps et son sang à manger et à boire, mais nous a laissé une mémoire au figuré seu- lement, c'est que les Apôtres, et avec eux les chrétiens de l'Eglise primitive ou des cinq premiers siècles, n'ont jamais cru ou enseigné qu'en communiant, nous prenions le corps et le sang de Jésus-Christ en réalité, ou que le pain et le vin, une fois consacrés, étaient changés au corps et au sang d'un Dieu. Ils n'ont jamais vu, dans ce sacrement, autre chose qu'une mé- moire ou un symbole ; et ils n'ont jamais adoré les espèces du pain et du vin con ms vous le faites. — Où avez-vous pris vos renseignements ? vous ne devez pas avoir étudié l'histoire pour parler ainsi ; si vous désirez des témoignages, je vais vous en donner. — J'ai ces témoignages dans ce livre, dit Gustave, ils pourront peut-être aider votre mémoire. — J'en suis bien aise, dit le prêtre, encore cette fois 140 GUSTAVE je vous prierai d'en faire la lecture vous-même. Mais avant, ajouta-t-il en s'adressant aux passagers, je vous demanderai, messieurs, si vous accepterez les témoignages des Pères de l'Eglise des cinq premiers siècles ? — Oui, certainement, répondirent quelques-uns. — Pourvu qu'ils correspondent avec ceux des Apô- tres, dit M. D union t ; je crauis cependant qu'il y ait confusion et différence d'opinion entre eux. — C'est ce que nous allons voir, dit le prêtre. Com- mencez votre lecture, mon enfant. Voici leurs témoignages, dit Gustave, qui lut : . Saint Thomas d'Aquin, 13e siècle : Or, afin que le souvenir cVun si grand bienfait de- meurât éternfUement gravé dans notre mémoire, Jésus- Christ a laissé auxfidUes, sous les espèces du pain et dît vin, son corps pour leur servir de viande, et son sang pour leur servir de breuvage. . . — Mais ce Thomas est du treizième siècle, inter- rompit M. Dumont, je ne m'étonne pas qu'il ait écrit cela ; il voulait faire valoir sa nouvelle doctrine, l'a- doration dans l'Eucharistie, qui Put une des principales causes de la grande réformation qui eut lieu deux cents ans après. — Prenez donc patience, dit le prêtre, nous allons voir que cette idolâtrie, comme vous Tavez appelée, existait bien longtemps avant lui ; je crains même que vous ne traitiez les Apôtres d'idolâtres tout à l'heure ;continue2 votre lecture. Gustave, reprenant sa lecture, continua : * Extrait d'un sermon de saint Cyrille, 4e siècle : La doctrine du bienheureux Paul suffit, elle seule j pour vous rendre des témoi'jnages certains de la vérité des divins mystères, et V Eglise vous ayant jugés dignes d'y participer, vou^ a, par ce moyen, unis à Jésus- Christ si étroitement que vous n'êtes plus avec lui, pour le dire ainsi, quun même corps et qu'un même sang. Car ce grand Apôtre disait, dans la lecture quon vient GUSTAVE 141 de faire, que Notre- Seigneur dans cette même nuit où il fut livré à aes ennemis, ayant pris du pain et rendît grâces à Dieu son Père, il le rompit et le donna à ses disciples en leur disant: Prenez et mangez, ceci est mon corps, ceci est mon sang. Puisque donc en parlant du pain, il a déclaré que c'est son corps, qui osera révoquer en doute cette vérité? Et puisqii en parlant du vin il a assuré si positivement que c'était son sang, qui jamais en pourrait douter et osera dire qu'il n'est pas vrai que ce soit son sang ? — Un grand idolâtre, celui-là, dit Gustave en sou- riant. Il allait continuer sa lecture, mais M. Dumont lui ordonna d'arrêter et ajouta : — Ce Cyrille est une autorité isolée et ne prouve pas le sentiment des Pères et des docteurs de la pri- mitive Eglise ; de plus, je ne vois pas la nécessité de continuer cette lecture. — Serait-ce la crainte d'entendre le témoignage unanime de tous les Pères et docteurs de l'Eglise qui vous fait parler ainsi ? demanda le prêtre. — Non, non, répondit M. Dumont d'un ton irrité. — Vous feriez mieux de laisser votre fils continuer sa lecture, dit M. Johnson ; je suis certain que ces Pères vont se contredire ou différer d'opinion, et je puis vous assurer que je tiendrai compte de la pre- mière contradiction. — Que mon fils continue s'il le veut, dit M. Dumont, rouge de dépit. Gustave, qui avait fermé son livre, le rouvrit et continua. Saint Jacques de Nisibe au concile de Nicée en 325 : Notre- Seigneur avant d'être crucifié donna de ses propres mains son corps pour nourriture et son sang pour breuvage. Saint Jérôme : Moïse n'a pas donné le vrai pain, mais Jésus-Christ seul le donne. Il nous invite au festin, et il est lui-même notre aliment, il mange avec nous et nous le mangeons lui-même. 10 142 GUSTAVE Saint Jean Chrysostome : Ainsi, dans les mystères de V Eucharistie, ne regardons pas seulement les choses qui sont devant nous, mais attachons-nou^ à sa parole, car sa parole ne peut trom- per, tandis que nos sens sont sujets à V erreur. Puis donc que sa parole dit : ceci est mon corps, soumettons-nous et voyons-le des yeux de V intelligence. Saint Cyrprien, 3e siècle : Comment apprendraient-ils (les martyrs) à répandre leur sang pour Jésus-Christ, si avant de les laisser aller au combat, nous ne leur donnioiis pas son sang ? Saint Justin, 2e siècle, dans son apologie : Cette nourriture s'appelle chez nous l'Eucharistie; nous ne recevons pas ce pain comme du pain ordinaire, ni ce breuvage comme un breuvage ordinaire ; mais de même que par la parole de Dieu, notre Sauveur Jésus- Christ a été fait chair, a pris notre chair et notre sang pour notre salut, ainsi par la vertu de la prière pro- noncée avec sa parole^ cette nourriture bénite est la chair et le sang de ce Jésus fait chair. Saint Ignace, 1er siècle, épître aux Ephésiens : Ils s'abstiennent de V Eucharistie, parce qu'ils ne re- connaissent pas avec nous que F Eucharistie est la chah de Notre- Seigneur Jésus-Christ, cette chair qui a souf- fert pour nos péchés, et que le Père a ressuscitée dans sa miséricorde. M. Dumont n'en pouvait plus ; la vue de tous ces témoignages unanimes le plongait dans un embarras dont il ne savait comment sortir ; aussi il crachait et toussait sans interruption afin de moins entendre Ce qui le peinait le plus, c'était de voir qu'il allait lui même subir la punition qu'il voulait infliger à son fils. Conservant encore un peu d'espérance, il inter- rompit la lecture en disant : — Tous ces témoignages de saint celui-ci ou de saint celui-là ne prouvent rien ; ces hommes pouvaient errer dans leur croyance. — Vous voulez dire, je suppose, dit le prêtre, que uusTAVb: 143 tous ces grands docteurs et Pères de l'Eglise primitive étaient moins infaillibles que vous ; mais attendez, vous allez rejeter l'autorité des Apôtres, qui avaient la même croyance. — Vous ne prouverez jamais cela, dit M. Du mont avec ironie. — La preuve, comme toutes les autres que j'ai déjà faites, ne sera pas difficile à trouver, dit le prêtre ; j'ai ici en main les liturgies des premiers églises fondées par les Apôtres, c'est-à-dire les prières et les cérémonies prescrites par eux-mêmes dans l'administration des sacrements ; elles doivent être, il me semble, des preuves irrécusables. Prenons d'abord celle de l'Apôtre saint Jacques pour l'église de Jérusalem. Voici la prière qu'il a consacrée pour la célébration du sacre- ment de nos autels. Veuillez prêter votre attention. Ayez pitié de nous, ô Dieu le Père tout-puissant, et envoyez votre Esprit -Saint, souverain Seigneur et prin- cipe de vie, égal en puissance à vous et à votre Fils, qui est descendu, sous la figure d'une colombe, sur Notre- Seigneur Jésus-Christ ; qui est descendu sur les Apôtres sous la forme de langues de feu : afin quen revenant, il fasse de ce pain le corps qui donne la vie, le corps du salut, le corps céleste, le corps qui rend la santé aux âmes et aux corps, le corps de Notre- Seigneur Dieu et Sauveur Jésus, pour la rémission des péchés et la vie éternelle de ceux qui le recevront. Amen. . . Cest pourquoi nous vous offrons à vous. Seigneur, ce terrible sacrifice non sanglant, etc. Ah ! dit le prêtre en interrompant sa lecture, saint Jacques offrait le samt sacrifice de la messe, qu'il appelle terrible sacri4ce non sanglant ; voilà justement ce que vous nommiez, au commencement de cette discussion, une invention de Rome. J'aimais à vous faire remarquer cela en passant. Continuons cepen- dant notre lecture, sinon vous pourriez dire que les autres Apôtres différaient d'opinion avec lui. Voici la prière prescrite par saint Marc pour son église d'Alexandrie ; 144 GUSTAVE Envoyez vers nous, et sur ce pain, et sur ce calice, notre Esprit-Saint, afin qu'il les sanctifie et les consacre comme Dieu tout-puissant, et qu'il fasse du pain le corps et du calice U sang du nouveau testament de Notre-Sei- gneur Dieu et Sauveur, de notre Roi souverain, Jésus- Christ, etc. — Voyons, continue le prêtre, comment saint Pierre, le premier des apôtres, faisait prier la liturgie ro- maine : Nous vous supplions, ô Dieu ! de rendre cette ohlation sans réserve; bénie, consacrée, oferte, raisonnable et digne d'être reçue, afin qu'elle devienne pour nous le corps et le sang de votre cher Fils, Notre- Seigneur Jésus-Christ. Eh bien ! messieurs, si vous êtes logiques, vous allez regarder les apôtres comme des idolâtres, car, comme nous, ils ont cru et enseigné que dans l'Eu- charistie, nous recevions le corps et le sang de Jésus- Christ en réalité. Allez-vous me dire qu'ils étaient dans l'erreur, eux qui avaient reçu le Saint-Esprit et leur mission divine de Jésus Christ même ? Lorsque je vous ai demandé, il y a un instant : " Qu'est-ce que Jésus-Christ a fait ?" quelle fut votre réponse ? Vous n'en aviez aucune à me donner ; et pourquoi ? C'est parce que vous n'avez pas la foi, ce don précieux donné par le Saint-Esprit, ce même Esprit qui est descendu sur les Apôtres, afin qu'ils crussent et ensei- gnassent la vérité. Or, ces mêmes Apôtres ont cru et enseigné la présence réelle de Jésus-Christ en corps et en âme dans l'Eucharistie ; voilà pourquoi les Pères, les docteurs et les chrétiens des premiers siècles les ont écoutés et imités, et que nous, catho- hques comme eux, suivons leur exemple. D'ailleurs, comment pourrions-nous croire autrement ? les paroles de Notre-Seigneur sont claires et précices sur ce point. 11 a dit au 6e chapitre de saint Jean : Et le pain que je donnerai, c'est ma chair ; le soir de la cène, il dit : Prenez et mangez, ceci est mon corps ; prenez GUSTAVE 14.7 et buvez, ceci est mon sang ; non pas, remarquez-le bien,, ceci est la figure ou la commémoration du corps qui doit être immolé et du sang qui doit être versé pour vous. Non, notre Sauveur a été très explicite : ceci est moii corps, mangez-le ; ceci est mon sang, buvez-le. Il parle de mémoire, il est vrai, en disant : Faites ceci en mémoire de moi ; mais que venait-il de faire ? Les apôtres nous en ont donné la réponse, nous ont prouvé que ce divin Sauveur donne véritablement son corps et son sang dans l'Eucharistie ; car, comme leur divin Maître, ils ont béni, consacré et donné quoi ? 1& corps et le sang de Jésus- Christ, sous les apparences du pain et du vin. Ce n'est pas moi qui le dis, ce sont eux-mêmes, je viens de vous le prouver. Dites-moi, à présent, qui dois-je écouter, eux ou vous, messieurs, qui protestez toujours lorsque votre raison ou vos sens sont portés à repousser telle ou telle doctrine, uniquement parce que le catholique y croit ? — Ces témoignages sont frappants, il est vrai, dit M. Johnson, mais la raison repousse une doctrine semblable. Il m'est impossible de croire que Jésus- Christ a pu donner son corps dans un morceau dfr pain à peine visible. — C'est ridicule, ajouta M. Dumont. — Vous corroborez ce que j'ai dit tout à l'heure r parce que votre raison repousse cette doctrine, elle est illusoire, fausse et ridicule, donc tous les mystère» sont ridicules. Cependant, en réponse à vos objections,, je vous demanderai : Croyez- vous réellement qu'il y a quelque chose d'impossible à Dieu 1 Que Jésus- Christ, qui a pu unir par le mystère de l'Incarnation sa divinité à un corps humain, et cela par des moyens surnaturels, ne peut pas mettre ce corps là où il le vouilra ? — Non . . . non . . . répondit M. Johnson confus ; mais je dis qu'il y a absurdité à croire que le corps et le sang de Jésus-Christ sont dans du pain et du vin, qui finissent par se corrompre, soit en vieillissant, 1 4B GUSTAVE soit dans nos corps après que nous les avons pris. — Vous me surprenez, monsieur ; vous parlez du corps immortel et glorifié de Notre-Seigneur, comme si ce corps était sujet à la corruption. Ne savez- vous pas qu'un des privilèges d'un corps immortel et glo- rifié est l'impassibilité ? — Je l'admets, dit M. Dumont, cependant tous ces témoignages des Pères de l'Eglise et les liturgies que vous venez de lire, sont tous tirés de vos propres théologiens. Qu'est-ce que cela prouve ? nous ne pourrions avoir d'eux un jugement impartial, car ils ont eu le soin de ne pas se contredire. — Je m'attendais à une objection semblable ; vous aviez promis, pourtant, d'accepter les témoignages des Pères de l'Eglise, s'il ne s'y trouvait pas de con- tradiction. Remplissez-vous votre promesse ? Je vous ai démontré que tous les Pères de l'Eglise étaient unanimes sur leur croyance à cette doctrine ; je vous ai prouvé que les Apôtres l'avaient enseignée ; et malgré tout cela, vous n'êtes pas encore satisfaits, quoique vous n'ayez pas encore prouvé le contraire. Eh bien ! puisque,tous ces témoignages et toutes ces preuves ne suffisent pas, je ne dirai pas, pour vous convaincre, car vous ne me paraissez pas le vouloir, mais pour prouver que la foi en la présence réelle de Jésus-Christ dans l'Eucharistie a toujours existé, je vais vous citer des autorités protestantes. Commen- çons d'abord par Luther : voici ce qu'il a dit : J'ai tout essayé afin de rejeter la foi en la présence réelle de Jésus-Christ dans V Eucharistie, mais je ne puis réussir, les textes de V Evangile sont si clairs sur ce point, qu'il n'y a pas à se tromper^ et le corps et le sang de Jésus-Christ sont réellement dans le pai?i et le vin sans qu'ils changent de substance. Calvin dit : Jésus-Christ est présent dans l'Eucharistie au mo- ment oÎL l'on reçoit l'hostie. Mélancton : GUSTAVE . 147 J'aimerais mieux mourir que â' affirmer que le corps du Christ ne peut être que dans une place. Puis il termina en leur citant les opinions de Grotius, lord Fitz-Gerald, Leibnitz et autres illustres historiens et génies du protestantisme. — En est-ce assez, messieurs ? dit le prêtre en sou- riant ? sinon je vais vous en citer encore. Ce sont des protestants qui viennent de parler, même les fonda- teurs du protestantisme. Les croirez-vous ceux-là ? Il me semble que non, le doute se lit sur vos figures. Que vous faut-il donc pour vous convaincre ? Non seulement les Apôtres, les Pères, les docteurs de l'Eglise et les catholiques de tout temps ont cru et croient en la présence réelle, mais les plus illustres protestants viennent y ajouter leurs témoignages. Il n'y a donc que ceux qui ne veulent pas soumettre leur volonté ou leur interprétation à l'autorité de l'Evangile et de l'Eglise, qui rejettent cette croyance. Si nous leur en demandons la cause, ils ne savent que répondre, ou s'ils répondent, ils nous disent que la raison repousse une telle absurdité, qu'il est ridicule de croire une pareille doctrine. Vous prétende/; donc que votre raison est supérieure à celle des apôtres, des Pères, des docteurs de l'Eglise, à celle des grands historiens et des génies même protestants que je viens de vous citer ? Alors faites valoir votre prétention, donnez-moi des preuves de votre supériorité ; mais je crains que le tout se borne à des objections futiles ou fondées sur le préjugé, lancées pour le seul plaisir ÛQ protester. Permettez-moi de vous dire que ce n'est pas ainsi qu'il faut agir, surtout à l'égard d'un sacre- ment si saint et que tout honnête homme respecte. Mais je termine, ajouta-t-il, il se fait tard, et, ayant encore une partie de mon bréviaire à réciter, je vous prie de m'excuser. ^onsoir, mesdames et messieurs, mon plus grand désir est que cette dis- cussion vous porte bonheur. — M. le curé, dit M. Johnson en se levant, je dois 148 GUSTAVE VOUS dire que mon opinion est grandement changée à l'égard de ce sacrement que j'ai toujours considéré comme un acte d'idolâtrie. Quoique je ne sois pas encore convaincu de la présence réelle de Jésus-Clirist dans ce sacrement, je reconnais à présent que le ca- tholique, en communiant, n'a d'autre but que celui d'adorer Dieu dans la personne de notre divin Sau- veur. — J'en suis très heureux, monsieur. J'espère que Dieu vous en bénira. GUSTAVE 149 CHAPITRE XIV LA TRADITION. LES RELIQUES. LA JUSTIFICATION. Le lendemain, dès la pointe du jour, le vapeur con- tinua sa route. Gustave, s'étant levé de grand matin, se promenait sur le pont tout en prenant soin de voir et d'examiner. La rivière Missouri, malgré son eau boueuse et la tortuosité de son cours, offre de l'intérêt au voyageur ; ses rives escarpées et à demi-rongées par la rapidité et la force de son courant, menacent de s'écrouler à chaque instant et d'entraîner avec elles les grands arbres qui les couronnent ; les nombreux détours que le pilote doit faire pour éviter les écueils dont nous avons déjà parlé, obligent ce dernier d'ap- procher quelquefois de la rive à un tel point, que les passagers effrayés se demandent si le vapeur ne va point s'y briser. Tout à coup la cloche sonne, les roues s'arrêtent et les chaînes du gouvernail semblent se replier sur elles-mêmes. — La chaîne est brisée, s'écria le pilote. Alors le vapeur, laissé à lui-même et emporté par le courant, se met à tournoyer avec une évolution si grande, que Gustave, étourdi, tombe sur le pont. Sa première pensée est pour sa sœur, et il s'écrie : Alice, Alice 1 Au même instant, le vapeur se heurte deux fois ; notre jeune homme entend ce qui lui paraît comme deux coups de canon partis d'un souterrain, suivis de craquements et de secousses tellement fortes que le vapeur vient sur le point de chavirer. 150 GUSTAVE Gustave parvient à se cramponner à un pilier et se relève en appelant sa sœur de toutes ses forces ; mais sa voix se perd dans le tumulte causé par les cris des passagers qui, pâles d'effroi, s'étaient jetés pêle-mêle dans le salon. Tous, hommes, femmes et enfants, étaient là se heurtant les uns les autres et s'écriant avec épou- vante : Nous sommes perdus ! . . Oti sont nos enfants ? Papa, maman, oh. êtes vous ? Cette panique dura plusieurs minutes, et aurait pu être la cause d'accidents graves, si le capitaine, entrant au salon, ne leur eût crié d'une voix forte : — Ce n'est rien, calmez-vous, le vapeur n'a reçu aucune avarie pour le mettre en danger, il vient de reprendre sa route. C'en fut assez, chacun s'empressa de rentrer dans sa cabine et le calme était revenu à bord. Le soir arrivé, les groupes se formèrent de nouveau. M. Dumont, voulant se venger de la défaite du soir précédent, fit asseoir Gustave à côté de lui. Le prêtre, voyant que son jeune ami allait être en butte à de nouvelles attaques, s'apfjrocha pour lui prêter main- forte au besoin. — Je suis bien aise de vous voir, lui dit M. Dumont en lui offrant un siège ; veuillez vous asseoir, et si vous n'avez pas d'objection, nous parlerons ce soir de cette tradition dont parle tant l'Eglise de Rome ; vous n'ignorez pas, sans doute, que nous, protestants, rejetons toute tradition comme contraire aux pré- ceptes de l'Evangile. — Pourquoi donc, s'il vous plaît ? — La tradition est contraire à l'Evangile, première- ment, parce que Jésus-Christ a dit : Lisez les Ecri- twes, c'est en elles que vous trouverez la vérité et la vie. Or, quelles sont ces Ecritures, sinon la Bible ? Secon- dement, parce que tout ce que ce divin Sauveur a fait, et tout ce que ses Apôtres ont enseigné, se trouve dans cette même Bible. Ainsi, qu'avons-nous besoin de tradition ? GUSTAVE 1')! — Je vais d'abord répondre à votre première ob- jection. Veuillez me dire quelles sont les Ecritures que Jésus commandait de lire, et à quelle occasion il fit ce commandement. — Il me semble que je n'ai pas besoin de vous dire que Jésus-Christ, en parlant des Ecritures, voulait dire : "Lisez la Bible." De plus, vous savez comme moi, que ce commandement a été répété plusieurs fois. Saint Paul a aussi fait cette recommandation, dit M. Johnson. — Je le sais, dit le prêtre, mais veuillez donc ré- pondre à ma question ; je la répète • Quelles sont les Ecritures que notre Sauveur commandait de lire, ou plutôt qu'était-ce que la Bible (ce mot vous le com- prenez mieux) du temps de Jésus-Uhrist et de saint Paul? — En voilà une question ! dit ironiquement M. Du- mont, la Bible n'a pas changé, c'était la même qu'au- jourd'hui. -^Pardon, monsieur, le Nouveau Testament n'ex- istait pas du temps de Jésus-Christ, il n'a été écrit que plus tard. De plus, je dis que Jésus-Christ, en commandant aux Juifs de lire les saintes Ecritures, voulait parler non pas de l'Ancien Testament, remar- quez-le bien, mais seulement des prophéties annonçant sa venue et prouvant sa divinité, afin de leur démon- trer qu'il était véritablement le Messie qu'ils atten- daient. Voilà le but que se proposait le divin Sau- veur ; il en fut de même pour saint Paul dans une occasion analogue. Mais venons-en à votre seconde objection ; je dis, et je vous prouverai que tout ce que Jésus-Christ a fait, et tout ce que les Apôties ont enseigné ne se trouve pas dans la Bible. — Vous ne prouverez jamais cela, dit M. Dumont. — Je l'ai déjà prouvé ; hier soir, je vous ai démontré que les Apôtres avaient offert le saint sacrifice de la messe et donné la sainte communion , vous ne trou- Id'2 , GUSTAVE verez pas cela dans la Bible. Il en est ainsi pour toutes les autres cérémonies qu'ils ont pu faire et ordonner, telles que les prières d'usage, le jeûne, l'ad- ministration des divers sacrements, etc. L'Evangile nous dit clairement qu'il ne renferme pas tout ce que Jésus-Christ a fait ; et les Apôtres eux-mêmes nous disent dans leurs épîtres, que tout ce qu'ils ont en- seigné n'est pas renfermé dans leurs écrits. — Je n'ai rien vu dans l'Evangile pour confirmer ce que vous venez de dire, dit M. Johnson. — Vous ne l'avez pas assez lu peut-être, dit le prêtre en souriant. Saint Jean ne dit-il pas au chap. 21e de son évangile, verset 25e : Jésus a fait encore beaucoup de choses. Et plus loin dans ses épîtres : Quoique f eusse plusieurs choses à vous écrire, je n'ai pas voulu le faire sur du papier et avec de V encre, espérant aller vous voir et vous enti'etenir de vive voiœ. Et que dit saint Paul dans son épître aux Thessaloniens, chap. 2e. verset 14e ? Le voici, écoutez bien : Gardez les tra- ditions que vous avez recueillies soit de mes discours, soit de mes lettres. Que dit-il encore à Timothée, au 2e chapitre de sa 2e épître : Ce que vous avez appris de moi devant plusieurs témoins, donnez-le en dépôt à des hommes fidèles qui soient eux-mêmes capables d'en instruire d'autres. Eh bien ! est-ce assez clair ? Ce dépôt est la tradition nous devons donc le garder comme une chose sacrée, puisque s^int Jean et saint Paul le commandent ; j'aimerais cependant à savoir ce que vous comprenez par tradition. — Je n'entends rien par tradition, répond M. Dû- ment, nous la rejetons complètement. — Et moi, je vous dis que vous ne rejetez pas la tradition. Ne conservez-vous pas, dans toutes les sectes yjrotestantes, avec plus ou moins d'exactitude, les traditions que vous ont laissées vos pères dans le protestantisme, telles que le préjugé, la haine et le dégoût pour tout ce qui est catholique romain ? M'avez-vous pas aboli, retranché des prières d'usage, GUSTAVE ] 5:'^ des cérémonies pratiquées par les premiers chrétiens, et ne contîjuez-vous pas la même besogne, unique- ment pour imiter et suivre une coutume inaugurée par les réformateurs ? Dites-le-moi, n'est-ce pas pour conserver et continuer une tradition laissée par vos pères ? Que veut dire le mot tradition, sinon une voie par laquelle une doctrine, un usage ou des faits se transmettent d'âge en âge 1 Ainsi, ne dites donc pas que vous rejetez toute tradition. Vous en avez rejeté 'ine, il est vrai, malheureusement c'est celle qui vous aurait porté bonheur, pour en accepter d'autres qui, d'après moi, ne vous relèveront pas devant Dieu. — Et vous gardez la vôtre, dit M. Dumont avec ironie, pour faire croire à vos fidèles que les actes pratiqués par l'Eglise romaine ont été autorisés par Jésus-Christ et ses Apôtres dans cette tradition. — Encore le préjugé qui vous fait parler ainsi ; rai- sonnez donc, monsieur. Notre divin Sauveur , vous le savez comme moi, n'a rien écrit, il n'a pas com- mandé à ses Apôtres d'écrire ; il n'a laissé aucun commandement pour indiquer aux chrétiens qu'ils devaient lire ce qu'écrivaient les apôtres ; ce n'est, je le répète, que lorsque sa divinité était mise en doute par ceux qui l'écoutaient, qu'il a commandé de lire les prophéties de l'Ancien Testament, seules Ecritures existant alors. Qu'a fait Jésus- Christ pour propager et maintenir la religion qu'il venait établir ? Il a or- donné à ses apôtres et à leurs successeurs de la prêcher ; tout est là. De leur côté, les apôtres ont jugé utile de rassembler et mettre en écrit quelques uns de leurs enseignements et les traits les plus remar- quables de la vie du divin Maître ; c'est ce qui forme l'Evangile. Le reste, d'après ce qu'ils disent eux- mêmes, ils ont continué à l'enseigner de vive voix. Voilà la tradition. — Et c'est dans cette tradition, je suppose, que vous trouvez cette autorité divine et infaillible que 154 GUSTAVE vuus VOUS arrogez comme pasteurs de l'Eglise romaine? — Le pasteur de l'Eglise catholique ne s'arroge point d'autorité ; celle qu'il réclame lui a été donnée par Jésus-Christ même. L'Evangile le prouve claire- ment, et cette tradition, rejetée par vous, démontre que les apôtres ont usé de cette même autorité divine et infaillible qu'ils avaient reçue de leur divin Maître. Ainsi, dans la primitive Eglise, on priait, on jeûnait, on recevait le baptême, la sainte communion, on pra- tiquait la religion toute entière, en un mot, on obte- nait le salut, sans pour cela lire l'Evangile, qui n'était pas encore écrit. Pourquoi agissait-on ainsi ? Voici notre réponse ; écoutez bien ce que je vais dire, il vous restera la tâche de me prouver le contraire. C'est parce que les premiers chrétiens, reconnaissant dans les apôtres une autorité divine, obéissaient à leur voix et acceptaient leur doctrine. Quoique tous ces actes n'aient pas été publiés dans l'Evangile, l'Eglise ne les en a pas moins conservés comme nécessaires et utiles. Encore une fois, je le répète : Voi/à la tradition. — Je dis qu'elle n'est pas nécessaire. — Alors, pourquoi en gardez-vous une partie vous- mêmes ? Ne prêchez-vous pas ? Ne donnez-vous pas la bénédiction ? N'avez-vous pas, dans plusieurs sectes protestantes, des prières pour certaines cérémonies \ Tout cela, c'est de la tradition ; vous ne trouverez pas ces choses dans l'Evangile. D'après votre théorie, tous les sermons et écrits sont dans la Bible, il ne vous reste qu'à les lire, sans avoir recours à aucun ministre, et je me demande quelle est son utilité. — C'est afin d'expliquer les différents textes de l'Evangile, car tous ne les comprennent pas bien. — Vous voulez dire, je suppose, que le ministre doit donner sa propre interprétation de ces textes aux fidèles qui l'écoutent, afin qu'ils ne puissent errer. Qui vous a donné cette autorité ? — Jésus-Christ, en disant : Allez et enseignez toi/tes les nations, a voulu que nous prêchions l'Evangile, GUSTAVE 155 mais l'Evangile seulement ; quant à l'autorité, elle est toute dans la Bible. — Votre propre théorie vous confond. Vous dites : " Lisez la Bible pour y trouver la vérité et la vie, c'est elle qui possède toute autorité, n'en reconnaissez point d'autre ;" et cependant vous réclamez le droit d'interpréter vous-mêmes cette autorité en la prêchant à votre manière pour faire prévaloir l'opinion que vous en avez. Etes-vous logiques en agissant ainsi ? prêchez-vous toujours le texte de la Bible ? l'inter- prétez-vous toujours correctement ? — Oui, toujours au meilleur de notre connaissance. — Permettez-moi de vous demander si vous n'avez jamais donné une interprétation contraire à l'opinion d'un grand nombre de ceux qui vous écoutaient. M. Dumont, frappé de cette question qui lui rap- pelait sa congrégation de Saint-Louis, rougit et ne savait que répondre. Son épouse, jetant en même temps la vue sur lui, ajouta à sa confusion. Voulant cependant rompre un silence qui le trahissait, il dit avec chaleur : — Que voulez-vous dire, monsieur ? — Que ce qui arrive tous les jours parmi les sectes protestantes. Soyez assuré que je ne voulais vous rappeler aucun souvenir fâcheux. — Si les chrétiens se soumettaient aux enseigne- ments des pasteurs de l'Eglise, dit madame Dumont, et cela sans s'occuper de discuter ou de s'arrêter à leur propre volonté, ils seraient plus heureux ; nous ne verrions pas autant de disputes et de dissensions, qui ne sont propres qu'à nous éloigner les uns des autres. — Prenez garde, madame, il ne faut pas parler ainsi, dit M. Johnson ; toute personne raisonnable doit rendre compte de ses actes et répondre de son âme au jour du jugement ; donc, cette personne ne peut confier son âme à un pécheur comme elle, elle doit employer son intelligence à connaître la volonté de 156 GUSTAVE Dieu révélée dans la Bible, que notre divin Sauveur nous a laissée pour guide. — Pardon, madame, si je réponds pour vous, dit le prêtre ; le catholique agit raisonnablement et avec sûreté en se laissant guider par ceux qui en ont reçu l'autorité de Dieu. Il écoute l'Eglise parce que Jésus- Christ le lui a commandé, ainsi . . . — L'Eglise romaine n'est pas l'Eglise de JC-sus- Christ, dit M. Dumont en l'interrompant ; elle a perdu toute autorité par les erreurs et les changements qu'elle a accueillis dans son sein. — Vous voudrez bien me dire, j'espère, quels sont ces erreurs et ces changements ? — Etes-vous assez aveugle pour ne pas les aper- cevoir ? le culte des images, les reliques, le culte rendu à la Vierge Marie et une foule d'autres choses, sont autant d'erreurs et de changements qui n'existaient pas du temps des Apôtres et des cinq premiers siècles. — Vous n'avez pas étudié l'histoire pour parler ainsi. — L'histoire nous prouve que ces erreurs et ces changements ont été adoptés par les diâérents con- ciles ; le concile de Trente surtout en a introduit plus que tous les autres. — Où avez-vous donc pris cette histoire ? Les con- ciles n'ont jamais introduit de changements ; ils se sont prononcés quelquefois sur des doctrines mises en doute, ou ont établi comme dogmes de foi des vérités reconnues jusqu'alors ; ils ont approuvé des pratiques de piété suivies du temps des apôtres et depuis ; c'est-à-dire, qu'ils ont voulu garder intacte une sainte tradition que de soi-disant réformateurs voulaient rejeter ; mais des changements et des doc- trines contraires à l'enseignement de Jésus-Christ ou à son Evangile, jamais. — Je le répète, le culte des images, des reliques, etc., n'existait pas du temps des apôtres ; pas un historien ne le démontre, tous s'accordent à dire . . . GUSTAVE 157 — Que ces images et ces reliques existaient alors. Avez-vous trouvé un seul historien exact, protestant ou catholique, qui ait nié que les premiers chrétiens recueillaient le corps et le sang des martyrs de la foi, pour les déposer dans les catacombes ou les cavernes, et pour faire brûler des lampes ou autres lu- mières sur leurs tombes 1 Avez-vous trouvé un seul historien honnête, qui ne rapporte que ces mêmes chrétiens s'agenouillaient devant ces tombes pour de- mander à Dieu, par leur intercession, soit la grâce du martyre, soit la cessation des persécutions, ou la force et la persévérance dont ils avaient besoin ? N'est-il pas avéré encore par tous ceux qui ont écrit l'histoire avec exactitude, que ces mêmes chrétiens regardaient ces restes des martyrs comme des reliques précieuses, et leur portaient la plus grande vénération ? Pancrace, l'illustre martyr, ne portait-il pas sur sa poitrine un médaillon dans lequel sa bonne mère avait déposé du sang de son époux martyr, et n'avait-il pas pour cette relique la plus grande vénération ? D'ailleurs, la meilleure preuve de cette vérité, c'est que, malgré les persécutions des empereurs, malgré les ravages que Rome a subis, malgré les fréquentes invasions des barbares, ces restes, ces reliques ont été conservés et gardés avec le plus grand soin jusqu'à nos jours. — Il serait à désirer, dit Gustave, que les catho- liques de ce jour eussent la même vénération pour ces saintes reliques conservées avec tant de zèle par les premiers chrétiens. — En bravant tous les dangers, la mort même, dit le prêtre ; vous avez lu l'histoire, monsieur ; vous devez avoir vu que l'impératrice Hélène, épouse de Constantin, après avoir trouvé la croix sur laquelle le divin Sauveur est mort, convoqua les évêques, qui firent séparer cette croix en toutes petites parties, et les firent distribuer dans tout l'univers chrétien, en- châssées dans des cadres brillants d'or et de pierres précieuses. Tout cela se passait bien avant le 158 GUSTAVE concile de Trente, n'est-ce pas ? Si l'Eglise ne s'est prononcée que plus tard, les reliques et les images n'en avaient pas moins existé depuis les apôtres, et même avant eux ; si elle a, par la voix de ses conciles, décidé que telle ou telle pratique était bonne, c'est parce que des chrétiens rebelles voulaient rejeter une sainte et ancienne coutume, c'est-à-dire la tradition. — Et moi, j'affirme, dit M. Dumont, que ces reli- ques, ces images et ces chapelets ont été inventés par les prêtres pour leur permettre de devenir riches avec le produit de la vente de ces objets ridicules et abominables devant Dieu. — Eaisonnez donc, et n'aggravez pas votre cause par de faux avancés qui ne sont certainement pas basés sur la raison. Vous me permettrez bien, avant de vous croire, de vous demander quand et par qui ces nouveautés ont été inventées et introduites '^ — Les historiens ne nous donnent pas de dates précises ; plusieurs furent introduites dans les âges obscurs, d'autres plus tard, soit par un moine se disant inspiré de Dieu, soit par une religieuse, ou en fin par les conciles de temps à autre. — Et c'est par l'introduction de ces nouveautés, dit M Johnson, que l'Eglise romaine est tombée dans les erreurs les plus graves. — Répondez donc à ma question d'une manière claire et précise, messieurs ; pourquoi ces suppositions de votre part ? Vous dites que c'est un moine ou une religieuse qui a introduit ces pratiques dans l'Eglise catholique. A vous de les nommer, ou au moins de me dire oii vous avez puisé vos renseignements. — Nous n'avons pas besoin d'aller aux renseigne- ments, dit M. Dumont avec embarras, le culte de la Vierge, les indulgences, le chapelet, etc., sont tous de dates récentes ; vous ne nierez pas cela, absolument. Qu'y a-t-il de plus contraire à l'Evangile que ce culte rendu à Marie ? N'avez -vous pas fait d'elle une média- trice entre Dieu et les hommes, tandis que Jésus-Christ GUSTAVE 159 a dit : Je suis le seul médiateur. Venons ensuite aux indulnjences ; ne les vendez-vous pas à prix d'argent pour le pardon des péchés ? N'est-ce pas un crime que de faire croire que l'on achète le pardon de ses péchés, comme l'on achète une marchandise quel- conque ? puis, le chapelet, avec lequel on fait un commerce considérable, n'est. . . — Assez, assez, dit le prêtre en l'interrompant ; votre ardeur vous entraîne trop loin. Une seule chose à la fois, s'il vous plaît, puisque vous n'avez pu, ni l'un ni l'autre, me dire, encore moins me prouver quand et par qui ces choses ont été inventées ; je vous dirai que vous ne pourrez jamais donner ni de noms, ni de dates. Les catholiques ont toujours prié la sainte Vierge, et les indulgences ont toujours existé depuis les apôtres. D'abord, faisons la preuve quant aux prières à la Vierge Marie. Qui a composé la première partie de l'Ave Maria? N'est-ce pas l'ange Gabriel en venant annoncer à Marie le mystère de l'Incarnation ? Et qu'a-t-il dit : Je vous salue, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous, vous êtes bénie entre toutes les femmes. Plus tard, sainte Elisabeth, mère de Jean-Baptiste et cousine de cette Vierge sainte, ajoute ; Et Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni. Or, l'Eglise en répétant cette partie de VAve Maria, ne fait qu'imiter cet archange et cette sainte femme, mère du grand précurseur de Jésus-Christ, et j'ajouterai, elle suit une coutume, une tradition introduite par un envoyé de Dieu. — Mais, qu'aliez-vous faire de la dernière partie ? Pour la première, passe ; on ne peut y voir qu'une salutation ; il n'en est pas ainsi de la dernière ; c'est une prière. — Je le sais, la voici : Priez pour nous, pécheurs, maintenant et à Vheure de notra mort. Eh bien ! je vous le demande, pouvez-vous condamner notre Eglise, parce qu'elle aime, vénère et prie celle que Dieu le Père a choisie pour sa fille, qui a été acceptée 160 GUSTAVE et traitée comme mère par Dieu le fils, choisie pour épouse par Dieu le Saint-Esprit ; celle enfin qui a eu le bonheur de porter un Dieu dans son sein, de l'al- laiter de son propre sein, de le porter dans ses bras et de lui prodiguer toute la tendresse d'une mère '? Dites-le-moi, jamais honneur et dignité aussi grands ont-ils été conférés aux hommes et aux anges ? Non, rien même qui en approche. De plus, n'est-il pas raisonnable de croire que cette mère, tant aimée et respectée sur la terre par Dieu le fils, peut obtenir plus que nous ? Ce fils pourrait-il lui refuser quelque chose ? Ecoutez bien, nous, catholiques, nous prions la sainte Vierge, non pas comme une médiatrice entre Dieu et les hommes, mais parce qu'elle peut intercéder efiîcacement auprès de Jésus-Christ qui l'aime et la regarde toujours comme sa mère. Et, en cela, nous ne suivons qu'une sainte et pieuse tradition qui re- monte aux premiers siècles de l'Eglise. — Et les indulgences, dit M. Johnson, elles ne datent pas de bien loin, celles-là. — Pardon, monsieur, elles sont encore plus vieilles. On acccuse notre Eglise de les vendre à prix d'argent, et à ses fidèles de les acheter pour obtenir le pardon de leurs péchés. Pour qui nous prenez-vous donc ? Pourquoi porter de telles accusations contre notre Eglise, qui enseigne que vendre ou acheter les trésors spirituels, c'est commettre un sacrilège ? Je ne vous accuserai point, vous protestants, d'autoriser la simonie, quoique nous voyions faire et proposer tant en secret que publiquement des transactions de cette nature, pour obtenir des bénéfices auxquels le salut des âmes est attaché. Je vous dirai tout simplement : tout ce que vous venez de dire, au sujet des indul- gences, est une calomnie ; l'indulgence n'a pas de rapport avec la rémission du péché ou avec son châ- timent étemel; elle n'exempte point du repentir ou de la pénitence. — Alors, qu'entendez-.vous par indulgences ? dit M. Johnson. GUSTAVE 1(51 — Et à quoi sont-elles bonnes ? ajouta M. Dumont. — Elles sont très bonnes ; non seulement elles sont une diminution des peines canoniques imposées par l'Eglise, mais nous croyons qu'elles obtiennent la rémission entière et partielle des peines temporelles dues au péché. Vous qui connaissez la Bible, vous devez vous rappeler plusieurs exemples du pardon accordé par le Seigneur à de grands pécheurs ; il leur remettait le châtiment éternel dû à leurs péchés, et, pourtant, il leur en imposait un temporel Ainsi, la sentence d'une mort éternelle fut remise à nos pre- miers parents en faveur de leur repentir, mais non celle de la mort corporelle et autres peines subies par le genre humain. Le prophète Nathan dit au roi David : Le Seigneur a efacé votre j^éché ; cela s'entend de la peine éternelle seulement, car il ajoute ; Néan- moins Venfant qui est de vous mourra. Plus tard, la vanité s'empare du cœur de ce même roi, et le conduit à faire le dénombrement de son peuple ; le Seigneur lui pardonne, mais il lui impose un châtiment temporely en lui ordonnant de choisir entre la peste, la guerre et la famine. Ne voyons-nous pas encore que les Ninivites ont apaisé la colère de Dieu, en se soumet- tant à la pénitence qu'il avait imposée par la voix de Jonas ? Souvenez-vous que, non seulement cette pé- nitence fut acceptée, mais encore qu'elle a été pro- posée à notre imitation par Jésus-Christ lui-même, qui a dit : Au dernier jour, ce peuple s'élèvera en juge- ment contre vous, si vous ne Fimitez pas. — Votre Eglise enseigne donc, dit M. Johnson, que ces indulgences remettent la peine temporelle due au péché ? — C'est cela, sinon dans sa totalité, du moins en partie ; elles remj^lacent les pénitences et châtiments temporels de la primitive Eghse. L'histoire nous apprend que ces pénitences, souvent très sévères, étaient par suite de la foi vive de ces temps, subies publiquement, ou du moins on ne cherchait pas à les 162 GUSTAVE tenir secrètes. Dans les temps actuels, où une orgueil- leuse sensibilité et la différence des croyances en- draient impossible la pénitence publique, l'Eglise, qui a toujours voulu conserver la pieuse tradition, ne change pas, remarquez bien, mais permet un mode plus secret de pénitence et autorise ses enfants à substituer des œuvres de miséricorde ou de piété aux anciens canons pénitentiaux. — Mais, dit M. Dumont avec dérision, qu'allez-vous faire de l'indulgence plénière ? Il n'y a pas de limite à celie-là. — Ne parlez donc pas ainsi, monsieur ; vous devez connaître les conditions exigées par l'Eglise pour ob- tenir l'indulgence plénière ; cependant, puisque vous me paraissez les ignorer, ou plutôt les avoir (mhliées, laissez-moi vous dire que vous ne devriez pas vous railler des indulgences, vu que le ministre protestant les accorde sans condition ; combien de fois n'a-t-il pas dit qu'il suffisait de demander à Dieu le pardon de ses péchés pour être lavé et nettoyé de toute souil- lure ? Qu'est-ce que cela, sinon une indulgence plé- nière 1 L'Eglise catholique est plus exigeante que cela, il lui faut plus qu'un aveu ou une simple de- mande ; elle veut une profonde humilité devant Dieu, la confession de nos péchés, accompagnée d'un grand repentir et d'une ferme résolution de ne plus pécher, pour en obtenir le pardon ; c'est-à-dire qu'elle exige une vraie conversion, et déjà il est aisé d'entrevoir que le péché trouve dans l'indulgence plénière son plus mortel ennemi; elle veut encore que nous re- cevions dignemf^nt la sainte communion. La con- fession et la sainte communion reçues dignement remettent la peine éternelle. Le tout doit être suivi de l'aumône, si nous le pouvons, de la prière pour l'Eglise toute entière, pour ceux qui l'ont abandonnéa, pour la paix et la bénédiction du ciel pour tous, et enfin de toutes autres bonnes œuvres que l'on est en état d'accomplir, telles que le jeûne, la mortiffcation, GUSTAVE 103 etc.; ces dernières conditions bien remplies remettent la peine temporelle. Voilà comment l'indulgence })lé- nière est accordée. Eh bien ! n'est-il pas vrai qu'ac- cuser notre Eglise de donner la permission de pécher ou de vendre le ciel à prix d'argent, quand elle exige de telles conditions, est une absurdité trop grande pour être admise par aucun homme raisonnable ? — Vous ne nierez pas, cependant, dit M. Johnson, qu'il existe aujourd'hui dans votre Eglise des coutu- mes et des cérémonies qui n'étaient pas en usage dans les premiers siècles, et que plusieurs d'entre elles sont contraires à l'Evangile ? — L'Eglise catholique approuve des pratiques et des cérémonies qui n'étaient pas en usage du temps des Apôtres, il est vrai ; mais pas une de ces prati- ques ou de ces cérémonies n'est contraire à l'Evan- gile ; au contraire, elles sont comme autant de monuments et d'ornements posés par les apôtres ou leurs successeurs à l'édifice de l'Eglise pour en honorer le divin architecte. De même qu'une famille aime à orner sa demeure, de même le catholique aime à orner son Eglise, en y plaçant des monuments impérissables. — Permettez-moi de vous donner une idée des pra- tiques et des cérémonies adoptées par notre Eglise de temps à autre depuis les Apôtres, dit Gustave. — Certainement, dirent plusieurs voix. — Il existe dans notre Eglise, reprit Gustave, une confrérie appelée Adoration perpétuelle; chacun de ses membres doit passer une heure, par jour ou par semaine suivant le nombre, devant le sacrement de nos autels ; et là, prosterné devant notre divin Sau- veur, il doit lui demander pardon des aff'ronts et des injures qu'il reçoit des pécheurs qui le méprisent ; il le prie d'oublier les ingratitudes des hommes qui oseut se révolter contre lui ; il l'implore de répandre ses grâces et sa miséricorde sur le monde entier, sur 5a fi!:imirie, ses ])a.vents, ses amis et ses ennemis, lie- 164 GUS'AVE marquez bien, chaque membre a son heure particu- lière le jour ou la nuit, de sorte que pas une heure, pas une minute ne se passe sans que les uns ou les autres de ces membres soient occupés à prier et à tenir compagnie à Jésus dans l'Eucharistie. — Dites-moi, ajouta le prêtre, cette pratique est- elle contraire à l'Evangile 1 Ne prouve-t-elle pas, au contraire, le grand amour dont ces âmes pieuses brûlent pour Jésus-Christ, qu'elles ne veulent pas quitter un seul instant ? Peut-on taxer d'erreur une Eglise qui approuve une aussi pieuse pratique ? — Je suis forcé d'avouer que cette pratique me paraît logique, dit M. Johnson. — Et très bonne, et il en est ainsi de toutes les autres pratiques et cérémonies approuvées par l'Eglise ca- tholique ; elles ont toutes pour motif l'honneur et l'amour de Dieu et de ses saints. — Et c'est pendant ces pratiques et ces cérémonies que les catholiques marmottent des "Ave Maria" sur leurs chapelets, dit M. Dumont avec ironie. — Si les catholiques marmottent en répétant des " Ave Maria " sur leurs chapelets, les chérubins, qui ne cessent de répéter. Saint, Saint, Saint est le Sei- gneur Dieu des armées, doivent en faire autant. — Les chérubins ne sont pas des protestants, dit Gustave. — Ils ne sont pas plus des catholiques, dit M. Dumont. — Dites donc plutôt, dit le prêtre, que les catho- liques ne sont pas tous des chérubins ; cependant ils en approchent plus que vous, protestants ; au moins ils cherchent à les imiter. — Mais pourquoi ces pénitences, ces cérémonies, ces jeûnes et ces mortiûcations ? dit M. Dumont ; toutes ces choses ne constituent pas la religion toute de cœur que Dieu demande de nous. Ces jeûnes à temps fixe, ces prières répétées trop souvent, ces pénitences et ces disciplines sont contraires à l'esprit GUSTAVE 165 des saintes Ecritures, et doivent être rejetées parce qu'elles ne sont pas nécessaires. — Je suis vraiment édifié de vous voir critiquer et rejeter des œuvres que Jésus-Christ a faites lui-même. N'a-t-il pas jeûné, mortifié son corps, subi toutes les humiliations, souffert toute sa vie ? Et pourquoi ? Avait-il besoin, lui un Dieu, de faire toutes ces choses ? A liez- vous lui dire qu'il n'était pas nécessaire d'agir ainsi ? Vous devez convenir que, s'il a agi ainsi, c'était pour nous faire comprendre combien ces œuvres sont nécessaires au salut et que nous devons suivre son exemple. C'est ce qu'ont fait les Apôtres et tous les bons chrétiens depuis. Ecoutez ce que disent saint Pierre et saint Paul dans leurs épitres : Mais je châtie mon corps rudement, et le réduis en servitude, de peur qu après avoir prêché aux autres, je ne sois rejwouvé moi-même. (Saint Paul, Ire Epitre aux Corinthiens, cliap. 9, verset 27e.) I^' abandonnez pas vos' membres au péché comme des instruments d'iniquité, mais donnez-vous à Dieu, comme devenus vivants, de morts que vous étiez, et offrez-lui vos membres pour servir d'instruments de justice. (Le même, Epître aux Komains, chap. G,;,vers. IBe.) E for- cez-vous donc de plus en plus, mes frères, d'affermir votre vocation et votre élection par les bonnes œuvres, car en agissant ainsi, vous ne pécherez jamais, (Saint Pierre, 2e Epître, chap. 1er, verset 10e.) — Je le répète, dit M. Dumont avec emphase, toutes ces pénitences, ces jeûnes, etc., ne sont que vanité de la part de ceux qui les mettent en pratique ; ils croient en cela mériter ou obtenir leur justification au jour du jugement. Pauvres aveugles, ils ne savent pas qu'en agissant ainsi, ils méprisent la toute-puis- sance de la passion de ce Sauveur qui a tout fait pour nous ; c'est amoindrir les mérites infinis de la E-édemption. — C'est-à-dire que Jésus-Christ ayant tout fait pour nous, il ne nous, rester rien à faire pour nous- W'y GUSTAVE mêmes. S'il en est ainsi, n'êtes-vous pas coupables de tenir les peuples dans l'ignorance ? Pourquoi ne leur prêchez-vous pas un sermon final en leur disant ou- vertement : Frères bien-aimés, nous venons vous annoncer une grande nouvelle qui va remplir vos cœurs d'une joie des plus vives ; une nouvelle ne datant pas d'hier, mais du jour où Notre-Seigneur est mort sur la croix pour nous. Le Christ, en mou- rant, a acquitté toutes nos dettes spirituelles ; il nous a lavés et purifiés complètement de tous nos péchés passés, présents et à venir. N'essayez pas d'amoindrir ou d'insulter aux mérites infinis de la Rédemption et à sa toute-puissance, en faisant * quelque chose pour vous-mêmes ; fermez vos églises, brûlez vos bibles, vous n'en avez pas besoin ; la foi seule suffit pour être sauvé ; toute bonne œuvre est inutile ; le jour de la grande liberté est arrivé: plus de prêches, plus de mortifications et, ce qui vaut encore mieux, ])lus de péchés à expier. Gloire à Dieu, gloire à Jésus-Christ qui nous a tracé un chemin si facile pour opérer notre salut. Oui, réjouissez-vous dans. . . — Vous allez trop loin, dit M. Johnson en l'inter- rompant, le ridicule n'est pas un argument. — Non, mais il tire les choses au clair quelquefois ; et ce sermon que je me suis permis de faire e7i plai- santant, est tout à fait en rapport avec vos avancés. Vous dites que le catholique croit devenir son propre sauveur en pratiquant les bonnes œuvres que son Eglise demande de lui. Je le nie complètement dans le sens que vous prétendez. Le catholique sait aussi bien, sinon mieux que le protestant, que Jésus-Christ est le seul Sauveur ; que le salut de son âme dépend des mérites infinis de sa passion et de sa mort. Mais il sait aussi qu'il y a un étroit sentier tracé par co divin Sauveur pour atteindre et obtenir ce salut ; cette croyance est basée sur sa foi, et cette foi il la regarde comme nn don gratuit de Dieu qu'il veut mettre à profit. Il cherche donc ce que ce divin Sauveur a GUSTAVE 167 enseigné, c'est-à-dire cet étroit sentier qii il a tracé; l'ayant trouvé, il se dit en lui-même : Je ne puis rien si je ne suis aidé de la grâce de Dieu ; W me faut donc la demander avec ferveur, si je veux que mon âme coopère à cette grâce, autre don de Dieu, afin d'obtenir ma justification. — Attendez, monsieur, dit M. Dumont ; nous ne pouvons mériter la grâce de nous-mêmes, encore moins notre justification. Tous les efforts que nous pourrions faire, ne sauraient être eSicaces pour jus- tifier nos âmes devant Dieu. Seule, la justice parfaite peut justifier ; la nôtre est toujours imparfaite, malgré toutes les bonnes œuvres de notre part ; ainsi ce n'est que sur la parfaite justice de Jésus-Christ que nous pouvons espérer la justification. — Et essayer d'y joindre nos œuvres imparfaites, toutes bonnes qu'elles soient, dit M. Johnson, et entreprendre de nous aider nous-mêmes c'est agir comme des insensés qui ne savent pas honorer et respecter le grand œuvre de notre divin Rédempteur. — La grâce, je le répète, dit le prêtre, est un don de Dieu, qui la donne gratuitement si nous la deman- dons avec ferveur. Quoique l'homme ne puisse mériter la grâce de la justification par ses bonnes œuvres, Jésus-Christ, par sa passion et sa mort, l'a méritée pour lui ; autrement à quoi serviraient-elles ? Vous savez comme moi que nos premiers parents, Adam et Eve, dès qu'ils furent créés, eurent des devoirs à rem- plir, quoiqu'ils fussent en état d'innocence et de sainteté ; plus tard, ils désobéirent à leur créateur, c'est-à-dire, refusèrent d'accomplir les bonnes œuvres qui leur avaient été imposées , la conséquence fut qu'ils per- dirent pour toujours, et avec eux leurs descendants, tout droit à l'eatrée du paradis. Ni son retour à Dieu, ni ses pleurs, ni ses bonnes œuvres ne pouvaient donner l'espérance du salut à l'homme déchu j^ar la faute originelle ; il était perdu sans ressource, et ce péché l'excluait à jamais de la présence de Dieu. 1 08 GUSTAVE Mais ce Dieu miséricordieux eut pitié de lui, et il envoya son divin Fils pour le racheter, lui rendre l'innocence et les droits qu'il avait perdus par son péché. Par la Rédemptioîi, ce divin Sauveur lui a donné le moyen de travailler à son salut, et les portes du ciel furent ouvertes de nouveau pour lui, à condition qu'il se rendît digne d'y entrer. Ecoutons saint Paul au 3e chap. de son épitre aux Romains, versets 23 et 24 : Tous ont péché et ont besoin de la grâce de Dieu ; ils sont justifiés gratuitement par sa grâce, jmr la Ré- demption qui vient de Jésus-Christ. Ainsi Dieu donne, par les mérites de Jésus-Christ, à l'homme qui la désire et la demande avec ferveur, une grâce suffisante pour l'amener à la connaissance de la vérité et à la justifi- cation par la foi et le baptême. L^ne fois que cette homme est justifié, c'est-à-dire dans un état de grâce habituelle, il a encore besoin d'une amuence de grâces actuelles pour l'exciter et l'aider dans l'accomplisse- ment des bonnes œuvres qui, faites dans cet état de grâce continuelle, deviennent méritoires, non par elles-mêmes, mais comme procédant de la grâce fruc- tifiante et des mérites infinis de Jésus- Christ, et il mérite ainsi un surcroît de grâces en ce monde et la couronne de gloire dans l'autre. Tout vient donc au nom et par les mérites du divin Sauveur qui, comme je l'ai déjà dit, nous a mérité la grâce de pouvoir tra- vailler à notre salut. Voilà ce que le catholique croit, mesdames et messieurs. Pendant que le digne prêtre parlait ainsi, on pouvait entendre un murmure d'admiration parmi ceux qui l'écoutaient. Quelle sublime doctrine ! disait l'un des plus âgés. — Oui, répondit son voisin, une si belle doctrine ne saurait être entachée d'erreur. — Le catholique est certainement meilleur que nous le pensions, disait un autre. — C'est pour obtenir cette foi vive, cette grâce de la justification, reprit le prêtre, que nous voyons tant (JUSTAVE 1 (39 d'âmes pieuses coopérer avec elles en, accomplissant toutes les bonnes œuvres que cette foi et cette grâce nous inspirent ; c'est pour elles que nous voyons tant de vierges sacrifier et abandonner les richesses et les plaisirs de ce monde, pour acquérir des trésors spiri- tuels dans ces maisons où se pratiquent tant d'actes d'héroïsme et de charité ; c'est pour elles que nous voyons tant de zélés missionnaires pénétrer, au risque de leur vie, jusque dans les pays les plus barbares, pour y prêcher Jésus-Christ. Si je vous ai dit cela, mesdames et messieurs, c'est que mon plus grand désir est de vous faire connaître l'Eglise catholique. Mais je dois me retirer, ajouta-t-il, j'espère que mes remarques ne vous ont point offensés. Et, après avoir salué, il se retira, laissant ses auditeurs absorbés dans leurs réflexions. 170 GL'STAVE CHAPITRE XV RENCONTRE DE M. DUMONT AVEC DEUX PASTEURS MORMONS. Deux jours plus tard, le vapeur accostait à St- Joseph. Avant de débarquer, M. Johnson vint serrer la main à Gustave, en l'invitant à venir le voir. Notre digne prêtre lui avait dit : Dieu vous bénira, brave jeune homme, pour la défense que vous prenez de sa sainte Eglise. Qui sait, Dieu vous a peut-être choisi pour être l'instrument de la conversion de vos parents, si bons d'ailleurs. Adieu, ajouta- t-il avec émotion, soyez certain que jamais je ne vous oublierai. Comme à Saint-Louis, une délégation vint au- devant de M. Dumont pour le conduire, lui et sa famille, dans la confortable demeure qu'on lui avait préparée. Le mois de septembre arrivé, Gustave et Alice se rendirent à Saint-Louis, comme il avait été convenu. M. Lewis les reçut à bras ouverts, et le jour de l'ou- verture des classes, l'un fut placé au collège, l'autre entrait au couvent avec Clara, fille unique de ce monsieur. M. Dumont revenait d'un voyage entrepris dans l'intérêt de son église naissante, lorsqu'il fit connais- sance avec deux ministres mormons, qui lui firent une peinture si brillante de leur secte, des avantages temporels et spirituels qu'il pouvait y rencontrer, des services incessants que son talent pouvait rendre à leur cause, que la Bible à la main, ils l'endoctrinèrent et l'attirèrent dans leur parti. rJUSTAVK 171 Vous aimeriez peut-être, aimable lecteur, à con- naître quelques détails sur cette nouvelle secte. Voici ce que l'histoire raconte par la voie des journaux du temps et autres sources. Je vous la donne telle que je la connais. Vers l'année 1840, un nommé Joseph Smith, demeu- rant dans l'Etat de New- York, trouva dans les tablettes d'un libraire de son village, d'autres disent chez une veuve âs^ée, un vieux livre intitulé " Livre de Mormon." Dès lors, il se proclama prophète, et jura que Dieu lui avait révélé dans un songe où était ce livre, qui contenait toutes les doctrines que les saints du dernier jour devaient croire et pratiquer, en ajoutant qu'il avait reçu la mission de le faire propager dans le monde entier. Doué d'une grande éloquence, il put en imposer à un assez grand nombre pour fonder une église. Après avoir rassemblé au delà d'un millier d'adhérents, il les fit émigrer sur les bords du fleuve Mississipi, au-dessus de Saint-Louis, pour fonder une ville qu'il nomma "Nauvoo" (la Nouvelle). Là, après s'être formé un gouvernement, composé de douze apôtres et de lui-même comme chef tant au spirituel qu'au temporel, il consacra plusieurs diacres qu'il envoya en Europe pour évangéliser les nations et accroître le nombre de ses fidèles. Voyant que tout allait selon ses désirs, il fit bâtir un temple, remarquable par sa beauté et ses richesses, mit sur pied une armée de six mille hommes qu'il baptisa du nom "d'Anges destructeurs" et rassem- bla bientôt une population de plus de quinze mille. Leurs voisins, las et fatigués des déprédations con- tinuelles dont on accusait plusieurs de ces sectaires, les avertirent de cesser, sinon qu'ils les chasseraient de l'Etat. Voyant qu'on ne prêtait aucune attention à leurs avis, les habitants de l'Etat, furieux de se voir ainsi mépriser, forcèrent les autorités à s'em- parer de la personne de ce prophète avec quelques 172 i GUSTAVE uns de ses complices ; au mois de juin 1844, le maré- chal de l'Etat les fit enfermer dans la prison du comté, située à Carthage, à quelques milles de Nauvoo. Deux jours après, une troupe composée de plusieurs centaines de personnes, voulant chasser les Mormons complètement, entrèrent dans ISauvoo pendant la nuit, et mirent cette ville à feu et à sang. Après avoir commis ce forfait, ils se tournèrent du côté de Car- thage, forcèrent les portes de la prison et mirent Joseph Smith à mort ainsi que quelques-uns de ceux qui étaient avec lui. Les Mormons, découragés, traversèrent la rivière et s'arrêtèrent dans l'Etat du Missouri ; mais les Missouriens les firent déguerpir sans leur donner le temps de prendre haleine. Alors, l'un des apôtres, nommé Brigham Young, se disant inspiré de Dieu, se mit à leur tête et prit la route du lac Salé, où ils ' arrivèrent après avoir essuyé les plus grandes priva- tions, en l'année 1847, et ils fondèrent la ville du Lac- Salé, qui existe encore. Quant à leurs doctrines, ce livre vous en fera connaître quelques-unes ; vous pourrez en juger vous-même. M. Dumont, qui avait décidé de se rendre à la ville sainte (c'est ainsi que les Mormons appellent la ville du Lac-Salé), siège de leur secte, ne savait pas comment s'y prendre pour avoir ses deux enfants. Après avoir beaucoup réfléchi, il se dit à lui-même : Il vaut mieux faire venir Gustave seul pour le mo- ment, mon épouse ira chercher Alice plus tard. Il télégraphia à Gustave, lui ordonnant de se rendre immédiatement à Saint- Joseph. Gustave, surpris et inquiet, se rendit à la demeure de M. Lewis et lui fit part de la dépêche qu'il venait de recevoir. — Allez, mon jeune ami, lui dit ce monsieur; mais revenez aussitôt que possible ; une absence trop pro- longée pourrait vous faire ^du tort dans vos études. Gustave le promit, et le lendeinaiu il prenait la GUSTAVE 173 route de Saint- Joseph, où il arriva quelques jours après. — Que je suis heureuse de te voir, cher enfant, dit madame Dumont en l'apercevant ; j'espère que tu n'es pas malade pour avoir ainsi quitté le collège ? — Je vais répondre pour lui, dit M. Dumont ; sachez que je suis Mormon et j'ai fait venir Gustave parce que nous devons partir sous peu pour la ville du Lac-Salé ; tu devras aller toi-même retrouver notre fille à Saint-Louis. Ce fut un coup de foudre pour madame Dumont, qui se laissa tomber sur une chaise sans pouvoir pro- férer une parole. — Comment ! vous, papa ! ... un Mormon, dit Gus- tave pâle et défait. — Dis-moi donc ce qui a pu te faire embrasser cette secte ? dit madame Dumont. — Oui, je suis un des saints du dernier jour ; Dieu m'a ouvert les yeux, j'étais aveugle et je ne connais- sais pas encore le pur Evangile. Oui, je m'en vais à la nouvelle Jérusalem, la cité sainte établie par Dieu pour être la demeure de ses élus. — Ah ! papa, je vous en prie, dit Gustave, re- broussez chemin avant qu'il soit trop tard. — Quoi ! toi, un papiste, un idolâtre, vas-tu essayer de me montrer ce que j'ai à faire ? — Assez ! s'écria madame Dumont en se levant ; Gustave est meilleur que toi et moi ; lui seul est dans le vrai chemin, lui seul est dans la vraie Eglise de Dieu. Puis, se jetant à genoux, elle ajouta : Oui, mon Dieu, je reconnais à présent que la sainte Eglise catholique est celle que votre divin Fils a établie. Pardonnez à mon cœur trop longtemps rebelle ; rece- vez-le avec bonté, traitez-le avec miséricorde ; je vous l'ofifre tout entier, gardez-le sous votre sainte protec- tion pendant toute ma vie, et surtout durant ces jours d'épreuves qu'il vous plaît de me faire subir. Je 174 GUSTAVE VOUS promets, aussitôt qu'il me sera possible, de me jeter dans les bras de cette sainte Eglise, où je pourrai trouver la vérité, la paix de l'âme et épan- cher mon cœur éprouvé dans le sein de votre divin Fils. Elle se lève et, se tournant du côté de Gustave, lai dit : — Prie pour ta mère, cher enfant, que je puisse avoir ce bonheur. Et vous, monsieur, en s'adressant à son époux, si votre décision est de vous rendre au lac Salé, je vous préviens que vous irez seul, moi je resterai ici, advienne que pourra. — C'est ta nouvelle religion qui te fait refuser de me suivre ? — Ne parle pas ainsi, dis donc plutôt que c'est la tienne qui est nouvelle, comptant à peine quinze années d'existence ; c'est cette nouveauté, je suppose, qui te fait croire que mon devoir d'épouse m'oblige de te suivre partout oii bon te semblera. Tu as perdu ton âme en t'associant à une secte qui ne respecte ni les lois, ni les mœurs du pays. Il me reste une con- solation, mes enfants ne te suivront pas. — Et moi, je dis qu'ils me suivront de gré ou de force, dit M. Dumont en frappant sur la table. Je suis décidé à suivre les saints de Dieu ; ainsi prépare- toi pour le voyage, sinon, agis à ta guise. — Je suis toute décidée ; je ne te suivrai pas, et j'espère que Dieu ne m'abandonnera pas. — Mais, que vas-tu faire seule ici ? — Ne t'inquiète pas de moi ; laisse-moi ce qui m'appartient ; mon père vit encore, avec lui et mes enfants je me tirerai bien d'affaires. Gustave m'aidera. — Ne me parle pas des enfants ; je te dis encore une fois qu'ils vont me suivre. — Papa, dit Gustave d'une voix émue, je vous dois l'obéissance et le respect ; mais ce que je vous dois, je le dois aussi à ma mère ; je vous dirai tout de suite que je ne la quitterai pas pour ajouter à son malheur. — Ah ! toi aussi tu te rebelles ; nous allons voir si la loi ne vous fera pas agir. GUSTAVE 175 — Belle religion que tu as là, dit madame Dumont. As-tu trouvé dans la Bible que tu pouvais laisser ton épouse et lui ôter ses enfants ? Si telle est ta décision, la loi qui te protège nous protégera aussi. — Et tant que je serai vivant, ma sœur ne fera pas ce voyage, dit Gustave. Puisque loin de l'écarter du péril, vous voulez vous-même l'y jeter, moi je l'em- pêcherai, et, Dieu aidant, je réussiiai. — Comment ! toi, mon fils, me parler ainsi ! dit M. Dumont avec colère ; nous allons voir qui gagnera dans cette affaire. Prenant son chapeau, il se rendit chez un avocat, remarquable comme solliciteur de divorce. Gustave, en voyant sortir son père, se jeta dans les bras de sa mère et se mit à pleurer. — Ne pleure pas ainsi, cher enfant, dit madame Dumont en l'embrassant ; prions Dieu afin que ton père revienne à de meilleurs sentiments. — Oui, maman, la prière est toujours une conso- lation pour l'âme affligée. Et tous deux, se mettant à genoux, prièrent avec ferveur, *' Mon Dieu, disait Gustave, que vos desseins sont impénétrables ! vous permettez qu'au même moment où papa s'éloigne de plus en plus de vous, ma mère s'en rapproche. Je vous remercie pour ce grand bienfait, je vous conjure de me faire la grâce de voir bientôt mon père suivre son exemple. Veuillez prendre soin de nous dans ce temps d'épreuve, ne nous abandonnez pas." — Que va-t-il arriver, maman, demanda Gustave en se levant, dans le cas où papa se servirait de la loi contre nous ? — Je ne sais ; je crains cependant que tu doives le suivie mais ta sœur restera avec moi. — Mais, chère mère, comment ferai-je pour vous quitter, vous si bonne pour moi, et de nouvelles larmes inondent sa figure. — S'il faut que tu me quittes, dit madame Dumont 176 GUSTAVE €n essayant de retenir ses larmes, je me résignerai à la sainte volonté de Dieu. Je ressens déjà la peine que va me causer ton départ ; cependant j'ai la certi- tude, qui pour moi est une grande consolation, que tu ne m'oublieras pas et que tu reviendras bientôt. Oui, mon cœur me le dit. Dieu se servira de toi, cher enfant, pour être l'instrument de la conversion de ton père. Va, suis ton père, c'est toi qui nous réuniras un jour. Console-toi, tu seras bientôt en âge, et ce voyage ne peut durer au delà d'une année, aller et retour. — Mais, maman, il m'est impossible de vous quitter, vous que j'aime tant, et ma sœur. . . — J'aurai bien soin de ta sœur ; j'irai résider à Saint-Louis pour être auprès d'elle. Tu sais que M. Lewis ne la laissera manquer de rien. Quant à moi, j'ai encore de l'argent, et s'il venait à m'en manquer, je n'aurais qu'à écrire à mon père. Ainsi, ne crains rien pour nous. Puis, tu dis que tu m'aimes, alors suis ton père par amour pour moi ; accepte ce sacrifice de nous quitter pour quelque temps, par amour pour Dieu, qui t'en récompensera. Va partout oti ton père ira, sois toujours bon pour lui, égaie-le autant qu'il te serii possible et fais tout pour lui procurer du bonheur. Ensuite, tu sais que je suis son épouse ; j'aime ton père et, s'il partait seul, je craindrais ne plus le revoir. Voyons, cher enfant, ajouta-t-elle en le voyant pleurer davantage, promets-moi de suivre ton père pour le ramener ; écoute-moi et ne te cha- grine plus. — Oui, ma mère, par amour pour vous je suivrai papa, dit Gustave prenant une résolution subite. Je le suivrai comme je vous ai suivie de Montréal à Burlington ; j'ai aujourd'hui le bonheur de vous voir •décidée à embrasser la religion catholique : en suivant mon père, Dieu m'accordera peut-être la même grâce pour hii. — Que Dieu te soit en aide, cher enfant, dit madame GUSTAVE 1/7 Dumont en l'embrassant. Oui, tu m'as suivie et j'en bénis Dieu ; espérons que ton père aura le bonheur que j'éprouve en ce moment. Dieu nous envoie par- fois des peines passagères pour nous procurer des joies durables plus tard. C'est alors que nous recon- naissons son infinie bonté et apprécions la grandeur de sa miséricorde. — Je vais vous quitter, chère mère ; mais je vous promets de suivre mon père et de vous le ramener. Au même instant, M. Dumont, qui, grâce aux lois favorables des Etats-Unis, venait d'obtenir un acte par lequel il serait libre, si son épouse ne revenait pas au domicile conjugal, entra dans la maison, bien décidé de faire connaître à son épouse et à son fils ce qu'il venait de faire. Cependant lorsqu'il apprit la décision de Gustave, il parut content et ne fit rien savoir. Aussitôt commencèrent les préparatifs du voyage. Enfin, après plusieurs jours passés à tout mettre en ordre, le moment de la séparation arriva. Gustave conduisit sa mère au vapeur en destination de Saint- Louis. M. Dumont les suivait à une petite distance en arrière ; troublé, il détournait la tête pour ne pas voir son épouse qu'il avait toujours aimée et respectée ; il pensait à sa fille, ange de douceur et de beauté, qu'il allait quitter. Il eut un moment de repentir, et nul ne sait ce qui serait arrivé, si le dernier coup de cloche du vapeur ne l'eût tiré de ses réflexions ; les câbles se déta- chent. . . le passerelle se retire, et Gustave est encore dans les bras de sa mère. D'un bond, il saisit son fils, qu'il enlève dans ses^ bras comme un tout petit enfant, et saute sur le quai. Le vapeur tourne sur lui-même et prend la direction de Saint-Louis. Gustave ne le perd pas de vue, il le- voit s'engager dans un détour et disparaître. Ah l mon Dieu, s'écrie-t-il, où est ma mère ? Mais que 178 GUSTAVE votre volonté se fasse, faites que je la revoie bientôt. Une semaine plus tard, M. Dumont et son fils étaient à Omaha, où se concentraient les Mormons pour former leurs caravanes. L'une d'elles devait partir dans deux jours, et être conduite par un apôtre qui, en apercevant M. Dumont, fait éclater sa joie de le revoir en le nommant capitaine des gardes. Cette caravane comptait soixante et dix wagons attelés de six paires de bœufs chacun, au delà de cent hommes en état de porter les armes, sans compter les vieillards, les femmes et les enfants, formant en tout près de cinq cents personnes. On y voyait des Anglais, des Norvégiens, des Prussiens et des Hollandais, deux ou ti'ois Américains, mais pas un seul Français ou Irlandais. Il paraît, se dit Gustave en souriant, que ces apôtres ont de la difficulté à créer des saints avec les catholiques. Mais, hélas ! ajouta-t-il tristement, il y a un Canadien, et ce Canadien est mon père. Non loin des wagons, paissaient une grande quan- tité de bœufs et une trentaine de chevaux de selle, appartenant aux plus riches. Un coup de cloche tira Gustave de ses réflexions, et il vit tout ce monde se diriger vers le milieu du camp ; la curiosité le fit suivre les autres. Au centre du cercle formé par les wagons, l'apôtre qui s'était constitué capitaine général de la caravane, était occupé à dépaqueter des revolvers, des cara- bines, des cartouches, des poignards et plusieurs brassées de câbles. Triste besogne pour des saints, pensa Gustave. Après avoir terminé, l'apôtre commanda le silence et d'une voix forte, il dit : — Mes frères, ces armes ont été achetées avec le produit de votre souscription ; chacun de ceux qui sont en état de les porter, viendra à son tour et je les distribuerai. Deux cents rondes de cartouches, un revolver et une carabine seront la part de chacun ; GUSTAVE 179 ainsi, aussitôt que j'aurai fini de parler, vous vous présenterez pour les recevoir. Vous savez, cbers frères en Jésus-Christ, que nous avons un grand voyage à faire ; nous aurons besoin de ces armes pour nous protéger contre les gentils (c'est ainsi que les Mormons appellent les chrétiens qui ne sont pas de leur croyance) et les sauvages que nous allons ren- contrer sur notre route. Demain, nous commencerons notre grand pèlerinage vers la nouvelle Jérusalem, vers la cité sainte où couleront le lait et le miel pour nous, les élus de Dieu, les saints du dernier jour. A l'exemple de Moïse conduisant les Israélites, nous devrons marcher en avant sans crainte, et renverser ceux qui oseront nous porter obstacle, jusqu'à notre arrivée dans la terre promise ; rendus là, nous aide- rons tous à bâtir le royaume que Dieu veut établir pour ses enfants. — Amen ! Amen ! Alléluia ! Gloire à Dieu, s'écria tout le monde. — Mahomet n'aurait pas fait mieux, se dit Gustave, j'ai hâte cependant de voir le lait et le miel. — Je dois vous avertir, continua l'apôtre, que la plus grande discipline devra être observée ; mon devoir comme capitaine est de faire observer les règlements que nous avons établis pour notre bien commun, et de punir avec rigueur la moindre infrac- tion ou insubordination. Puis, faisant venir M. Dumont près de lui, il ajouta : — Voyez devant vous un illustre converti, un ora- teur des plus distingués, un nouvel apôtre qui va se jeter aux pieds du prophète de Dieu, pour recevoir de lui l'onction sainte et la mission d'aller implanter le pur Evangile au Canada, sa patrie. Je l'ai nommé capitaine des gardes ; il vous dictera le jour, la nuit et l'heure que vous devrez être de garde ; vous lui donnerez vos noms, ceux de vos fils en état de manier une carabine, afin qu'il puisse assigner son rôle à chacun. Dans le cours de cette journée, nou-; passerons à vos 180 GUSTAVE tentes pour examiner si vous avez tous assez de pro- visions ou s'il vous manque quelque chose d'indispen- sable pour le voyage. A présent, chers frères et sœurs, faites vos derniers préparatifs, car nous par- tirons à quatre heures précises demain matin. Laissons-les se préparer, et revenons à madame Dumont, que nous avons quittée sur le vapeur, en route pour Saint-Louis. Aussitôt arrivée dans cette ville, elle se rendit à la demeure de M. Lewis. Ce monsieur et sa dame, la voyant pâle et triste, s'empressèrent de lui demander s'il était arrivé un malheur. Madame Dumont leur raconte en pleurant tout ce qui s'était passé. — Je suis vraiment désolée pour vous, dit madame Lewis. — Et je ne peux comprendre comment un homme aussi intelligent, un ministre aussi distingué, a pu adopter cette croyance, dit M. Lewis. — Il faut espérer, ajouta madame Lewis, que cette séparation ne sera pas de longue durée. — Et je suis vraiment peiné pour Gustave, reprit M. Lewis ; cette suspension dans ses études va lui causer un grand tort ; il était très estimé au collège, et ses maîtres, qui m'en parlaient encore hier, ont hâte de le revoir. Votre fils est un digne jeune homme, madame ; il remplira sa promesse, et vous ramènera votre époux, soyez-en certaine. — C'est cette confiance qui me console, dit madame Dumont ; j'ai l'espérance que Dieu me rendra mon époux et mon fils. Mais veuillez me dire comment est ma fille. — Votre Alice est un ange de bonté, répondit madame Lewis, nous la voyons deux ou trois fois par semaine, et nous avons appris à la considérer comme notre propre enfant. Clara la regarde comme une sœur dont elle ne saurait se séparer, et elles ne se quitient jamais. GUSTAVE 181 — Et chaque fois que nous la voyons, reprit M. Lewis, elle nous témoigne toujours le plus grand respect, s'informe de notre santé, de la vôtre, et de Gustave qu'elle croit encore au collège. — Cette nouvelle va lui causer beaucoup de peine, dit madame Lewis, elle au cœur si tendre et qui aime tant son frère ; je ne sais réellement comment faire pour la lui annoncer sans trop la surprendre. — Il serait mieux que tu ailles seule au couvent pour l'amener ici, dit M. Lewis. Elle sera joyeuse en voyant sa mère, qui saura mieux comment s'y prendre pour lui faire connaître ce qui est arrivé. — C'est ce qu'il y a de mieux à faire, dit madame Lewis, en sortant pour ordonner la voiture. — Une demi-heure plus tard, Alice, surprise de voir sa mère, sautait toute joyeuse dans ses bras et lui faisait mille questions. Toute entière à la joie qu'elle éprouve, elle ne s'aperçoit pas de la pâleur et de la tristesse imprimées sur la figure de sa mère, et lui demande : * — Vous êtes allée voir Gustave, sans doute ? — Non, pas encore, répondit madame Dumont, qui ne put retenir ses larmes davantage. — Que je suis heureuse, s'écria Alice, nous irons au. . . Mais tout à coup elle aperçoit que sa mère pleure, et elle s'écrie : — Qu'avez-vous donc, maman? Comme vous êtes pâle . . . pourquoi pleurez-vous ? . . . Voyant que sa mère ne répond pas, elle fond en larmes, et ajoute d'une voix étouffée : — Parlez, maman. . .vite. . .il est arrivé quelque malheur à Gustave ... Ah ! mon Dieu, serait-il pos- sible que mon frère fût mort. . . — Calme-toi, pour l'amour de Dieu, chère enfant, s'écrie madame Dumont. Mais Alice ne l'entendit pas ; elle était tombée évanouie dans les bras de inadfimc Lewis. 182 GUSTAVE On s'empresse de la porter sur un lit et de lui donner les soins nécessaires. Revenue à elle, Alice aperçoit sa mère à ses côtés et un nouveau torrent de larmes inonde son oreiller. Au bout de quelques minutes, elle prend la main de sa mère et lui dit : — Je vieus de faire un beau rêve, maman ; j'ai vu Gustave entrer tout joyeux dans le parterre en avant de cette maison. Papa, qui le suivait, vous fut pré- senté par lui, et il m'a semblé qu'il pleurait lorsqu'il vous a aperçue. Vous étiez toute joyeuse de le revoir. Oe vous ai demandé la cause de votre joie, et vous m'avez répondu : ''Si je suis joyeuse, c'est parce que ton frère me ramène mon époux et ton père." J'allais justement me jeter dans les bras de Gustave, lorsque je me suis réveillée. Ah ! mamau, je vous en prie, dites-moi donc ce qui est arrivé pour vous avoir causé tant de peine. — Tu viens de me le dire toi-même, chère enfant ; dans ton rêve, tu as vu la réalité. Tu viens de remplir mon cœur d'espérance. Elle lui raconte ensuite ce qui s'était passé, et ajoute : — Console-toi, ma fille, je vais rester auprès de toi, auprès de mon Alice, jusqu'au retour de ton père et de notre Gustave. — Vous allez rester auprès de moi, chère mère ? — Oui ; mais comme je ne voudrais pas être à charge aux aimables personnes qui t'ont prodigué tant de bontés, je me placerai près de ton couvent. Plus tard, si cela devient nécessaire, nous partirons pour l'Etat du Vermont, oii réside mon vieux père, qui aura soin de nous. — Non pas, dit madame Lewis qui entrait en ce mo- ment. M. Lewis et moi, venons de décider que vous resteriez avec nous en attendant le retour de votre époux ; c'est-à-dire, si vous n'y avez pas d'objection. — Mais. . .madame, dit madame Dumont, je. . . — Xe nous refusez pas ce plaisir. Que ferait notre GUSTAVE 183 Clara si elle se voyait séparée de votre fille à laquelle elle est si attachée ? Et ne craignez pas d'être à charge ou de nous fatiguer en restant dans cette maison. — J'espère, madame, que vous ne refuserez pas de 'rester avec nous, dit M. Lewis, qui entrait pour s'en- quérir de l'état d'Alice. D'ailleurs, n'est-il pas mieux que votre père ignore le malheur qui vous arrive pour le moment? Cette séparation ne peut pas être de longue durée ; votre époux est trop intelligent pour ae pas s'apercevoir de l'erreur qu'il vient de com- mettre, et Gustave hâtera le dénouement. Si toutefois 3on absence se prolongeait trop longtemps, il sera toujours assez tôt pour causer cette peine à votre père. — Et, n'est-ce pas, ma chère enfant, dit madame Lewis en s'ad ressaut à Alice, que tu ne voudrais pas quitter notre Clara ? Alice, reconnaissante, embrassa sa bienfaitrice. — Voyons, dit M. Lewis ému, je propose un tour à la campagne. — Oui, dit madame Lewis, l'air pur et frais qu'on y respire ne peut que nous faire du bien. — Quelques minutes plus tard, une voiture, traînée rapidement par deux superbes courtiers, les condui- saient tous quatre hors de la ville, qu'ils ne revirent que fort tard dans la soirée. Quelques jcfirs après, la résignation succéda aux pleurs et à la peine. Madame Dumont, voulant se rendre utile, avait demandé de l'ouvrage à madame Lewis. — Oui, madame, lui dit cette dernière, toutes deux nous confectionnerons des habits pour les chères petites orphelines des sœurs de la charité. Alice, plus joyeuse, retourna au couvent, et l'on attendit avec espérance. 184 GUSTAVE CHAPITRE XVI UNE MONTAGNE DE SABLE. ENTRETIEN DE GUSTAVE AVEC SON PÈRE. Nous avons laissé notre caravane sur le point de partir ; et le lendemain, dès l'aurore, elle se mit en marche. Gustave, bien décidé de ne pas tenir compa- gnie à ces Mormons, monta à cheval et galopa en avant pour être seul autant que possible. Deux jeunes gens, fils d'un riche fermier anglais nouvellement converti au mormonisme, ne l'eurent pas plus tôt aperçu, qu'ils piquèrent leurs chevaux pour le rejoindre. Ils étaient frères et se nommaient George et Arthur Williams. Rendus auprès de Gustave, George le salua en disant : — Auriez- vous objection de nous laisser chevaucher avec vous ? — Aucune, répond Gustave ; cependant je vous avertis que je ne suis pas un saint, moi. — Un Mormon, vous voulez dire ? dit Arthur en riant ; un beau nom que celui-là. — Mais, n'êtes-vous pas des Mormons î demande Gustave, déjà attiré vers ces deux jeunes garçons par leur bonne mine et l'éducation dont ils faisaient preuve. — Ah ! non, répondirent-ils ensemble, nous ne sommes pas Mormons, et ne voulons pas l'être. — J'en suis bien aise, car je pensais ne pas voir de visages amis pendant tout le cours de ce voyage. GISTAVE }SÔ Mais, je parle comme si vous m'aviez accepté comme ami ou compagnon. — C'est pour cela, dit George, que mon frère et moi sommes venus vous rejoindre. — Merci. Et tout en galopant, tous trois se mirent à causer. On parla de collège, d'études, de ces temps joyeux qui, hélas ! n'étaient plus. — Ils étaient arrivés sur le sommet d'un grand coteau. Frappés du magnifique coup d'œil qui se présentait à leurs regards, ils arrêtent leurs chevaux pour le contempler. — Quel beau spectacle ! et que Dieu est grand dans ses œuvres, dit Gustave. Voyez ces immenses prairies ondulantes, et cette ceinture d'arbres qui les entou- rent ; ne dirait-on pas un beau et gigantesque jardin 1 — Oui, répondit George ; cette vue me fait souvenir du domaine de papa ; ces arbres qui bordent les prairies me représentent les plantes qui entouraient nos terres, et dont la verdure ne le cédait pas à celle que nous voyons devant nous. Et dire qu'il a laissé un si beau domaine pour se rendre dans un désert. — C'est sa nouvelle religion qui en est la cause, dit Arthur. — Peste de nouvelles religions ! reprit George. — Mais, mes amis, dit Gustave en souriant, il faut bien quitter quelque chose pour devenir saint. Et c'est un beau pays que nous avons devant nous. — Oui, un beau pays, dit Arthur, mais attendez ; dans quelques jours, tout ne sera pas rose comme aujourd'hui. Bientôt, nous allons quitter ces belles prairies pour nous engager dans un désert, où nous allons rencontrer des sauvages, des loups, des ser- pents, et que sais-je ?avec lesquels nous aurons maille à partir. — N'essaie donc pas de nous faire peur, dit une voix douce en arrière d'eux. Tous trdis se retournent pour voir qui parlait ainsi. 186 GUSTAVE — Ah ! c'est toi, chère sœur, dit George. Viens, je vais te présenter à notre nouvel ami ; et, s'adressant à Gustave, il ajouta: Notre sœur Emily, et une bonne sœur pour nous, je vous assure. Gustave s'avance et salue respectueusement cette demoiselle qui lui paraît âgée d'une vingtaine d'années. Frappé de sa beauté et de ses manières distinguées, il se dit à lui-même : Quelle pitié qu'une personne aussi accomplie soit obligée de se mêler avec ces Mormons qui, d'après moi, ne l'édifieront pas par leur morale, suite de leurs doctrines. Je vous remercie, ô mon Dieu, d'avoir permis que ma sœur ne soit pas de ce voyage. La pensée de sa sœur le rendit triste et, voulant donner libre cours à ses pensées, il piqua son cheval pour s'éloigner. — Oii allez- vous donc, monsieur ? dit Emily ; je ne suis pas venue ici pour vous éloigner de mes frères. Ainsi, je vous prierai de nous tenir compagnie. — Pardon, mademoiselle, si j'ai manqué de politesse, dit Gustave ; mais j'ai pensé que moi, étranger, je pourrais vous déranger dans votre conversation. — Ne vous considérez pas comme étranger avec nous, dit George. — Et j'aime toujours être avec mes frères, dit Emily, car je n'aime pas la compagnie de ces Mor- mons. — Notre sœur ne nous quitte jamais, depuis que nous sommes partis d'Angleterre, ajouta George. Ainsi, veuillez rester avec nous. — Je ne sais, dit Arthur, mais il me semble que Emily a confiance en nous, et que en notre compa- gnie toute crainte disparaît. — Oui, chers frères, dit Emily, je ne crains pas ces Mormons lorsque je suis près de vous ; et elle ajouta en essuyant une larme : J'espère que vous ne m'a- bandonnerez pas. GUSTAVE 187 — Ne parle pas ainsi, s'écrièrent ensemble George et Arthur ; tu nous attristes. Qu'un seul de ces sec- taires ose seulement te regarder, et lous lui ferons voir ce qui serait mieux pour lui. — Et vous pouvez compter sur moi au besoin, dit Gustave avec émotion ; j'ai, moi aussi, une bonne sœur comme la vôtre. Heureusement, Dieu a permis qu'elle ne soit pas de ce voyage ; mais vous, made- moiselle, la remplacerez dans la protection que je lui aurais donnée si elle était avec nous. — Merci, dit Emily d'une voix tremblante. — Et nous, dirent George et Arthur, nous vous remercions de la bonté et de l'égard que vous venez de témoigner à notre sœur ; et de ce jour, veuillez nous regarder comme vos frères. — Oui, chers amis, dit Gustave , mais laissons de côté la tristesse qui commence à s'emparer de nous, chassons toute pensée lugubre. Il vaut mieux se dis- traire et s'amuser. Voyez-vous ce petit arbre en avant de nous ? Je propose une course pour voir qui va arriver le premier. En êtes-vous ? — Oui, oui, répondirent-ils, et, piquant leurs che- vaux, ils les lancèrent au galop ; la victoire, cette fois, fut remportée par Emily, qui maniait un superbe coursier avec plus d'adresse que ses compagnons. Ces derniers, piqués de leur défaite, voulurent prendre leur revanche, et de nouvelles courses furent proposées. On se fit un plaisir d'accepter, et à partir de ce jour, la plus franche gaieté ne cessa de régner entre ces jeunes gens qui s'étaient juré amitié et secours mutuel au besoin. Deux jours après le départ, notre caravane avait établi son camp au bord d'une petite rivière qu'il fallait traverser le lendemain. Un seul coteau la sé- parait de la grande prairie qu'elle devait suivre dans toute sa longueur. Les voitures étaient placées en hémicycle, ainsi que cela se faisait toujours, pour pré- venir toute attaque, les hommes pouvant, de i'in- 188 GUSTAVE térieur de ce cercle, s'abriter derrière les wagons, voir ce qui se passe au dehors, et tirer sur leurs ennemis, les sauvages, sans s'exposer à leurs flèches meurtrières. On était occupé à préparer le souper, lorsque Gusta- ve aperçoit une soixantaine d'hommes à cheval accou- rant rapidement vers le camp. Il en avertit le capitaine qui s'empresse de commander à ses gens de préparer leurs armes. Inquiets, hommes, femmes et enfants se demandaient quelle pouvait être l'intention de ces hommes, et quelle mission ils venaient remplir. — Je ne sais que penser de ces hommes, dit le capitaine. — Leur allure n'est pas tout à fait rassurante, ré- pondit Gustave ; ils ne viennent pas en mission de paix, d'après moi. — C'est ce que je crains, dit le capitaine ; restez à l'entrée du camp, jeune homme, je vais donner l'ordre aux femmes et aux enfants d'entrer dans les wagons, et je viendrai vous rejoindre avec du renfort. Gustave se rend à son poste tout en examinant ses pistolets. Sans ralentir leur course, ces hommes arrivent au camp ; l'un d'eux, paraissant être leur chef, s'approche de Gust-ave et lui dit ; — Qui êtes-vous ? Où allez-vous î — Cela ne vous regarde pas, répond Gustave sans bouger ; passez votre chemin. — Ho ! ho ! vous pensez que nous ignorons qui vous êtes ; vous êtes des Mormons en route pour le lac Salé, et nous sommes venus pour vous donner une bonne sérénade. Se tournant alors du côté de la troupe, il ajoute : — Mes amis, préparez vos instruments et jouons à l'honneur de ces Mormons, afin qu'ils puissent arriver sains et saufs à la nouvelle Jérusalem. Aussitôt dit, aussitôt fait : les clarinettes, les violons et des tambourines de toutes sortes sortirent comme GUSTAVE 189 par enchantement de dessous les selles ; et les valses, les cotillons et les galops se succédèrent sans inter- ruption pendant plus d'une demi-heure. La musique finie, le chef commence un discours qu'il termine en disant : Vous voyez devant vous des saints du dernier jour, des serviteurs de ce nou- veau prophète ; il serait bon de leur donner le baiser de paix avant de les quitter ; surtout n'oubliez pas les jeunes filles. Allons, mes amis, faites comme moi. Alors cette horde s'élance dans l'intérieur du camp et se dirige vers les femmes et les jeunes filles qui, en entendant la musique, étaient sorties des wagons pour mieux écouter. Le chef, ayant remarqué Emily, s'avance vers elle pour l'embrasser ; déjà son bras est sur le point de l'entourer, et l'affront va se commettre, lorsqu'un violent coup de fouet, bien appliqué, lui fend le visage. Surpris de cette attaque imprévue, il se retourne pour voir son agresseur, et aperçoit Gustave, un revolver d'une main et le fouet de l'autre, qui lui dit : — Arrière, misérable, ou tu meurs. — Ah ! c'est toi, jeune homme, dit le chef en es- suyant le sang qui coulait sur sa figure ; cette fois tu vas me dire qui tu es. — Je te dirai encore que cela ne te regarde pas, bandit ; va-t'en, te dis-je, ou une balle fera, ton affaire, et il l'ajuste en pleine poitrine. — Le chef, voyant la partie trop mauvaise et s'a- percevant que ses compagnons, qui n'avaient pas été mieux reçus que lui, s'enfuyaient au plus vite, tourna bride en jurant vengeance, et piqua son cheval pour rejoindre ses hommes. M. Dumont, craignant leur retour, doubla la garde pendant plusieurs nuits de suite. Emily, revenue de sa frayeur, voulut témoigner sa reconnaissance à Gustave, mais celui-ci s'était empressé d'entrer dans sa tente pour échapper aux éloges que sa conduite avait mérités. 1?, ] yO GUSTAVE Le lendemain, on se remet en marche. Gustave et Bes amis, ayant hâte de voir cette grande prairie^ prennent le devant ; arrivés au sommet du coteau, ils B'arrêtent en poussant un cri d'admiration. — Regarde donc, chère Emily, dit George, n'est-ce pas grandiose ? La rivière Flatte ressemble à un gigantesque serpent déroulant ses anneaux à travers cette prairie qui nous paraît sans limites ; ces hautes herbes, par leur verdure et leurs ondulations gracieuses, nous font souvenir de l'Océan que nous venons de traverser. Et tout en causant, ils descen- daient le coteau. — Oui, répond Emily, c'est un beau et magnifique spectacle ; mais n'êtes-vous pas comme saisis d'effroi en descendant ce versant? Ne vous semble-t-il pas que l'on s'engage dans une des régions inférieures du globe ■? — Oui, mademoiselle, répond Gustave ; on dirait qu'ici la terre s'est effondrée jadis, et que nous quit- tons la terre pour une autre planète. Quoi qu'il en soit, allons faire connaissance avec cette rivière, et, ajouta-t-il en souriant, je promets d'être le premier à boire de son eau. — Xon, non, s'écrièrent Emily et ses frères en piquant leurs chevaux. — Ils s'élancent au galop, mais Gustave garde tou- jours le devant, suivi de près par Emily ; en arrivant au riva;:e, il saute à bas de son cheval et remplit sa cou[>e avant l'arrivée d'Emily. ( 'elle-ci saute à terre à son tour ; alors Gustave lui présente sa coupe et lui dit en souriant : — Ce n'est pas toujours à vous de gagner les courses ; tenez, je boirai après vous. Emily accepte la politesse, boit et lui remet la coupe en disant d'un air malin : — Si je n'ai pas gagné la course, j'ai cependant bu la première ; ce n'est pas ce que vous aviez promis. George et Arthur arrivent au même instant, et descendent pour boire à leur tour. GUSTAVE 191 — Comme vous avez brouillé l'eau de cette rivière, dit George, elle est toute sablonneuse. — Voilà ce qu'on attrape en arrivant les derniers, dit Emily. — Ces messieurs doivent être contents, dit Gustave, cette eau va leur servir de nourriture et de breuvage en même temps. L'eau de cette rivière est très sablonneuse, et son courant est très rapide en certains endroits. On y prend une assez grande quantité de poissons, surtout près des montagnes Rocheuses. Nos amis, après avoir laissé boire leurs chevaux^ remontent en selle, et arrivent bientôt à un camp de Mormons qui s'apprêtaient à partir. — Quel est donc leur mode de transport ? demande Emily ; je ne vois point de bœufs ou de chevaux, et quelles petites voitures ils ont. — Ce sont des charrettes à bras, répond Gustave, qui me paraissent chargées de provisions et de leur pauvre ménage. — Leur capitaine vient de donner le signal du départ, dit Arthur : nous allons voir ce qui en est. Ils s'arrêtent pour voir partir cette caravane d'un nouveau genre ; alors ils peuvent voir chaque charrette traînée par le père, ou le plus âgé des garçons de la famille, qui, une bandoulière de cuir sur les épaules, tire le véhicule pendant que la mère et les autres enfants poussent par derrière. Parmi ces derniers, il y en avait de très petits qui s'amusaient à jouer et à courir. — Que ces pauvres gens sont à plaindre ! dit Emily. Et ces chers petits enfants, que vont-ils devenir ? Ils ne peuvent se rendre ainsi au lac Salé. — Oui, mademoiselle, dit Gustave, je lisais, il y a quelques jours, dans le livre intitulé "Guide à tra- vers les prairies de l'Ouest, " que ces caravanes à "charrettes à bras" traversent les rivières, gravissent les pins hautes montagnes et parviennent ainsi à faire le voyage à pied. 1 92 GUSTAVE — Ils doivent être épuisés de fatigue à la fin de chaque journée d'un tel travail, dit George. — Quels sacrifices, quelles privations et quelles fatigues ! dit Emily. Ils doivent être bien convaincus de la vérité de leur croyance pour s'en imposer autant. — Il y en a qui s'imposent de tels sacrifices par conviction, dit Gustave, et il faut espérer que Dieu leur en tiendra compte ; mais, je ciT)is qu'il y en a beaucoup d'entre eux qui agissent ainsi plutôt sous l'empire que leurs passions exercent sur eux. Ils ont en perspective la terre promise où, comme l'a dit l'apôtre l'autre jour, le lait et le miel couleraient en abondance, et que tout leur viendrait sans travail et sans peine ; que les gentils seraient bientôt leurs serviteurs, et beaucoup d'autres choses encore. — Vous avez raison, dit George; cette secte n'est autre chose qu'une flatterie des passions, et je plains... — Arrête-toi donc, dit Arthur en l'interrompant ; ne sais-tu pas que ce sont ces saints du dernier jour qui doivent ? . . . — Eégénérer le monde ; reprit George ; c'est cela que tu voulais dire, n'est-ce pas ? Quelques semaines plus tard, noire caravane s'ar- rêtait au pied d'une montagne de sable qu'elle devait gravir le lendemain. Jusqu'ici, il ne s'était passé rien d'extraordinaire, et personne n'avait éprouvé le moindre accident. On venait de terminer la prière du soir ; je dois dire ici que les prières du matin et du soir se faisaient toujours en commun ; elles étaient précédées de quel- ques avis de l'apôtre, puis suivies de cantiques en l'honneur de Dieu, qui produisaient le plus bel effet, par suite du grand nombre de chanteurs et de chan- teuses, au milieu de cette immense prairie. — Couchez-vous de bonne heure, dit le capitaine, la caravane devra se mettre en marche à trois heures demain matin. A l'heure indiquée, notre caravane commence la GUSTAVE 193 rude tâche de gravir cette moncagne. On ne pouvait monter que dix wagons à la fois ; à chaque voilure on avait attelé de cinquante à soixante paires de bœufs, et ce n'était qu'à force de jurons et de grands coups de fouet que l'on parvenait à faire avancer ces animaux, qui pouvaient à peine se tirer du sable dans lequel ils enfonçaient jusqu'au ventre. Aussitôt qu"un wagon était rendu au sommet, on détachait les bœufs, n'en laissant qu'une paire pour le (iescendre de l'autre côté, et on revenait chercher les autres tour à tour. Les femmes et les enfants durent prendre le devant pour se rendre de l'autre coté de la montagne, afin de préparer le dîner pour les hommes. A chaque instant*, pendant la montée, elles étaient obligées de s'arrêter pour prendre haleine, ou retrouver leurs chaussures enfoiicées dans le sable. L ne foule de petits reptiles, longs de quatre à cinq pouces, et ressemblant à des crocodiles en miniature,, sortaient à tout instant de ce sable, et s'enfuyaient avec la rapidité de l'éclair. Toute la journée fut employée à gravir cette montagne, et le soir, notre caravane campa à deux milles du lieu d'où elle était partie le matin. Après la prière d'usage, l'apôtre capitaine donna avis que l'on venait d'entrer dans le pays des buffles. — Il va falloir, dit-il, prendre beaucoup de précau- tions à l'avenir, surtout pour nos animaux ; soyons constamment sur nos gard^^s, car il arrive assez sou- vent que chevaux et bœufs sont subitement saisis d'une grande panique ; alors, ils partent tous ensemble et en faisant entendre des hurlements sinistres ; ils se sauvent dans toutes les directions sans s'occuper des obstacles à franchir. Il est extrêmement dangereux de se trouver dans les voitures ou sur leur passage. Gustave, plein de tristesse et de sombres pensées peîidant plusieurs jours, ne s'était presque pas montré à ses amis, quoique ces derniers fissent tout en leur 194 GUSTAVE pouvoir pour l'attirer vers eux et l'égayer. Ge soir-là, plus triste encore qu'à l'ordinaire, il prend le parti de s'adresser à son père et lui dit en pleurant : — Que font maman et Alice ce soir ? elles sont malades peut-être, et qui sait si la peine ne les fait pas mourir ? — Ne me parle pas de ta mère, dit M. Dumont d'un ton vexé, elle pouvait me suivre ; c'était même son devoir, mais elle ne l'a pas voulu. J'en suis peiné ; cependant Jésus-Christ a dit qu'il fallait tout quitter pour le suivre ; c'est ce que j'ai fait. — Vous me dites que c'est pour suivre Jésus-Christ que vous avez tout quitté, n'est-ce pas plutôt pour ?... — Je ne veux point de tes remarques, dit M. Du- mont en l'interrompant ; je te le répète, ta mère devait me suivre. D'ailleurs je suis libre, j'ai obtenu un acte de divorce avant de partir de Saint-Joseph ; en vertu de cet acte, je te garde, et ta sœur reste avec sa mère. Ainsi, ne m'en parle plus. — Comment! s'écrie Gustave, vous me dites que vous avez obtenu un acte de divorce ? Il est donc bien facile de briser les liens sacrés du mariage dans ce pays î Ce qui m'étonne le plus, c'est de vous entendre parler de divorce comme d'une affaire de commerce ou d'une transaction quelconque. Quoi ! on sépare un époux de son épouse et on distribue les enfants comme si l'on avait affiiire à de vils animaux ! Qu'y a-t-il de plus grave, de jdIus navrant et de plus pénible que cela ? — Tous les gouvernements, monarchiques et répu- blicains, accordent le divorce, dit M. Dumont avec embarras. — Je le sais ; cependant, cher père, en regardant le côté de la morale seulement, les liens de la famille ne doivent-ils pas rester inviolables et sacrés ? autre- ment que deviendra-t-elle si on peut ainsi la dis- soudre ? que deviendront les mères et les enfants si on peut ainsi les jeter sur le pavé ? Y aura-t-il possi- GUSTAVE ^^^ bilité de maintenir l'ordre social ? De plus, n'avez- vous pas promis à ma mère, avec serment, que vous la protégeriez et laimeriez tout le temps de votre vie, lorsqu'au jour de votre mariage, Dieu vous a uni à elle? — Mais, c'est ta mère qui n'a pas voulu me suivre, dit M. Dumont troublé. — Ne parlez pas de maman, et ne donnez pas pour prétexte qu'elle n'a pas voulu vous suivre, pour légi- timer votre acte de divorce ; l'interprétation que vous donnez à la Bible vous pousse-t-elle à briser un lien contracté par un serment fait à Dieu lui-même ? Ah ! cher père, pensez-y donc bien, par amour pour ma- man, pour nous, vos enfants ; par amour pour vous- même, pour votre honneur, pour votre âme. Evitez le scandale que vous causeriez à notre famille et le surcroit de peines que vous inflioeriez à vos bons parents de Montréal, à maman et à ma sœur. — Mais les lois du pays ne sont-elles pas sanction- nées par Dieu, répliqua M. Dumont, qui ne savait trop que répondre aux pleurs et à la prière de son fils. iS 'est-il pas dit: "La voix du peuple est la voix de Dieu V Lh bien ! la loi du pays m'a donné ma liberté et j'en profiterai. Je n'aurais jamais quitté ta mère, mais elle n'a pas voulu me suivre ; elle a donc voulu cette séparation elle-même. — Ah ! je vous en prie, pourquoi continuez-vous ainsi ? Vous savez bien que maman vous a toujours aimé et respecté, qu'elle vous aime et vous respecte encore ; vous savez bien qu'elle ne vous a pas suivi par respect pour elle-même et ma sœur. Vous dites que la voix du peuple est la voix de Dieu, mais vous devez savoir que Dieu se sert souvent de la voix d'un peuple pour le punir. Jésus-Christ n'a-t-il pas dit : L'homme ne peut séparer ce que Dieu a uni, en réponse aux Pharisiens qui, voulant le tenter, lui demandai^^nt si un homme pouvait répudier sa femme pour cause -d'adultère ? Comment pouvez vous justifier votre 196 GUSTAVE conduite si contraire aux devoirs que Dieu impose ? Ah ! cher père, l'Evangile est un livre sacré ou il ne l'est pas ; il est inspiré de Dieu ou il est l'ouvrage des hommes ; pas d'alternative, il est tout l'un ou tout l'autre. Les gouvernements qui s'arrogent le droit d'accorder le divorce et séparer ainsi la famille, et ceux qui, après avoir obtenu cette licence, se permet- tent de contracter d'autres alliances, regardent la Bible et la traitent comme tout autre livre humain ; les uns et les autres s'occupent fort peu de ce livre sacré que, pourtant, ils proclament leur guide de salut. L'Eglise catholique n'accorde pas de divorce, et pour- quoi ? Elle respecte trop la parole de Dieu et aime trop à obéir à ses commandements qui, en termes formels, défendent une telle infamie. — Je n'ai jamais été marié, dit M. Dumont, notre Eglise seule a le droit d'unir l'époux à l'épouse ; les saints du dernier jour seuls ont le droit de marier; j'ai vécu en concubinage jusqu'à présent, j'espère cependant en obtenir le pardon de Dieu, vu que je ne connaissais pas mieux, et que je croyais mon mariage légitime. — Vous prétendez donc n'avoir jamais été marié ? — Oui, et si ta mère m'avait suivi, j'aurais fait légi- timer notre alliance, ou plutôt j'aurais contracté réellement mariage en arrivant à la ville sainte. — Encore une fois, cher père, dit Gustave d'un ton indigné mais respectueux, je vous conjure de ne jdIus parler ainsi. Je sais que je vous dois l'obéissance et le respect, et qu'il ne m'est pas permis de répliquer ou de discuter avec vous. Cependant dans une circons- tance comme celle-ci, je ne puis m'empêcher de vous dire que votre nouvelle secte à grandement changé votre opinion, et cela à un tel point que vous avez perdu tout respect pour votre épouse, ma mère, pour nous, vos enfants, et j'ajouterai, tout respect pour vous-même. Nous sommes donc illégitimes ? D'après votre théorie, tous les peuples, protestants comme GUSTAVE 1^7 catholiques, excepté les Mormons, vivent en concu- binage, et tous leurs enfants sont illégitimes. Non, cher père, vous ne pouvez croire ce que vous venez de dire ; Dieu n'a pas dû vous punir aussi cruellement. Ah ! veuillez y bien penser, et vous ne tarderez pas de voir l'absurdité d'une telle doctrine, rejetée par tout homme honnête et intelligent. — Que veux-tu dire ? Comment ! toi, mon fils, tu oses insinuer que je ne suis ni honnête, ni intelligent ? As-tu oublié que je suis ton père ? — Non, cher père, et je vous demande bien pardon si mes paroles vous ont offensé ; cependant que penser de vos paroles de tout à l'heure ? — Tais-toi, et va te reposer. Tu sais que tu dois être de garde à minuit et tu as besoin de dormir. — Je serai à mon poste à l'heure indiquée, papa, et là, dans le silence de la nuit, je pourrai prier pour vous. C'en était trop pour M. Dumont, qui s'éloigna aussi vite que possible. Qui l'eût vu en ce moment aurait remarqué des larmes couler le long de ses joues. Mon l)ieu, se dit-il, qu'il m'est pénible de voir ce cher enfant ainsi attristé ! 198 GUSTAVE CHAPITRE XVII UNE TEMPETE DANS LA PRAIRIE. TERRIBLE ACCIDENT. UNE CHASSE AU BUFFLE. LES LOUPS. Gustave se retire l'âme pleine de tristesse à la suite de cet entretien ; le sommeil, qui aurait pu chasser les pensées amères dont son cerveau était rempli, fuyait ses paupières inondées de larmes. Son père, sa mère et sa sœur lui apparaissent tour à tour ; il voit ces dernières tristes et abandonnées. Les incidents qui s'étaient passés depuis le commen- cement de ce voyage viennent assiéger son esprit déjà trop surchargé ; il se souvient que, plusieurs fois, son père ne l'avait pas regardé d'un bon œil lorsqu'il le voyait en compagnie d'Emily ; il comprend alors l'at- tention que portait ce dernier à cette demoiselle si jeune. Son cœur pur n'avait rien vu ou voulu voir jusqu'à présent, mais les paroles prononcées par son père durant ce dernier entretien, avaient déchiré le voile et mis au jour des choses capables de lui causer de nouveaux chagrins. Ah ! mon Dieu, se dit-il, veuillez éloigner de moi ces pensées, et je vous conjure de ne pas permettre que mon père s'oublie ainsi. Minuit sonne, et Gustave n'a pas fermé l'œil ; il se lève et se hâte d'ajuster sa ceinture oii pendaient ses pistolets ; puis, jetant sa carabine sur son épaule, il sort. Son père, qui l'attendait, lui dit d'une voix émue : — .Vous sommes menacés d'un violent orage, couvre- toi en conséquence. GUSTAVE 19V> Notre jeune homme se revêt de son costume en caoutchouc et se dirige vers le poste qui lui avait été assigné. Ce poste était le plus éloigné du camp, mais il ne fit pas de remarques. — Si tu crains de rester seul, dit M. Dumont, je vais avertir l'autre garde de rester près de toi. — Ce n'est pas nécessaire, mon père : Dieu saura me protéger contre les dangers, comme il a fait jusqu'ici ; je ne crains pas la mort, et je suis habitué à la souf- france. Ne vous inquiétez pas de moi. M. Dumont se retourne et prend la direction du camp ; mais rendu à une petite distance, il arrête, s'abrite derrière un petit coteau, pour veiller à la sûreté de son fils. Gustave commence la ronde qu'il avait à faire et, tout en marchant, il prie avec ferveur. Tout à coup un bruit semblable au roulement du tonnerre, se fait entendre. Il cherche à percer les ténèbres pour voir, mais il ne peut rien distinguer. — Sont-ce des sauvages qui viennent pour nous attaquer? se dit-il. Il arrête. . .prête l'oreille ... son cœur bat avec force ; il se penche pour mieux enten- dre. . . et le bruit, qui va toujours en augmentant, approche de plus en plus. Les chevaux et les bœufs se lèvent, dressent les oreilles et tremblent de peur ... et le bruit approche toujours. — Mon Dieu, dit-il, serait-il possible que notre dernière heure soit arrivée, que je ne verrai plus ma mèie et ma sœur ? ►•^i telle est votre volonté, veuillez les prendre sous votre protection. Enfin, il est temps d'agir et, cédant à une pensée qui vient de le saisir, il épaule sa carabine et fait feu. Le bruit arrête aussitôt, mais pour une seconde seulement, pour reprendre toutefois une autre direc- tion. Un éclair brillant passe au même instant, et Gustave peut voir un troupeau innombrable de buffles, •200 GUSTAVE fuyant avec une grande rapidité à quelques centaines de pieds de lui seulement. Ce premier danger passé, une rafale de vent le ren- verse par terre ; il s'empresse de se relever et, jetant la vue au ciel, il voit le spectacle le plus grandiose et le plus terrible à la fois. La tempête s'approche, les éléments paraissent se livrer une bataille de géants ; le firmament est tout en feu ; aussi loin que sa vue peut s'étendre dans cette immense prairie, il ne voit que de gros nuages ressemblant à des spectres monstrueux et horri- bles, qui avancent avec une rapidité effrayante ; dans leur course effrénée, ils se croisent, se roulent et se bousculent les uns les autres ; les plus petits, forcés de livrer passage, s'élèvent ou s'abaissent pour se réunir à d'autres, et se lancent de nouveau pour recommencer la bataille. Les éclairs qui ne cessent de traverser les airs en serpentant et en frappant la prairie dans toutes les directions, paraissent comme autant de projectiles dont se servent les ennemis pour s'anéantir mutu- ellement. * La grande voix du tonnerre se fait entendre de plus en plus menaçante ; alors le vent s'agite avec un surcroît de fureur, les nuages, comme effrayés, redoublent de vitesse. Irritée, cette voix résonne plus forte comme pour leur dire : " Vous ne faites pas ce que je veux " ; les nuages obéissent, ils se crèvent et l'eau tombe par torrents, mais le vent, toujours dé- chaîné, s'enfuit pour renouveler ses dégâts plus loin. Appuyé sur sa carabine, Gustave ne peut détacher la vue de ce spectacle. — Mon Dieu, dit-il, que vos œuvres sont admirables et grandioses ; quelle majesté et quelle puissance vous déployez dans ces éléments qui vous obéissent. Absorbé dans ses réflexions, il n'avait pas entendu ks cris de peur lancés par les gens de notre caravane, GUSTAVE '201 dont la plupart étaient ensevelis sous les tentes que le vent avait jetées à bas, ni aperçu son père qui, depuis plusieurs minutes, était tout près de lui. — Tu viens, cher enfant, de nous sauver d'une des- truction complète, dit M. Dumont avec émotion et en l'entourant de ses bras ; ces buffles qui, dans leur panique, tenaient la direction du camp, nous auraient tous écrasés si tu ne les avais eÔVayés par le coup de fusil que tu as tiré. Tout le monde de cette caravane te doit une éternelle reconnaissance. — Toute reconnaissance revient à Dieu, dit Gustave, car je ne pouvais présumer l'effet que devait produire un coup de feu sur ces animaux. — Vous n'en fûtes pas moins son instrument, dit le capitaine qui arrivait au même instant. Ces buffles, dans toutes leurs courses, sont toujours guidés par un seul des leurs, et le suivent partout où il va. Dieu a permis que vous fussiez sur son passage pour l'efiPrayer par votre coup de feu ; tout de suite il a changé de direction et fut imité par les autres qui le suivaient. Laissez-moi vous dire aussi que nous vous devons une éternelle reconnaissance ; et, lui donnant une chaude poignée de main, il ajoute : Vous devez être fatigué, et l'émotion a dû épuiser vos forces, venez prendre du repos. — Oui, viens, cher enfant, dit M. Dumont en l'en- traînant de son côté ; et avec votre permission, capi- taine, nous ne lui imposerons plus d'être de garde à l'avenir. — Certainement, répond le capitaine, c'est le moins que nous pouvons faire pour le moment. Le lendemain étant un dimanche, et la prière devant être plus longue qu'à l'ordinaire, nos trois amis s'offrirent pour garder les animaux pendant le service. Arrivé près des animaux, Gustave, frappé de leur tranquillité, se mit à dire : — Comme nos animaux sont tranquilles, et remar- quez donc comme ils se tiennent le nez contre terre, comme s'ils flairaient quelque chose à distance. 202 GUSTAVE — Ce n'est pas leur coutume, surtout le matin, ajoute Arthur. — C'est peut-être l'effet de la fatigue qu'ils ont éprouvée hier en traversant cette montagne de sable, dit George. — Je ne pense pas cela, dit Gustave ; si ces animaux étaient fatigués, ils chercheraient plutôt à se coucher qu'à rester ainsi debout en dressant les oreilles comme ils le font ; leurs allures ne me paraissent pas de bon augure. Deux heures plus tard, le son de la cloche les avertit de ramener les bœufs au camp pour les atteler ; ces animaux s'y en allèrent d'eux-mêmes, ce qui étonna encore plus nos amis. On va donner le signal du départ ; Gustave, à cheval, attend ses deux amis. Tout à coup, un mugissement sourd et sauvage se fait entendre, des cris perçants fendent les airs, et bœufs, chevaux et voitures partent comme un coup de foudre. Gustave se sent soulevé et emporté comme par le vent ; gardant toujours son sang-froid, il parvient à maîtriser son cheval épouvanté et le fait revenir à l'endroit d'où il était parti. Il s'aperçoit alors de ce qui s'est passé ; un seul wagon est resté au camp, c'est celui de son père ; tous les autres sont emportés dans toutes les direc- tions par les bœufs avec la rapidité de chevaux de course. — G'rand Dieu ! s'écrie-t-il, quel malheur ! Tout le monde est comme stupéfait et ne bouge pas. Il crie plus fort : — Ne voyez-vous pas ce qui vient d'arriver ? Nos wagons, nos animaux, nos provisions sont tous dis- parus. Ce cri ramène les hommes à eux-mêmes, et ils s'empressent de courir ou de monter sur les quelques chevaux qui n'avaient pu partir, pour donner la chasse aux bœufs qui s'éloignaient toujours. GUSTAVE 203 Les cris des blessés attirent l'attention du capitaine et de M. Dumont. Gustave se dirige vers ses deux amis qui étaient en proie à la plus vive inquiétude. — Où est donc Emily ? dit-il. — Nous ne la voyons pas, répondirent-ils ensemble, nous la cherchons. Gustave regarde du côté de la rivière et aperçoit le cheval d'Emily sur la rive oppo- sée, s'enfuyant à travers la prairie. — Grand Dieu ! s'écrie-t-il, serait-il possible que votre digne sœur soit tombée à l'eau ? Vite, George, vite, Arthur, venez ; Emily se noie. George et Arthur, épouvantés, piquent leurs che- vaux pour rejoindre Gustave qui s'était jeté à l'eau avec sa monture sans s'occuper du péril qui le mena- çait lui-même. Deux ou trois autres cavaliers les suivent de près. — Piquez vos chevaux et suivez la rive, crie Gus- tave à ces derniers ; mademoiselle Emily doit être emportée par le courant. — Mon Dieu ! que faire ? direntGeorge et Arthur en se jetant à l'eau. — Rendons-nous vers le milieu de la rivière, dit Gustave ; là, nous nous laisserons aller à la dérive ; mais, hélas ! je crains qu'il ne soit trop tard. Les femmes et les enfants de notre caravane étaient tous accourus sur le rivage et attendaient avec anxiété le résultat de cette recherche. Peines inutiles, une heure . . . deux heures se passent et rien ne vient troubler la face de ce courant, sauf les bouil- lonnements causés par les chevaux de nos trois amis qui, pâles et défaits, fouillent partout. Le capitaine, voyant que les recherches ne peuvent se continuer sans danger pour eux, leur ordonne de revenir sur le rivage. D'autres cavaliers prennent leur place. George et Arthur, découragés, se laissent tomber sur l'herbe et pleurent amèrement. — Ne vous affligez pas ainsi, mes bons amis, dit l'04 GUSTAVE Gustave ; il faut savoir se résigner à la sainte volonté de Dieu. Deux heures s'écoulent encore. Les deux rives sont fouillées à une grande distance, mais tout est inutile. Alors le capitaine fait remettre la recherche à plus tard, — Il faut s'occuper, dit-il, de notre salut commun ; mademoiselle Emily est noyée, il n'y pas à en douter ; nous nous remettrons à la recherche de son corps aussitôt que nous aurons ramené nos wagons et nos bœufs dispersés. Allons, chers frères, que chacun de nous fasse tout en son pouvoir ; il y va de notre vie. On s'empresse d'obéir. M. Dumont ne perd pas un seul instant et, aidé de quelques cavaliers courageux, on réussit à retrouver les voitures les plus éloignées ; plusieurs étaient brisées, beaucoup de hardes et de provisions furent ramassées un peu partout, et au bout de quelques heures, tout était ramené au camp, à l'exception d'une quarantaine de bœufs que l'on ne put retrouver. Dans une des voitures renversées, on trouva une fsmme tenant un tout petit enfant sur son sein ; ils étaient morts tous les deux. Un peu plus loin, deux *=!nfants, enlacés dans les bras l'un de l'autre, ren- daient le dernier soupir en demandant leur mère, morte avant eux. M. Dumont sort des draps de son bagage et couvre leurs corps, pendant que l'on se remet à la recherche d'Emily. La recherche continua le reste de la journée, et pendant deux autres jours, sans aucun résultat. Mais si notre caravane eût connu les secrets de cette prairie, elle aurait vu, pendant que Gustave et ses deux amis fouillaient la rivière, un homme au teint basané s'enfuir à travers les hautes herbes, avec toute la rapidité dont son coursier était capable. En regardant de plus près, elle aurait vu en ce cavalier un jeune guerrier indien au port noble, au GUSTAVE 205 regard fier et intelligent, tenant dans ses bras une jeune fille inanimée, celle dont on déplorait la perle en ce moment. Qu'était-elle devenue ? A plus tard la réponse. Avec les débris des voitures brisées, on fit des cercueils, et sur le soir, on enterra les morts dans une grande fosse creusée à cette fin. Et quelles tristes funérailles, loin de toute habitation et dans un grand désert ; que de pleurs et de gémissements de la part des parents et des amis. Mais jetons le voile sur ce tableau et revenons à notre récit. Le lendemain, on se remet en marche ; mais, con- trairement à l'habitude, on n'entendait plus les conver- sations habituelles, les chants joyeux ou les cris de joie des enfants courant à travers la prairie pour s'amuser. George et Arthur surtout étaient inconsolables de la perte de leur sœur chérie, et avaient fait des re- proches amers à leur père d'avoir entrepris ce voyage. Gustave, voyant qu'ils se laissaient aller à. la tris- tesse et au découragement, résolut de les égayer autant que possible, et cherchait tous les moyens de les distraire. Deux semaines plus tard, notre caravane s'engageait dans les Côtes-Noires (Black Hills), remarquables par leur hauteur et leur déclivité. De ce point, la nature change ; la surface de la terre semble avoir été bouleversée par des secousses et des tremblements de terre ; des ravins très pro- fonds nous paraissent avoir été creusés en une seconde ; des pics de toutes les formes semblent avoir été élevés par une force magique. On croit distinguer l'existence de volcans éteints, au pied desquels on aperçoit des précipices qui ont dû être formés par la lave ; les pierres calcinées et rougies qui les bordent, nous font voir que le feu doit les avoir rongées. Plus nous approchons des montagnes Rocheuses, plus ces ravins et ces précipices sont profonds et fréquents. U 20(5 GUSTAVE Par une belle matinée, Gustave et ses deux amis aperçoivent au lom un petit troupeau de buffles occupés à brouter l'herbe. — Allons en tuer un, dit George, il nous procurera de la viande fraîche. — Oui, allons, dit Arthur. En êtes-vous, Gustave ? — Je le veux bien, répond ce dernier, mais il nous faudra agir avec beaucoup de précaution : ces animaux sont très difficiles à approcher. Imitons ceux qui ont donné la chasse aux buffles avant-hier, et qui doivent s'y connaître. Je propose donc que vous marchiez directement sur eux, pendant queje passerai à droite. Si vous arrivez les premiers, visez le plus petit, la viande est plus tendre. Soyez prudents et ne tirez pas avant de les bien mettre en joue, car, une fois blessés, ces animaux sont très dangereux. — jN e craignez rien, dit George ; mais pourquoi se séparer ainsi ? — Pour avoir plus de chance d'en abattre un ; ces animaux ont l'odorat très fin et nous flaireront à une assez grande distance ; s'ils me voient le premier, il est probable qu'ils se rapprocheront de vous, et ainsi vous donneront plus de facilité de tirer sur eux ; au cas contraire, à moi la chance. — Compris, dirent George et Arthur. Gustave passe à droite et descend dans un ravin qui lui permettra d'approcher plus près de ces ani- maux. Pendu où il pensait être à bonne distance, il monte le coteau et aperçoit George s'apprêtant à tirer. Il arrête son cheval et voit le coup partir ; soudain un des plus gros buffles pousse un gémisse- ment sourd, se retourne du côté de George, et s'é- lance sur lui. Gustave voit que George a été jeté à bas par son cheval effrayé, et que Arthur, ne pouvant maîtriser le sien, est emporté à travers la prairie. Calculant la distance et le danger, notre jeune homme pique son dieval et s'élance à la rencontre de GUSTAVE 207 l'animal furieux. Le buffle dévore l'espace, il n*est plus qu'à quelques pas de George, qui n'a pas encore eu le temps de se relever. Dans un instant, ce dernier va se faire broyer et tout sera fini pour lui. Gustave pique plus fort ; son cheval, hennissant de douleur, vole plutôt qu'il ne court, et il arrive en poussant un grand cri. Le buffle, surpris, arrête . . . hésite et regarde son nouvel agresseur. Gustave en profite, il épaule sa carabine, ajuste et lâche la détente. Le buffle, fou- droyé, vient tomber à deux pas de George pâle de frayeur. — Vous l'avez paru belle, dit Gustave en sautant à terre. — Oui, cher ami, c'en était fait de moi si vous n'étiez venu à mon secours. Je vous dois la vie, et. . . — Ne parlez pas de cela, vous en auriez fait autant pour moi ; mais voici Arthur. Eh bien ! ajouta-t-il en s'adressant à ce dernier, il paraît que votre cheval n'aime pas la société des buffles. ■ — L'animal stupide, dit Arthur, tout l'efî'raie. — Il faut à présent s'occuper de ce méchant buffle, reprit Gustave ; mais il nous faut de l'aide pour le dépecer. Arthur, courez donc à la caravane, et demandez à quelques hommes de venir nous aider. On ne se fit pas prier ; les uns munis de couteaux, d'autres de sacs, arrivèrent à la hâte, et quelques minutes suffirent pour ne laisser que la carcasse du buffle. George, rendu à la caravane, raconta ce qui s'était passé, mais Gustave, voulant échapper aux éloges, se tint éloigné. Quelques jours après cet incident, nos trois amis, qui ne se quittaient plus d'un seul instant, remarquent en avant d'eux un immense rocher, ressemblant eu tout point à un château. — Ne dirait- on pas un château avec tours en 208 GUSTAVE murailles î dit George ; allons graver notre nom sur ce rocher. — Allons, dit Arthur. — Ne perdons pas notre temps, dit Gustave, ce rocher est trop éloigné. — Il ne peut être éloigné de plus de cinq à six milles, dit George. — Pas autant que cela, dit Arthur, et je désire monter sur cette éniinence, d'où l'on doit jouir d'un spectacle magnifique. — Vous vous faites illusion sur la distance, dit Gus- tave ; vous savez comme moi que la pureté de l'air rap- proche les objets ; je crois ce rocher à plus de trente milles d'ici. — Oh non ! dit Arthur^ cela ne se peut pas. — Et d'ailleurs, dit George, il se trouve dans la direction du chemin de la caravane : si dans une heure nous n'y sommes pas rendus, il nous sera facile de rebrousser chemin et de reprendre notre route. — A cette condition, je vous suivrai, dit Gustave, et tous trois lancent leurs chevaux au galop. Dans leur ardeur, ils ne s'aperçoivent pas que le temps s'écoule ; obligés de faire de grands détours pour éviter des ravins oii leurs chevaux n'auraient pu passer, ils ne regardent pas en arrière pour remar- quer où ils ont passé et par où ils devront revenir. Gustave est le premier à s'apercevoir que le soleil commençait la dernière partie de sa course. Il arrête, tire sa montre et, voyant qu'il est deux heures, il dit à ses amis : — Il vaut mieux retourner sur nos pas ; voilà près de cinq heures que nous chevauchons vers ce rocher, qui semble reculer devant nous ; il me parait aussi éloigné que ce matin. — Nous y arrivons, dit George, avançons encore ; il est tout près. — Je le répète, dit Gustave, il est aussi près qu'il était ce matin ; nous ferons mieux de rebiousser chemin. GUSTAVE 2f9 — Il n'est pas tard, dit Arthur ; pourquoi ne pas nous y rendre î — Il est deux heures, dit Gustave. — Deux heures, dis-tu ? —Oui. — Encore quelques minutes de marche, et nous y sommes rendus, dit George. — Prenez mon avis, chers amis, dit Gustave, ne nous aventurons pas plus loin ; nous ne sommes pas nombreux, et si la nuit nous surprenait dans cette prairie, il pourrait nous arriver malheur. George et Arthur, qui avaient appris à respecter l'opinion de Gustave, obéirent et on tourna le dos au rocher. — Je vous disais bien que vous vous faisiez illusion sur la proximité de ce rocher, dit Gustave ; pourvu que nous retrouvions nos traces et le chemin de la caravane, ça ira bien. — C'est bien simple, dit George, nous venons de cette direction ; retournons-y. — Pas aussi simple que vous le pensez ; prenons toujours cette direction, nous viendrons bien à bout de nous retrouver. Gustave ne fut pas longtemps sans s'apercevoir qu'ils n'étaient pas dans la bonne direction. Quel chemin prendre ? il ne le savait pas lui-même. Cepen- dant, ne voulant pas inquiéter ses amis, il ne fit j>as de remarques. Il pique plus fort, George et Arthur en font autant ; mais une heure, deux heures se passent, et ni route ni caravane ne paraît encore. L'inquiétude commence à s'emparer de nos jeunes amis. Trois heures, quatre heures se passent. . .rien, rien de la route qu'ils avaient quittée le matin ; pas ombre de caravane. Ils regardent de tous côtés, comme pour trouver quel- qu'un qui puisse leur indiquer où est cette route tant désirée ; personne ne se présente ; ils semblent interroger les points saillants pour se guider, mais •210 GUSTAVE rien . . . rien qu uns immense prairie qui parait se moquer d'eux et augmenter ainsi leur perplexité. Enfin, sur les six heures du soir, épuisés de fatigue et leurs chevaux ruisselant de sueur, ils arrivent au bord d'une petite rivièie. — Mais nous n'avons pas passé par ici, dirent George et Arthur. — il n'était pas nécessaire de passer par le même chemin, dit Gustave en souriant et voulant rassurer ses amis. Il est six heures, nos chevaux doivent avoir faim et l'herbe est en abondance ici ; je propose donc de les laisser manger et se reposer pendant une demi-heure. Nous reprendrons ensuite notre route avec plus de célérité ; le soleil est haut de deux heures encore, de sorte que nous n'avons rien à craindre. — Uni, répondit George ; mais quelle direction allons-nous prendre ? — Je ne vois rien de mieux à faire que de suivre cette rivière qui doit déboucher dans la Platte, dit Gustave ; comme le chemin de notre caravane passe près de cette dernière rivière, il nous sera facile de le retrouver. — C'est bien cela, dirent George et Arthur en sau- tant à bas de leurs chevaux. — N'avez-vous pas faim ? dit Gustave en souriant. Quelle bonne idée j'ai eue ce matin de remplir de biscuits et de fromage le sac que vous voyez sus- pendu à ma selle. Nous avons de l'eau à boire ; et si nous sommes seuls et écartés dans cette prairie, nous aurons au moins le plaisir de faire un assez bon repas. Et, ouvrant le sac, il sort les biscuits et le fro- mage, et tous trois, assis sur l'herbe, mangent avec appétit, — Vous devez avoir un ange qui vous protège, dit George ; vous êtes toujours prêt à toute éventualité. — Notre Eglise nous enseigne que Dieu a donné à chacun de nous un ange pour nous guider et nous protéger, dit Gustave, et cet ange, nous, catholiques, GUS PAVE -1 l ra])pelons "Ange Gardien" Ah ! chers amis, si von^' saviez combien cette croyance est douce et consolante pour moi, surtout en ce moment oii, seuls et délaissés dans ces immenses prairies, nous ne savons comment retrouver nos pas. Que faire, me dis-je, et une voix intérieure me répond : "Eegarde là-haut". Alors mes regards s'élèvent vers les régions célestes, une pen.sée qui me donne espérance me saisit ; mon âme prend son élan, et, d'une voix suppliante, demande à Dieu de lui envoyer son ange pour la guider et protéger le corps qu'elle habite. Vous prendrez peut-être tout cela pour de l'imagi- nation, chers amis ; c'est le mot que les hommes tout matériels donnent à ces pensées, à ces aspirations (^u élévations de l'âme vers Dieu ; à ce moi qui fait qtie tout homme pense, réfléchit, se détache, pour ainsi dire, de la matière, pour planer au delà de ces millions, de ces milliards d'astres brillants qui sillonnent la voûte céleste, comme pour y trouver une place plus digne de lui. Ces hommes se trompent, croyez-le bien, autrement pourquoi ces pensées, ces aspirations, cette croyance ? pourquoi ces élévations de l'âme vers son créateur, si tout n'est que matière qui, une fois décomposé doit rentrer dans le néant ; il y aurait donc des effets sans cause, et, vous le savez comme moi, c'est ce que tout savant, même matérialiste, ne veut pas admettre ; de plus la raison repousse cette absurdité. Ayons donc confiance, mes bons amis, et espérons que Dieu nous fera retrouver notre route et nos bons parents. — Vous ne sauriez apprécier combien vos bonnes paroles nous ont remplis d'espoii-, dit Arthur ; il y a longtemps que la crainte et l'inquiétude se sont emparés de nous. — Et ce que vous venez de dire a apaisé notre alarme, ajoute George. Après avoir laissé manger leurs chevaux le temps voulu, ils se remettent en marche suivant le cours 212 GUSTAVE de cette rivière. Une heure . . . deux lieures s'écou- lent, et la rivière Platte ne paraît pas encore. Ils montent sur des hauteurs, regardent de tous côtés, mais point d'indices, des prairies à l'est comme à l'ouest, des prairies au nord comme au sud, des prairies partout. La nuit commence à répandre ses ombres sur la terre, l'obscurité s'empare de tous les environs, la nuit devient très noire, nos amis peuvent à peine se voir. . .mais rien n'indique qu'il y a une rivière de ce nom sur la surface ondulante qu'ils parcourent en ce moment. Enfin George et Arthur, découragés, communiquent leurs pensées à leur ami. — Avançons toujours, mes bons amis, dit Gustave ; il ne faut point se décourager. Si Dieu nous ^éprouve ainsi, c'est pour nous fan-e comprendre que nous dépendons de lui, et soyez assurés qu'il viendra à notre secours ; remercions -le de ne pas être tombés avant cette heure entre les mains des sauvages, qui doivent être nombreux dans ces parages. Ils pressent leurs chevaux et continuent leur recherche pendant deux heures encore, et la rivière Platte semble fuir devant eux. Les chevaux, à bout d'haleine, ne veulent plus trotter. Gustave prend une allumette et regarde à sa montre. — Dix heures et demie, dit-il, arrêtons-nous dans ce bas-fond, et laissons reposer nos chevaux, qui n'en peuvent plus. Nos amis se laissent tomber sur l'herbe, harassés et tremblants de fatigue. — Nous sommes perdus, dirent George et Arthur avec désespoir. — Non, ne craignez rien, dit Gustave. Encore un peu de courage et nous allons trouver la caravane. Voyez, la rivière commence à s'élargir et le courant est moins fort ; c'est un bon signe. Laissons manger GUSTAVE '213 nos chevaux quelques minutes et nous repartirons ensuite. Puis, s'éloignant à une petite distance, il se met à genoux pour prier. George et Arthur, le voyant s'éloigner, le suivent et l'imitent. Tout à coup des hurlements terribles, approchant avec une grande rapidité, se font entendre. — A cheval, vite, sauvons-nous, dit Gustave, ce sont des loups affamés qui sont sur nos traces ; leurs hurlements indiquent assez qu'ils sont en grand nombre et qu'ils veulent nous dévorer. Vite, mes amis, traversons la rivière, nous n'entendons rien de ce côté. Les chevaux, effrayés, n'ont pas besoin d'être commandés pour se jeter à la nage ; rendus de l'autre côté, ils s'élancent pour gravir le coteau et arrivent au sommet. — Ah ! dit Gustave, une lumière ; c'est là qu'est notre ceravane, prenons cette direction. A ce moment les loups, qui avaient traversé la rivière, gravissent le coteau, et diminuent toujours la distance qui les sépare de nos trois amis. — Courage, courage, crie Gustave. Les loups ne sont plus qu'à quelques pas, dans quelques secondes nos jeunes amis vont être cernés. — Piquez, piquez, crie plus fort Gustave, et tirez vos pistolets. Mais au même instant, il pousse un cri de douleur. Un loup énorme venait de se jeter sur la croupe de son cheval, et l'avait empoigné de ses griffes. George, prompt comme l'éclair, se retourne sans s'occuper des loups qui le menacent lui-même, ajuste le loup agresseur et l'envoie rouler sur l'herbe. Aussitôt d'autres loups se jettent sur son cadavre et s'en disputent les débris. — Merci, ah ! merci, bien cher ami, dit Gustave, à mon tour, je vous dois la vie. — Ces loups se dévorent entre eux, dit Arthur : ceux que nous aurons tués serviront de pâture aux autres, — Oui, oui, dirent George et Gustave. 214 ■ GUSTAVE Tous trois lâchent leurs rênes, tirent leurs pistolets et font feu dans le groupe, et chaque fois des loups mordent la poussière ; les autres se jettent sur ces nouvelles proies, et une bataille générale s'engage entre ces carnassiers avides de sang. Nos amis en profitent et sont bientôt hors de leur atteinte. Voyant qu'ils ne sont pas poursuivis, ils ralentissent leur course ; une ligne blanche se dessine à travers l'obscurité, c'est la rivière Platte ; quelques secondes plus tard, des points blancs en forme de cercles au milieu desquels est un grand feu apparaissent à leurs yeux ; ce sont des wagons et des tentes. — Dieu soit loué, dit Arthur, voilà notre caravane. — Je vous disais bien qu'il ne fallait pas désespérer, dit Gustave ; et dire que ce sont ces loups qui nous ont conduits ici, un peu vite, il est vrai ; mais il ne faut pas leur en vouloir pour cela. Ils arrivent et entrent au camp, qu'ils trouvent tout en émoi. — Voici nos jeunes gens, s'écrie-t-on avec joie. M. Dumont entrait au même instant par le côté opposé, suivi de plusieurs hommes. — Voici mon fils, s'écrie-t-il. Ah ! cher enfant, ajoute-t-il en serrant Gustave dans ses bras, je te croyais perdu. Depuis cinq heures que nous vous cherchons. Dix autres de nos hommes, partis en même temps que nous, ne sont pas encore revenus. Ne me cause plus autant d'inquiétude, je t'en prie. — Ne blâmez pas votre fils, dit George ; c'est mon frère et moi qui sommes les coupables. Nous l'avons 1 forcé de nous accompagner. — Ne vous attribuez donc pas de blâme, dit Gustave, surtout après la noble action que vous venez de faire, il y a quelques minutes à peine. Vous m'avez sauvé la vie en tuant ce loup qui était pour me dévorer. — Des loups ! s'écrie-t-on de toutes parts. — Oui, mesdames et messieurs ; une demi-heure ne s'est pas encore écoulée depuis que, poutsuivis par GUSTAVE 215 une troupe nombreuse de loups affiimés ; nous fuyions avec toute la rapidité dont nos chevaux étaient capa- bles, lorsqu'un loup énorme se jette sur la croupe de mon cheval, et m'étreint de ses griffes ; c'est alors que mou ami, oubliant le danger qui le menace lui-même, se précipite à mon secours, et envoie le loup rouler sur l'herbe. — Que Dieu bénisse votre noble action, iDrave jeune homme, dit M. Dumont. — Je n'ai fait que mon devoir, dit George ; je suis trop heureux d'avoir pu, non seulement lui témoigner mon amitié, mais encore faire pour Gustave ce qu'il a fait pour moi, il y a quelques jours. — Encore une fois, merci, bien cher ami, dit Gus- tave d'une voix émue. — Mais où est donc la lumière qui nous a conduits ici ? demande Arthur. — Quelle lumière ? dit-on de toutes parts. — Nous n'avons pas allumé d'autre feu que celui-ci, dit le capitaine en désignant le feu qui brûlait au centre du camp. — Comment ! dit George, n'avez-vous pas fait de feu sur une hauteur ? — Non, non, répondirent plusieurs. — Mais, dirent George et Arthur, nous avons vu une grande lumière sur une montagne ; et c'est cette lumière qui nous a conduits vers vous. — C'est certainement une illusion, dit le capitaine. — Non pas, dit Gustave, nous l'avons trop bien vue. Quelqu'un a peut-être établi son camp sur ce haut rocher que nous voyons de l'autre côté de la "Platte", et fait du feu pour son souper ; ou, qui sait si ce feu n'est pas un sisjne que se font ordinairement les sau- vages pour avertir leurs voisins que nous sommes entrés sur leur territoire ? Espérons qu'il n'en est pas ainsi. Quelques minutes plus tard, tout le monde était sous tente et Gustave, après avoir remercié Dieu, se 216 GUSTAVE mit au lit, et bientôt il dormait d'un profond sommeil Il n'en était pas ainsi pour plusieurs qui ne savaient à quoi attribuer cette lumière mystérieuse. Le chapitre suivant va nous en faire connaître la cause. Toutefois, il n'est pas rare que des phénomènes aussi étranges se produisent dans ces prairies. Voici ce qu'un savant explorateur raconte : " Il était quatre heures du matin, l'aurore com- mençait à poindre, je me plaisais à contempler les montagnes Rocheuses, situées à quelques milles de notre camp. Un pic très élevé surtout attirait le plus mon attention. Je lève la vue vers la voûte céleste ; quelle ne fut ma surprise en voyant comme suspendues clans les airs, ces montai^nës que j'admirais il y a un instant sur la terre. Je distmguais les plus hauts pics, les vallées et les petites rivières qui les séparent ; la neige, les pierres et les arbres étaient parfaitement dessinés dans leurs couleurs respectives. Je ne pou- vais détacher ma vue de ce magnifique spectacle, qui ne s'évanouit que quand l'astre royal fit son appa- rition." GUSTAVE 217 CHAPITRE XVIII ATTAQUE DES SAUVAGES. ORGIE. GUSTAVE EST NOMME CAPITAINE DE l'aVANT-GARDE.J MOYEN ADOPTÉ POUR REPOUSSER UNE SECONDE ATTAQUE Le lendemain, notre caravane se mit en marche plus tard qu'à l'ordinaire. Gustave s'était levé gai et joyeux ; révénement de la veille, dans lequel il voyait la puissante protection de Dieu, le remplissait de bonheur, et son cœur reconnaissant s'élevait souvent pour le remercier et le prier de lui continuer ses faveurs. Nos trois amis, comme d'habitude, avaient laissé la caravane derrière eux et tout, en laissant trottiner leurs chevaux, ils s'éga\ aient les uns les autres par des réparties joyeuses et spirituelles. Arrivés sur une hauteur, ils aperçoivent à une petite distance plusieurs rochers disposés de manière à ressembler à une ville en règle. Ces rochers, tous plus hauts les uns que les autres, prenaient les formes de dômes, de clochers, de châteaux et de maisons de toutes les grandeurs, et le tout, séparé par des espaces de la largeur ordinaire des rues, présentait une ressem- blance complète. Celui qui les voit pour la première fois, se croit en face d'une ville réelle. — Ha ! une ville, dit Gustave. — Ne serait-ce pas, par hasard, la nouvelle Jérusa- lem ? dit Arthur. — Qui a été bâtie cette nuit, ajouta George. — Et dire que les loups voulaient nous dévorer à la veille de s'v rendre, dit Gustave. 218 GUSTAVE — Hâtons-nous d'y arriver avant les gens de notre caravane, — J'ai hâte de boire du lait, dit Gustave. Ils lancent leurs chevaux au galop et s'aperçoivent que le chemin passe directement dans une de ces rues apparentes. — Il ne paraît pas y avoir de sentinelles, dit Gus- tave en souriant, nous allons a/oir une chance. — Mais oui, en voilà une, dit Arthur en montrant à ses amis un énorme serpent à sonnettes étendu en travers de la route — Ah î le gourmand, dit George, il a sucé tout le lait avant notre arrivée et dort pour avoir trop bu. Vilain, je vais t'apprendre à voler ainsi, et, l'ajustant avec son pistolet, il lui coupe la tête qui va tomber à plusieurs pieds plus loin. Au même instant, une centaine de flèches, parties de derrière les rochers, sifflent au-dessus de leurs têtes. — Ah ! dit Gustave toujours souriant, les gens sont bien mauvais dans cette nouvelle Jérusalem. Une nouvelle nuée de flèches, passant cette fois p^.us près d'eux, l'arrête court dans ses observations. — Volte-face, crie Gustave en tournant bride, et tous trois prennent à toute vitesse la direction de la caravane, et racontent leur aventure au capitaine. Ce dernier fait tout de suite arrêter les wagons et commande de préparer l3s armes II appelle les hom- mes qui ont des chevaux à leur disposition et les place en avant pour servir d'avant-garde ; les femmes et les enftxnts entrent dans les wagons, et la caravane avance avec précaution jusqu'au dernier coteau qui la sépare des rochers. A mesure que les wagons arrivent, le capitaine les fait placer en forme de muraille, commande aux hommes de se coucher à plat ventre sous cette fortification improvisée et de se tenir prêts à faire feu au premier signal. GUSTAVE 219 Puis, laissant la caravane sons les ordres du second capitaine, il ordonne à l'avant-garde de le suivre jus- qu'aux rochers. On avance avec la plus grande précaution, ordre est donné de garder le silence et de ne pas se séparer. Le capitaine, qui chevauchait avec M. Dumont, était fort intrigué de la situation. — Savez-vous, dit-il, que votre fils vient, encore une fois, de nous rendre un grand service. Nous ne nous serions douté de rien, et ces sauvages embusqués nous auraient surpris et massacrés. — Oui, dit M. Dumont ému ; j'admire ses qualités remarquables. Que je serais heureux de le voir con- verti à l'église des saints ! — Ne vous découragez pas, il n'en sera que meil- leur lorsqu'il se convertira. — L''est pourquoi je ne l'arrête pas dans ses folies et ses superstitions ; j'ai l'espérance qu'il s'en dépouillera bientôt. — Je n'ai pas de doute que votre désir s'accomplira lorsque nous serons rendus à la ville sainte, et. . . — Baissez-vous, vite, crie Gustave, voici des flèches. On se hâte d'obéir et une quantité de flèches passent au-dessus d'eux. — Pied à terre, commande le capitaine, nous leur servons trop de point de mire sur nos chevaux. Aussitôt dit, aussitôt fait, et à l'instant même des centaines de flèches passent en sifflant et blessent plusieurs chevaux. Le capitaine donna alors à trois de ses hommes l'ordre de retourner à la caravane avec tous les che- vaux, et de les abriter derrière les wagons ; puis on délibéra sur ce qu'il y avait de mieux à faire pour déloger ces sauvages. Les uns voulaient retourner au camp et attendre l'attaque ; d'autres, plus hardis, voulaient faire le tour des rochers pour les déloger tout de suite et ainsi ne pas perdre de temps. Le capitaine était de cet avis. 220 GUSTAVE — Ne croyez-vous pas, capitaine, dit M. Dumont, que nous ferions bien de monter sur ce rocher à notre o^auche ? Son sommet me semble hérissé de grosses pierres derrière lesquelles nous pouvons nous embus- quer. Là, nous pourrons commander la vue, et pro- téger le passage de la caravane avec nos carabines et nos pistolets. — Vous avez raison, dit le capitaine ; allons ; surtout de la vigilance et de la précaution. L'avant-garde se rend au pas de course à l'endroit indiqué et commence à gravir le rocher. Comme la montée était très difficile, les sauvages crurent en profiter pour courir sur eux et leur lancer des flèches. Sortant de leurs cachettes, ils avancent en poussant des hurlements terribles. Nos hommes redoublent d'activité en les voyant venir. — Ne vous pressez pas, crie le capitaine ; laissez- les approcher, nous aurons plus de chance de faire valoir nos pistolets. — Et de leur faire manger du plomb, ajoute Gus- tave, ce qui leur sera moins agréable que le miel qu'ils nous refusent. Malgré le danger menaçant, on ne peut s'empêcher de sourire. Une centaine de sauvages arrivent au pied du rocher et lancent leurs flèches ; Gustave voit son chapeau emporté par l'une d'elles, et le capitaine est blessé au bras. — Volte-face, s'écrie ce dernier, et faites feu. Une détonation se fait entendre ; trois sauvages mordent la poussière et plusieurs sont blessés. Les autres, eff^rayés, se sauvent en poussant de nou- veaux hurlements et s'abritent derrière leurs rochers. — Vous faites mieux, leur crie Gustave ; cachez- vous, c'est plus prudent. Un éclat de rire suivit cette remarque ; puis, con- tinuant de monter, on arrive au sommet ; là, couchés GUSTAVE 221 a terre, notre avant-garde attend une nouvelle attaque. — Au moins, situés comme nous le sommes, dit Gustave, ces sauvages devront tirer juste, s'ils veu- lent nous ôter nos chapeaux. * Les sauvages ne se montrant pas après une demi- heure d'attente, le capitaine attache un mouchoir au bout de sa carabine et la lève pour donner à la cara- vane le signal d'avancer. Elle se remet en marche ; les femmes et les enftmts, blottis au fond des wagons, osent à peine respirer ; les hommes, anxieux, marchent à côté des animaux, sans proférer une parole. Les yeux sont constamment fixés sur ces rochers qui cachent de cruels ennemis qui, à chaque instant, peuvent en sortir et se ruer sur la caravane ; les animaux semblent éprouver la même crainte, ils dressent les oreilles comme pour écouter, le moindre bruit leur fait peur, ils hésitent, et on doit se servir du fouet pour les faire avancer. Enfin, le premier wagon s'engage dans le passage ; alors les hommes saisissent leurs carabines et leurs pistolets d'une main nerveuse ; le moment critique est arrivé, la caravane peut, à chaque minute, être attaquée par des ennemis dont on ne connaît pas le nombre, et on n'a aucun moyen de retraite. — Attention, dit le capitaine à ses hommes ; ayez toujours l'œil fixé sur ces rochers. Si un seul de ces sauvages ose se montrer, visez-le bien et pas de grâce, pour montrer aux autres ce qu'ils ont de mieux à faire. Pendant une demi-heure, longue d'un siècle pour la plupart, notre caravane continue sa marche lente et solennelle ; les wagons passent tour à tour, et chacun pousse un soupir de satisfaction en sortant de ce labyrinthe. Le dernier wagon a franchi le passage ; alors, le second capitaine les fait tous arrêter et les range en camp réglé pour protéger la descente de ceux qui sent sur le rocher. Soit par crainte, soit à dessein, les sauvages ne se montrèrent pas. 15 222 GUSTAVE J.a descente opérée, la caravane se remet en marclie et forme son camp sur un coteau d'où on pouvait commander la vue de ces rochers, le capitaine n'osant pas s'aventure^ plus loin pour cette journée. — Je comprends maintenant la cause de cette lu- mière que nous avons vue hier soir, dit Gustave à ses amis : ce sont ces sauvages qui ont allumé un feu pour leur servir de point de ralliement. — Ils ne pensaient pas, en agissant ainsi, dit George, que ce feu nous serait aussi utile. Après le souper, l'apôtre fait rassembler tout le monde, et leur dit : — Chers frères et sœurs, à partir de ce jour, nous devrons faire bonne garde. Nous venons d'entrer sur le territoire de tribus sauvages, toutes très hostiles. Les "Crows" (les Corbeaux), les ''Blackfeet" (les Pieds- noirs), les "Snakes" (les Serpents) et autres dont j'igno- re les noms habitent le pays que nous devons traverser. Quoique ces diverses tribus soient continuellement en guerre entre elles, elles s'unissent toujours pour attaquer les visages-pâles, c'est ainsi qu'ils nomment l'homme blanc. " La garde va être doublée tous les soirs, et le jour, une avant-garde et une arrière-garde, que je vais for- mer, marcheront, l'une à deux cents jias en avant de la caravane, l'autre à une même distance en arrière. M. Dumont se tiendra avec moi entre l'avant-garde et les voitures, pour vous donner les signaux nécessaires. " Le chemin d'ici à la ville sainte est bordé en plusieurs endroits de précipices et de rochers sans nombre, qu'il nous faudra contourner et où les sau- vages se mettent en embuscade pour attaquer les caravanes sur leur passage, ainsi que nous en avons eu l'expérience aujourd'hui. ** Vos carabines et vos pistolets devront toujours être placés de manière à pouvoir être saisis au premier signal, et, dans ce cas, les femmes et les enfants devront, sans autre avis, monter au plus vite dans les wasrons. GUSTAVE 223 " Si vous me voyez lever ma carabine, arrêtez les wagons ; si M. Dumont revient sur ses pas, formez tout de suite le camp réglé en cas d'attaque, et obéissez aux ordres qu'il vous donnera, et surtout ne vous éloignez pas de vos voitures. "En suivant bien ces avis, nous n'avons rien à crain- dre, et, étant nombreux, nous pourrons défier les attaques de ces enfants du désert. " Prenons maintenant un sujet plus consolant. Le reste de la route d'ici à la ville sainte est très pitto- resque ; des curiosités sans nombre se présenteront à vos regards et exciteront votre admiration, le "Chim- ney Eock" (la Cheminée), la "Devil's-Gate" (la Bar- rière du diable), le "Hell's Cove" (la Caverne de l'enfer), le "Saleratus Lake" (le Lac au Soda), les " Sulphur Springs" (Sources de soufre), les montagnes Kocheu- ses, etc. " Les précipices que nous allons longer et dans lesquels il nous faudra descendre ; les ravins pro- fonds qu'il faudra traverser, les hautes montagnes à gravir, nous causeront bien des émotions et nous inté- resseront au plus haut degré. "Un cantique maintenant, pour chanter les louanges du Seigneur. Nous le remercierons ensuite de nous avoir délivrés des dangers que nous venons d'écarter, grâce à sa protection.'' Le cantique choisi pour la circonstance était très beau, et fut chanté avec entrain par au delà de quatre cents voix ; un concert des plus harmonieux s'éleva dans les airs, et l'écho alla frapper ces mêmes rochers, témoins des périls courus par ceux qui, en ce moment, chantaient les louanges de celui qui les en avait délivrés. Une fervente prière, pleine d'émotion et de recon- naissance, suivit ce beau concert, et fut terminée par un "Amen" qui dut résonner à plusieurs milles de distance. — Avant de nous séparer, dit l'apôtre, je voudrais voir Gustave. •224 GUSTAVE George et Arthur s'empressent de l'aller chercher dans sa tente, où il s'était retiré pour s'entretenir seul avec son Dieu. — Jeune homme, reprit l'apôtre, je dois vous féli- citer, vous et vos deux amis, et vous remercier du zèle et du courage dont vous avez fait preuve pendant cette journée. Si vous n'aviez pris le devant ce matin, nous aurions été surpris par ces sauvages embusqués, et peut-être aurions-nous été assassinés. Je vous remercie au nom de tous, et plus tard nous essaierons de vous prouver notre reconnaissance. Comme première preuve de la confiance que j'ai en vous, je vous nomme capitaine de l'avant-garde ; à vous de choisir les douze hommes qui ont des chevaux à leur disposition, et qui seront sous vos ordres. J'aime à vous confier ce poste, vous êtes brave et prudent ; je n'ai nul doute que vous accepterez et remplirez cette charge à la satisfaction de tous. — Oui, oui, hourra pour Gustave ! s'écrièrent hommes, femmes et enfants. — Vive notre bon ami ! ajoutèrent George et Arthur. Gustave, qui ne s'attendait pas à de pareilles félicita- tions, baissa la vue et ne savait trop que répondre. — Vous acceptez, n'est-ce pas ? dit l'apôtre en lui tendant la main. — Oui, monsieur, répond Gustave, et, Dieu aidant, je m'acquitterai de la charge honorable que vous voulez bien me confier d'une manière aussi cligne que possible. — Bien, dit l'apôtre, je savais que vous ne reculeriez pas devant le devoir ; allez et choisissez vos hommes. — Je demanderai à ceux qui veulent me suivre, d'avancer, s'il vous plaît, dit Gustave. George et Arthur s'empressent de se mettre à côté de leur ami. — Merci, dit Gustave, je n'aurais pu me passer de votre compagnie. Neuf autres suivent leur exemple. Le second capitaine, chargé de former l'arrière- GUSTAVE 225 garde, en fit autant, et quelques minutes plus tard, tout le monde était couché. Le repos cependant ne fut pas de longue durée ; deux heures ne s'étaient pas écoulées, que tous sont réveillés en sursaut par des cris et des hurle- ments venant de la direction des rochers. On court aux armes, et les hommes se précipitent hors des tentes ; alors un spectacle des plus terrifiants se présente à leurs regards. Autour d'un grand feu allumé, sautent, dansent, hurlent et menacent avec leurs bras, des êtres qui, par leurs chevelures longues et hérissées, leurs corps nus et bariolés de mille couleurs, leurs figures hideuses, leurs hurlements féroces, ressemblent plutôt à des démons qu'à des hommes ; et pour ajouter à ce spec- tacle propre à glacer le cœur du plus brave, la clarté de ce feu répand une lueur sinistre sur les hauts rochers, et les font paraître comme autant de spectres monstres surgis du sein de la terre. Les femmes et les enfants sortent' à leur tour, et tous les yeux restent fixés sur ce spectacle ; chacun est comme pétrifié par la frayeur, on se croit en face des régions infernales. — L'enfer et ses démons, s'écrie-t-on de toutes parts. A la frayeur succède un désir de vengeance ; mais une pensée éloigne ce désir, et fait comprendre que ces êtres avides de sang et de carnage sont des hommes créés à Fimage de Dieu, qu'ils ont une âme, et que, dans leur ignorance, ils ne connaissent pas mieux. — Ces cris et ces menaces, dit le capitaine, sont pour nous avertir qu'ils veulent se venger, parce que nous avons tué trois des leurs. Nous avons besoin de les veiller de près. Les sauvages continuèrent leur orgie tout le reste de la nuit, et ne s'éloignèrent qu'à l'aurore. Alors la caravane se prépare à continuer sa route. Guscave, après s'être entendu avec le secoml capi- 226 GUSTAVE taine, disposa ses hommes en quatre groupes ; deux devaient se tenir à une centaine de pieds en avant du second groupe, et occuper le chemin ; les deux autres devaient se tenir de chaque côté du chemin, à une certaine distance en avant du second groupe. — Nous pourrons nous voir ainsi, dit Gustave, et nous ne risquerons pas tous de perdre nos chapeaux. Celui des groupes qui s'apercevra de quelque chose de nature à l'alarmer, devra donner le signal en levant les carabines, et se replier tout de suite sur les autres, et, une fois réunis, nous pourrons délibérer sur ce qu'il y aura de mieux à faire. Le capitaine donna le signal du départ. — En avant, messieurs, dit Gustave. Malgré les derniers événements, notre héros con^ servait toujours son humeur gaie et tenait toujours; George et Arthur dans l'hilarité, afin de chasser de leur esprit les pensées amères et la peine qui s'empa- rait d'eux de temps à autre. Ils ne pouvaient oubher la perte de leur sœur chérie. — Qui aurait pensé que nous nous serions ainsi» trompés hier, dit Gustave qui, avec ses deux amis,, tenait le devant ; au lieu d'avoir trouvé la nouvelle Jérusalem, nous avons vu l'enfer avec ses habitants ;: j'aurais dû penser. . . . Mais il n'a pas le temps de finir ; des obstacles! placés en travers du chemin attirent leur attention.. Ils arrêtent leurs chevaux, lèvent leurs carabinesi en l'air, et se replient sur le groupe en arrière ; lea deux autres groupes en font autant. — C'est peut-être une ruse pour nous retarder^ dit Gustave, aussitôt que les quatre groupes fuient réunis. ' — On ne doit pas avoir placé ces obstacles pour- la simple plaisir de nous retarder, dit l'un des hommes-.. — George, qui ne cessait de tenir la vue fixée sur les obstacles, croit remarquer un certain mouvemeuC dans les hautes herbes de chaque côté du chemin.. GUSTAVE 227 — Regardez donc, dit-il, ne dirait-on pas qu'il y a quelque chose dans ces herbes ? — Oui, en effet, dit Gustave ; elles cachent en ce moment, je n'ai nul doute, des sauvages dont le but est de nous attaquer. Levez tous vos carabines, ajoute- til. Au même instant, le capitaine et M. Duniont en font autant. La caravane arrête, et chacun prépare ses armes ; les femmes et les enfîints entrent dans les wagons, et les hommes s'assemblent pour tenir conseil. Les uns, conservant encore la rage de la veille, voulaient se ruer sur ces sauvages et les exterminer, coûte que coûte ; d'autres, plus sages, voulaient former le camp réglé et attendre l'attaque, en se tenant sur la défensive. — Je crois avoir trouvé un moyen bien simple de les déloger, dit George, et la caravane ne courra aucun danger, si vous voulez l'adopter. Ce serait de mettre le feu dans ces hautes herbes, à une centaine de pieds chaque côté du chemin ; le vent nous est favorable, et poussera ce feu en avant de nous. Si ces sauvages ne veulent pas tourner en jambons, ils de- vront déguerpir au plus vite. — Bravo ! bravo I s'écrie l'assemblée. Une douzaine d'hommes, se munissant d'allumettes et de poignées d'herbes sèches, se rendent à la distance indiquée. En une seconde, douze feux s'élèvent, puis gi'ossissant tout à coup, se réunissent et se dirigent du côté des obstacles, avec la rapidité de l'éclair. De grands cris se font entendre ; et des centaines de sauvages se lèvent et se sauvent du côté de la rivière, dans laquelle ils se jettent épouvantés. Il était temps, plusieurs avaient les cheveux brûlés. — V"ous faites bien, dit Gustave en soariant ; a[)rès une telle chaleur, il est bon de prendre un bain pour se rafraîchir. Quelques minutes pln>i tard, sauvages, hurbes et 22S GUSTAVE obstacles étaient disparus ; et le feu alla s'éteindre sur des rochers à deux milles plus loin. Gustave et ses hommes reprennent leur place, et la caravane se remet en marche. — Je pense que ces sauvages vont nous laisser un peu de repos, au moins pour quelques jours, dit Gus- tave, toujours souriant, à ses deux amis ; l'eau a pour effet de calmer les nerfs, et ce bain forcé a dû amortir leur ardeur. Qu'en pensez-vous ? George et Ai^thur, étonnés de le voir aussi jovial, lui dirent : — Vous nous surprenez, vraiment. Comment se fait-il que vous puissiez conserver une humeur aussi gaie en face des dangers auxquels nous venons d'é- chapper, et qui nous menacent encore? Pendant que tout notre monde craint et tremble, vous souriez toujours comme si de rien n'était. — Avoir peur ou trembler ne me servirait de rien, répond Gustave en changeant de ton. Je vous ai enseigné le bon remède l'autre soir, chers amis, lors- que, seuls et écartés dans cette prairie, nous ne savions que faire. Je vous ai dit qu'il fallait toujours mettre notre confiance en Dieu, le prier chaque matin de nous accorder sa sainte protection. Faites cela, et ne vous inquiétez pas du reste : pas un cheveu de votre tête ne tombera sans sa permission. — Vous nous donnez là un bon conseil, dit Arthur, et j'essaierai de le mettre en pratique. — Soyez assurés que ce remède ne manque jamais de produire un bon effet. GUtJTAVE 2:ii> CHAPITHE XIV STRATAGEME DE GUSTAVE POUR REPOUSSER UNE ATTAQUE DES SAUVAGES. INCENDIE d'uNE CARAVANE. Le lendemain, notre caravane campait tout près du "Chimney Eock". Ce rocher a toute la forme d'une haute cheminée ; une base carrée d'abord, haute de trente à quarante pieds, puis une pierre ronde et droite, gardant une proportion égale jusqu'au sommet, s'élève au-dessus de cette base à une hauteur de près de cent pieds. Des pierres amoncelées autour de sa base, démontrent les ravages du temps, et que sa hauteur a dû être plus considérable. Un peu plus loin sont les "Scott's Cliffs" (les caps à pic de Scott), qui s'élèvent à trois ou quatre cents pieds dans les airs ; ils ressemblent à de hautes murailles perpendiculaires. Plusieurs jours se passèrent sans nouveaux incidents. Les sauvages ne renouvelleront plus leurs attaques, disait-on de toutes parts. Les chants et les conversations habituels recommencèrent ; mais Gus- tave, averti par le capitaine, qui n'en était pas à sa première traversée de ces prairies, et qui n'y voyait qu'une trêve, n'en continua pas moins de faire bonne garde. On arrivait à " Devils Gâte " (barrière du Diable). C'est une ouverture large de vingt pieds environ et haute de plus de deux cents, qui sépare une montagne toute de roche vive ; elle est tellement droite, que notre première impression est qu'elle a été faite par 230 GUSTAVE ' la main de l'homme. En bas, coule un torrent rapide dont l'eau se brise sur les rochers qui en forment le lit. Le chemin longe cette montagne escarpée, tourne brusquement au bout et s'engage dans une passe étroite, bordée d'un côté par cette montagne, et de l'autre par un immense rocher long de trois à quatre cents pieds. — Une belle place pour une surprise, dit Gustave ; mais, qu'y a-t-il ? L'arrière-garde fait des signes d'alarme. — Voilà qu'elle prend le galop pour rejoindre la caravane, dit George. — Regardez donc cette poussière, là-bas, dit Arthur. — En effet, dit l'un des hommes de l'avant-garde ; on dirait une armée nombreuse de cavaliers accourant avec une grande rapidité. — Ne seraient-ce pas des sauvages qui nous pour- suivent ? demande Arthur. — C'est très probable, dit Gustave, ils veulent peut- être profiter du moment où la caravane sera engagée dans cette passe tortueuse et difficile, pour l'attaquer. Le second capitaine, qui venait de rejoindre la caravane, donne l'ordre de fouetter les animaux afin d'atteindre la passe au plus vite. Les sauvages nous poursuivent, dit-il. Les guides des voitures ne se le font pas répéter deux fois ; ils appliquent le fouet avec ardeur, et les animaux se lancent en courant. Une idée subite s'empare de Gustave, et il retourne à bride abattue vers la caravane. — Qu'y a-t-il ? lui demande le capitaine. Mais il ne répond pas, et se rend aux premières voitures. — Du câble, vite, du câble, crie Gustave. On lui en donne, ou plutôt on lui enjette plusieurs brassées tout en continuant de courir. Il les met en travers de sa monture, et retourne à son poste avec la même rapidité. GUSTAVE 231 — Attachez ces câbles solidement l'un au bout de l'autre, dit-il. Le capitaine et M. Dumont se mettent de la partie, sans trop savoir ce que notre héros voulait faire, et en quelques secondes, un câble fort, solide et long d'une soixantaine de pieds était étendu en travers de la passe. Les wagons arrivent et s'engagent dans le passage... le dernier a tourné l'angle, et les hommes de l'arrière- garde viennent rejoindre ceux de Gustave. Alors ce dernier fait attacher le câble à de grosses pierres de chaque côté du chemin, à la hauteur de la poitrine d'un cheval, formant ainsi une barrière à tra- vers la passe, ayant cependant le soin de l'arranger en nœud coulant, afin de pouvoir le baisser ou le relever au besoin. Puis, il commande à ses hommes de se cacher derrière les rochers sur le flanc de la montagne, et demande au second capitaine d'en faire autant avec les siens. — Tenez vos carabines pointées sur le chemin, leur dit-il ; au premier signal, vous ferez feu assez haut pour ne tuer personne, car mon but est seulement d'effrayer ces sauvages. Vous vous jetterez ensuite sur ceux qui seront tombés et les ferez prisonniers. On s'empresse d'obéir, tout en poussant un murmure d'approbation ; on venait de comprendre la tactique de notre jeune homme. Gustave se place vis-à-vis le câble avec le capitaine, son père et ses deux amis. — Baissons le câble, dit-il en souriant, afin que ces sauvages ne le voient pas ; nous le redresserons au temps voulu. — Attention, les voilà qui arrivent, dit M. Dumont. Tout cela s'était fait en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, et Gustave avait à peine fini de .parler, qu'une troupe nombreuse de sauvages tourne l'angle de la montagne en poussant des hurlements 232 GUSTAVE Les premiers aperçoivent les wagons à l'autre bout de la passe, et, ne se doutant de rien, piquent plus fort ; dans leur joie féroce, ils ne perdent pas de vue ces wagons qui, cette fois, pensent-ils, ne pourront [3as leur échapper. Ils ne sont plus qu'à quelques pas du câble qu'ils n'ont pas encore remarqué. Ils piquent plus fort, leurs chevaux semblent redoubler de vitesse. Tout à coup le câble se redresse, les premiers che- vaux se heurtent dessus, tombent et lancent leurs cavaliers avec force sur les pierres qui jonchent le chemin ; ceux-ci font culbuter les autres, qui tombent à leur tour, à mesure qu'ils arrivent. En moins d'une minute, au delà de cent cavaliers et autant de chevaux sont tombés pêle-mêle sur le pavé ; tous poussent des cris de douleur. — Feu ! crie Gustave, foncez sur les hommes qui sont à terre et faites-les prisonniers. Une forte détonation se fait entendre ; ceux dea sauvages qui avaient pu arrêter leurs chevaux à temps, effrayés par ces coups de feu tirés par des ennemis invisibles, font volte-face et se sauvent avec la plus grande célérité. — Cher enfant, dit M. Dumont en pressant Gustavb sur son cœur, que ne te doit-on pas encore cette fois ! — Remerciez Dieu, maître et créateur des idées, mon père, de m'avoir inspiré ce moyen de nous débar- rasser de nos ennemis. L'ordre donné plus haut par notre héros, est prom}> tement exécuté ; les sauvages, stupéfaits et étourdie par la violence du coup qui les avait fait tomber, ne font ou ne peuvent taire aucune résistance, et se laissent lier par les gens de la caravane qui venaient d'accourir pour prêter main-forte. Quelques minutes plus tard, les prisonniers et les chevaux sont amenés au camp, formé par ceux qui gardaient les wagons. Gustave était en tête ; à côté de lui marchaient son père et le capitaine. Ce dernier, en entrant dans GUSTAVE ti33 le camp, lève son chapeau et demande un " hourra " pour notre héros. Aussitôt tous les chapeaux se lèvent, et un "hourra" formidable, dont l'écho fait résonner la montagne et les rochers aux alentours, est poussé en l'honneur de Gustave. Les prisonniers sont placés au centre du camp ; leur mine piteuse fait peine à voir. Gustave et ses compagnons retournent à l'angle de la montagne pour prévenir toute surprise. Voyant que les sauvages, qui avaient tourné bride, s'enfuyaient encore avec toute la vitesse possible, ils s'en revien- nent au camp, et disent au capitaine qu'il n'y a rien à craindre de ce côté. Alors le capitaine fait rassembler tout le monde et leur dit : — Chers frères et soeurs, encore cette fois, nous devons notre victoire à Gustave Dumont. — Oui, oui, répond tout le monde, et un nouvel "hourra" fait retentir les airs. — Maintenant, reprend le capitaine, il faut voir ce que nous allons faire de nos prisonniers. — A mort ! à mort ! s'écrient quelques-uns ; ils nous attaqueront encore, si nous leur laissons la vie, et finiront par nous massacrer. — Mais, dit le capitaine, qui était d'un caractère débonnaire, je voulais proposer Gustave pour les juger ; je sais d'avance que ce qu'il fera sera bien fait. — Très bien, répond-on de toutes parts, faites-le venir. Le capitaine se tourne du côté de Gustave et lui dit : — C'est à vous, brave jeune homme, que revient le droit de juger ces prisonniers ; c'est grâce à votre habile stratagème s'ils sont en notre pouvoir en ce moment. — Mais, monsieur, dit Gustave en hésitant. . . — C'est vous, c'est vous qui allez les juger, s'écrie tout le monde. 234 (iUSTAVE — Mais je ne les condamnerai pas à la mort, dit Gustave ; l'effusion de leur sang serait une barbarie de notre part. D'ailleurs, Dieu permettra que nous repoussions toutes leurs attaques. — Faites ce que vous voudrez, s'écrie la majorité ; ce que vous ferez sera bien fait. Gustave fait signe aux prisonniers d'approcher. On s'empresse d'obéir. — Quelqu'un parmi vous parle-t-il l'anglais ? leur demande Gustave. Si oui, venez en avant. Trois d'entre eux se présentent. — Pourquoi, dit Gustave en prenant un ton grave, couriez-vous après nous avec des flèches et des fusils et en poussant des cris féroces? N'était-ce pas pour nous tuer et nous piller ? — Notre frère se trompe ; nos intentions étaient pacifiques, nous nous rendions à nos wigwams (tentes). — Vous mentez, dit Gustave d'un ton sévère ; ne savez-vous pas que le mensonge ne servira qu'à aggraver votre position ? J'étais décidé de vous accor- der la vie et la liberté, mais si vous ne dites pas la vérité, vos compagnons et vous allez mourir immé- diatement. Je sais que vos wigwams ne sont pas dans cette direction ; je sais aussi que vous les avez laissés pour venir nous tuer, et nous piller ensuite. Les sauvages se tiennent la vue basse et semblent délibérer entre eux ; un murmure sourd parcourt la masse des autres prisonniers. Le plus grand silence règne partout, et les gens de la caravane se pressent pour mieux entendre. Voyant que les chefs ne répondent pas, Gustave fait approcher l'avant-garde et l'arrière-garde, et les place en avant des prisonniers. — Epaulez vos carabines, leur dit-il, et tenez-vous prêts à faire feu. Puis, se tournant du coté des prisonniers, il ajoute : — Voyons, répondez tout de suite, ou c'en est fait de vous. GUSTAVE 23 ô Les trois prisonniers, voyant les carabines pointées, répondent : — Les visages-pâles ont tué trois de nos frères l'autre jour, et nous voulions venger leur mort ; nous l'avions juré devant le Grand- Esprit. — Ah ! vous croyez donc au Grand-Esprit ? — Oui, oui, sans le Grand-Esprit rien n'existerait. — Très bien ; mais ce Grand-Esprit vous a-t-il en- seigné de faire comme le chacal et le tigre dans la forêt ? Vous a-t-il dit de piller et de massacrer ? Trois des vôtres ont trouvé la mort, il est vrai, mais n'est-ce pas votre faute ? Nous eussiez-vous laissés passer sans nous molester, vos frères vivraient encore, car nous ne voulons pas faire le mal comme vous. Le Grand-Esprit le défend à tous, à vous comme à nous. Si vous n'avez pas réussi, c'est parce qu'il nous a avertis de vos desseins cruels et perfides. Pourquoi n'écoutez-vous pas le Grand-Esprit qui défend de telles choses ? Eh bien 1 que feriez-vous pour avoir votre liberté ? — Ho ! ho ! nous jurons de ne jamais reparaître sur votre chemin. — Le jurez-vous devant le Grand-Esprit 1 — Oui, nous le jurons devant le Grand-Esprit, répondent-ils en levant les deux mains. — Bien ; à présent dites à vos frères d'en faire autant. Les trois sauvages se tournent du côté des autres prisonniers, et une seconde plus tard, ces derniers lèvent les deux mains en prononçant le serment dans leur langue. — Maintenant, reprend Gustave, je vais faire con- naître à notre chef le serment que vous venez de faire, et peut-être sera-t-il disposé à vous faire grâce. Mais, écoutez bien, prenez garde de jamais vous retrouver sur son chemin, car il est terrible dans sa vengeance. Si jamais vous violez le serment que vous venez de faire, il vous fera rôtir à petit feu, des broches de fer rougies perceront vos chairs, et vos corps seront cou- 236 GUSTAVE verts de charbons ardents ; puis il vous arrachera la langue pour vous punir de vos mensonges et de votre perfidie, et pendra vos corps noirs et calcinés le long de la route pour servir d'exemple à ceux de vos frères qui voudraient faire comme vous. Pendant qu'il parlait ainsi, on voyait frémir les prisonniers. — Qui nous empêcherait de vous torturer ainsi ? ajouta-t-il ; mais nous aimons le Grand-Esprit, et nous essayons de l'écouter. Tirant alors son crucifix d'argent, qui ne l'avait pas quitté depuis son départ de Montréal, il fait signe aux prisonniers d'avancer plus près, et leur dit : — Avant de vous remettre entre les mains de notre chef, vous allez tous renouveler le serment que vous venez de faire, en mettant votre main droite sur ce crucifix ; vous l'embrasserez ensuite avec respect ; prenez bien garde que le mensonge soit sur vos lèvres, et de jurer une chose en pensant à une autre. Cecrucifixreprésente le Fils de Dieu, le Grand-Esprit ; si vous l'embrassez avec de mauvaises intentions dans vos cœurs, il le saura et vous punira sur-le-cbamp. Approchez un à un et chacun à votre tour. Les sauvages, remplis de frayeur en voyant ce crucifix, n'osent approcher. Les objets de notre culte ont toujours été regardés par les sauvages comme mystérieux et sacrés. — Approchez, répète Gustave, ce crucifix ne vous fera pas de mal, si vous dites la vérité. Les sauvages s'approchent en témoignant beaucoup f de respect. Les trois chefs d'abord, puis les autres prisonniers viennent tour à tour poser la main droite sur le crucifix, le baiser et jurer de ne jamais repa- raître sur le chemin de la caravane. Les hommes, femmes et enfants, témoins de cette cérémonie si solennelle, vu le lieu et la circonstance, gardent le plus profond silence ; plusieurs même por- tent les mains à leurs paupières humides. GUSTAVE 237 Après avoir fini de les assermenter, Gustave les fait tous avancer devant le capitaine. — Grand chef, dit-il en s'adressant à ce dernier, ces braves viennent de jurer que ni eux, ni personne de leurs tribus ne repaîtront jamais sur votre chemin ; je leur ai fait connaître la vengeance terrible que vous exerceriez sur eux dans le cas contraire. Je vous les livre, à vous de prononcer leur sentence. Les sauvages, tremblants, n'osent lever la vue sur ce chef terrible, et attendent avec anxiété le jugement qu'il va prononcer. — Qu'on les délie tous, à part de trois de leurs chefs, dit le capitaine d'une voix farouche ; ces derniers, je les garderai comme otages jusqu'au fort Bridger. Si jamais un seul d'entre vous viole son serment, je lui ferai aussitôt arracher la langue. Les hommes de l'avant-garde et de l'arrière -garde commencent à déher les prisonniers qui, une fois libres, viennent témoigner leur reconnaissance à Gustave en lui embrassant les mains, puis se retirent tout joyeux. Quant aux trois chefs, ils furent libérés deux jours après, sur la demande de notre héros. En partant, ces chefs lui dirent : — Si notre frère repasse dans ce pays et qu'il ait besoin de nous, qu'il vienne nous trouver, il verra que le sauvage sait reconnaître ce qu'on lui fait. Comme cet événement avait causé un grand retard, il fut résolu de partir tout de suite, quoique le soleil fût déjà bas, et de marcher une bonne partie de la nuit. Un peu avant minuit, l'avant-garde qui venait de contourner un gros rocher, aperçoit une lueur en avant. — Que peut signifier cette lueur ? demande George. — Un feu tout simplement, répond Gustave en souriant. Mais qui l'a allumé ? c'est une autre question. — Une tribu sauvage, probablement, dit Arthur, pour célébrer ujae victoire remportée sur vme triba voisine. ^^ 238 GUSTAVE — Dans une heure tout au plus, nous y serons rendus, dit George. — Ne ferions-nous pas mieux d'arrêter, et d'atten- dre la caravane ? dit Arthur. — Sois certain, cher ami, dit Gustave, que nous n'irons pas sans être invités ; ce serait impoli de notre part. — Je ne sais si j'accepterais l'invitation, même si elle m'était faite, dit George. — Que pensez-vous faire ? dirent plusieurs. — Je ne sais réellement pas, répondit Gustave ; voici mon père et le capitaine qui approchent, ils vont nous donner leurs ordres. — Qu'allons-nous faire ? demande ce dernier en arrivant. — C'est précisément ce que nous voulions savoir de vous, dirent plusieurs. — Et vous, Gustave, quel est votre avis ? reprend le capitaine. — C'est à vous de commander et à nous d'obéir, répond Gustave. — Donnez-nous votre avis ; vous avez toujours bien pensé. — Puisque vous voulez connaître mon opinion, je crois que la caravane peut continuer sa route jusqu'à ce grand coteau en avant de nous. Là, vous pourrez former le camp en règle en cas d'attaque. Pendant que ces préparatifs se feront, l'avant garde approchera plus près de ce feu ; s'il y a du danger, nous reviendrons le plus promptement possible pour vous le faire con- naître. Si, au contraire, il n'y a rien à appréhender, trois coups de carabine vous avertiront que la cara- vane peut avancer. — Très bien, dit le capitaine. L'avant-garde continue sa marche jusqu'au coteau et arrête pour attendre la caravane. Lorsque tout fut prêt, Gustave rassembla ses hommes et leur dit : GUSTAVE 'JSd — Messieurs, la mission que nous avons à remplir est difficile et dangereuse. Nous devrons avancer avec la plus grande précaution, observer le plus grand silence, tenir la vue partout où il y a du danger, afin de ne pas nous laisser surprendre. S'il faut revenir sur nos pas, gardez votre sang-froid et tenez les rangs serrés pour paraître plus forts et plus nombreux. — Je vais t'accompagner dans cette expédition, mon fils, dit M. Dumont ; je crains trop qu'il ne t'arrive malheur. — Permettez-moi de ne pas céder à votre demande, mon père, dit Gustave avec émotion. Votre devoir est de rester avec la caravane et de placer des gardes pour la protéger. De plus, si péril il y a, c'est assez de moi à l'affronter. Pensez à maman et à ma sœur qui doivent en ce moment soupirer après votre retour. Vous leur devez d'éviter tous les dangers autant que ])ossible, pour pouvoir retourner vers elles au plus tôt. Quant à moi, cher père, je ne crains pas de mourir, et quoique je sache que ma mort leur causerait beaucoup de peine, je ne serais pas une perte comme celle d'un époux et d'un père. — Ah ! cher enfant, ne parle pas ainsi, dit M. Du- mont ému jusqu'aux larmes. Que ferais-je si je te perdais ? — Ne craignez pas, cher père, dit Gustave essayant de sourire pour cacher l'émotion qu'il éprouve ; je ne mourrai pas cette nuit et de sitôt, j'espère. Puis se retournant tout à coup, il ajoute : — En avant, messieurs, que ma petite troupe seule me suive. Tout le personnel de la caravane les suit des yeux. — Quel courage et quel dévouement dans ce jeune homme ! se dit-on de toutes parts. — Pourvu qu'il ne leur arrive pas malheur, dit le capitaine ; je crains beaucoup pour eux. — Non, non, lui répondent plusieurs ; Dieu ne sau- rait laisser périr ce jeune homme et ceux qui le sui- vent avec tant de confiance. 240 GUSTAVE Toujours la vue fixée sur l'avant-garde, ils la voient gravir le dernier coteau qui la sépare du feu ; ils dis- tinguent Gustave, divisant ses hommes en trois corps à une distance d'une vingtaine de pieds l'un de l'autre. On s'attend qu'elle va retourner sur ses pas ; on le désire même. Mais elle commence à descendre de l'autre côté et a bientôt disparu. Alors un sentiment de crainte s'empare de tous les cœurs. Personne ne bouge, on a hâte de les voir revenir, ou d'entendre trois coups de fusil qui doivent les avertir que tout est bien. Les minutes paraissent aussi longues que des heures. . . une demi-heure se passe, et aucun d'eux ne reparaît. Une heure se passe et rien encore. M. Dumont se reproche d'avoir laissé partir son fils et de grosses larmes coulent le long de sa figure ; les autres veulent se rendre au feu à tout prix. — Patience, dit le capitaine, ce retard est un bon signe ; si un malheur était arrivé, quelques-uns d'entre eux auraient pu se sauver et venir nous en avertir. Cette remarque fait renaître la confiance ; on attend «,vec moins d'anxiété, tout en comptant les minutes ■ qui s'écoulent. Gustave et ses compagnons avaient gardé le galop jusqu'au coteau. Là, il avait séparé ses hommes, comme nous lavons dit plus haut, et, prenant le pas, ils avancent avec la plus grande précaution ; le plus grand silence règne parmi eux et le moindre bruit attire leur attention. Chaque rocher est examiné et le plus petit ravin fouillé datis toute sa longueur. Une brise légère cause, de temps à autre, un certain froissement dans les hautes herbes ; alors on s'arrête pour s'assurer qu'elles ne cachent pas des ennemis. Enfin le feu apparaît ; il leur faut faire de grands détours, cependant, pour s'y rendre ; de gros rochers bordent la route qui, en conséquence, devient très GUSTAVE 241 étroite en certains endroits, et oblige notre petito troupe à redoubler d'attention. — Tenez toujours la vue fixée sur ces rochers, dit Gustave ; ils peuvent cacher des ennemis. On avance encore plus lentement et on arrive à un bas-fond dans lequel il faut descendre. — Des wagons et des provisions qui brûlent, dit notre petite troupe en regardant le feu au-dessous d'eux. — Voilà qui est curieux, dit Gustave à voix basse ; qui a pu mettre le feu à des wagons et à des provi- sions ? Ce qui m'étonne le plus, c'est l'absence de morts ou de blessés aux alentours. — Ce ne sont certainement pas des sauvages qui ont fait cela, dit l'un des hommes, car ils auraient tué et massacré avant de mettre le feu, et ils auraient enlevé les provisions. — Je crois comme vous, dit Gustave ; avançons encore, il faut bien nous assurer de ce qui en est avant de retourner ou d'avertir la caravane ; mais faites bonne garde, les sauvages sont rusés. — Ah ! que vois-je ! dit Arthur une minute plus tard ; il y a quelque chose derrière ce rocher. Tous les regards se portent vers le rocher, et on voit un homme qui se relève et qui vient à eux. Gustave tire son pistolet, et s'adressant à lui, lui demande d'une voix brève : — Que faites vous ici ? Képondez sans bruit, car. .. — Ne tirez pas, monsieur, dit cet homme, je ne sais pas votre ennemi. Il y a plus d'une heure que je me suis caché derrière ce rocher, pour ne pas être pris par les mormons, qui ont attaqué notre caravane et qui après avoir mis le feu à nos wagons, sont partis en amenant tous nos hommes prisonniers. — Ce sont des mormons qui ont mis le feu à ces wagons, dites-vous ? Ne mentez-vous pas 1 — Non, monsieur, je ne mens pas, je le jure devant Dieu ; il n'y a ici d'autre personne que moi. Ainsi, ne craignez pas d'embûche. 242 GUSTAVE Gustave tire son crucifix et le lui présente en disant ; — Jurez- vous sur ce crucifix que vous dites la vérité ? — Ah ! un crucifix ! s'écrie cet homme en français et s'empressant de l'embrasser. Oui, je jure sur cette croix, ô mon Dieu, que je dis la vérité. — Vous êtes donc Canadien ? dit Gustave dans la même langue. — Oui, monsieur, mon nom est Pépin. — Alors, je vous crois, dit Gustave en lui tendant la main ; un Canadien ne saurait mentir sur la croix. Puis, se tournant du coté de ses hommes, il ajoute en souriant : — Veuillez tirer les trois coups de carabine, messieurs, la caravane doit être impatiente d'avoir des nouvelles. A peine eurent-ils tiré, que des cris joyeux et des "hourra" se font entendre du côté de la caravane. — On est content de ce signal, dit Gustave. — Oui, répond George, je vous assure que l'on craignait beaucoup pour nous; l'on s'attendait à autre chose qu'un simple incendie de wagons et d'effets. — C'est déjà beaucoup trop, dit Arthur ; c'est un crime de faire brûler des provisions, don de Dieu, pendant que tant de pauvres en sont privés. — Et dire que ces actes sont commis par ces saints du dernier jour, dit M Pépin, tout joyeux de se retrouver avec des amis. — Hâtons-nous de nous rendre à ce feu, dit Gustave, et essayons de sauver quelque chose si c'est possible. Tous se rendent au galop sur le lieu du sinistre, et parviennent à arracher aux flammes plusieurs poches de farine, quelques boîtes de biscuits et des couver- tures de laine. M. Dumont vient au galop, suivi du capitaine ; les wagons, emportés rapidement par les bœufs, les sui- vent de près, en faisant un bruit semblable au roule- ment du tonnerre. GUSTAVE 243 — Dépêchons-nous de piller, dit Gustave en sou- riant ; voici les pompiers qui viennent. Il n'avait pas fini de parler que son père arrive et l'embrasse en pleurant. — Cher enfant, dit-il, je te croyais perdu ; tu ne sais pas combien j'ai souffert. — Je n'ai couru aucun danger, cher père, et il ajoute en souriant : je vous assure que je ne me suis pas aussi bien chauffé depuis notre départ. — Qui a allumé ce feu ? demande le capitaine. — Les saints du dernier jour, se hâte de répondre Gustave ; et, comme vous le voyez, ils n'y vont pas à petits frais. Mais voici un monsieur, ajoute-t-il en désignant le Canadien, qui peut vous donner tous les détails. M. Pépin répond à son appel et dit au capitaine : — Il y a quelques heures, notre caravane était en frais de former son camp ici. A peine étions-nous arrivés, qu'une troupe d'une centaine d'hommes apparut et vint à nous ; notre capitaine, ne prévoyant aucun danger, les laisse approcher et entrer même dans le camp. Ils entrent, et l'un d'eux qui paraissait être leur chef, demande qui nous sommes. Notre capitaine répond que la caravane appartient au gouvernement des Etats-Unis, que les wagons sont remplis de marchan- dises et de provisions pour l'armée américaine, qui bientôt doit arriver et stationner au fort Bridger. Alors ce chef nous commande de nous rendre et nous déclare ses prisonniers. Que faire ? nous étions cernés par une troupe double en nombre de la nôtre ; nous n'avions pas le temps de saisir nos armes cachées dans les wagons, et il fallut céder contre la force. On nous demande nos armes, des gardes sont j)Iacés autour de nous, et on s'empare de nos che- vaux ; puis, ils entassent les marchandises et les pro- visions et y mettent le feu. 244 GUSTAVE Cette besogne finie, on nous commande de les suivre. J'ai saisi un moment favorable pour m'é- chapper et je me suis caché derrière ce rocher où je fus trouvé par ce jeune homme à qui je dois tant de reconnaissance. Les wagons arrivent au même moment, et le capi- taine indique l'endroit choisi pour le campement. Aussitôt que tout est en place, tout le monde s'em- presse de ramasser les chaînes et autres ferrements, seuls restes des wagons incendiés. La farine, les biscuits et les couvertures de laine sauvés du feu par l'avant-garde, sont divisés et chacun songe à prendre un peu de repos, si nécessaire à tous, après une journée si pleine d'émotion et de fatigue.. GUSTAVE 245 CHAPITRE XX LE LAC AU SODA. ARRIVEE AU FORT BRIDGER. UN CAMP DE SOLDATS MORMONS. Deux jours plus tard, nos trois amis aperçoivent le lac au Soda. — Voici le Soda, à bientôt le lait et le miel. — Oui, dit Arthur, si l'on n'a pas oublié le soda pour faire le gâteau, le lait et le miel ne doivent pas être loin. — Qui sait si nous ne trouverons pas les gâteaux tout faits, dit George. On arrive au Lac, et nos trois amis descendent de cheval et approchent de la rive. Un étang long de cinq à six acres et large de deux^ couvert d'une substance semblable à de la glace sur laquelle il serait tombé une légère couche de neige,, se présente à leur vue. — Cette glace doit être assez forte pour nous porter,, dit Gustave, avançons donc jusqu'au milieu de cet étang ; le soda doit y être plus propre. — Allons, dirent George et Arthur. Arrivés vers le milieu, Gustave prend son couteau et fait un trou. — Cette glace me parait épaisse de cinq à six pouces, dit-il à ses amis. — Regardez donc comme l'eau est noire au-dessous,, dit George ; on dirait de l'encre. Arthur tire la baguette de sa carabine pour sonder la profondeur. Il n'y a presque pas d'eau, dit ce dernier, mais une vase sans fon 1 forme le lit de ce lac. 246 GUSTAVE — C'est vraiment remarquable, dit George ; je ne peux comprendre comment une eau et une vase aussi noires puissent former ce qu'on pourrait appeler une crème si blanche et si belle. Aussitôt que les wagons arrivent, les hommes, les femmes et les enfants s'empressent de se procurer une bonne quantité de ce soda ; ils le coupent en petits morceaux, et le mettent dans des sacs pour le conserver. Ce soda produit sur les pâtisseries le même effet que la poudre allemande de nos jours. A quelques milles plus loin, sont les sources à goudron (Tar Springs). On y voit plusieurs trous carrés remplis d'une eau blanche sur laquelle flotte une graisse noire et épaisse, ressemblant en tout point au goudron chaud. — Voici le miel, s'écrie Gustave, mais comme il est noir ! C'est à n'y rien comprendre ; là-bas, l'eau est noire et la crème blanche, ici c'est tout le contraire, l'eau est blanche et la crème noire. — Ne savez-vous pas que tout est nouveau dans la nouvelle Jérusalem ? dit George. — Et nous verrons bien d'autres choses, ajoute Arthur. — Pourvu que ce soit pour le mieux, dit Gustave. Ici encore, comme au lac au Soda, les gens de notre caravane, munis de petites chaudières, vont les remplir pour graisser les essieux de leurs wagons. Enfin, on arrive au fort Bridger, à cent cinquante milles en deçà de la ville du Lac-Salé, et notre cara- vane campe au pied de ses murs. Ce fort était en ce moment occupé par un déta- chement de la milice mormonne, désignée sous le nom de "Desiroying Angels" (auges destructeurs) ; ce dé- tachement était le plus brave de toute leur armée, et avait été organisé par Joseph Smith lui-même pour Jui servir de garde personnelle. Tout le monde de notre caravane était joyeux ; les GUSTAVE 247 sauvages ne seront plus à craindre, se disait-on, et la ville sainte n'est pas éloignée. Les jeunes gens font entendre des chants joyeux, et les enfants se livrent à leurs jeux innocents. La caravane était à peine arrivée, que ces "Anges" sortent du fort pour lui rendre visite Tous portaient de longues barbes, et leurs figures étaient à demi-cachées par de larges feutres surmon- tés de plumes. Leurs costumes étaient retenus par de larges ceintures d'où pendaient de gros revolvers et de longs poignards. De larges bottes montant jus- qu'au genou complétaient ce costume farouche. — Quels sont ces hommes ? se demande-t-on avec Anxiété. — Ne craignez pas, dit le capitaine ; ces hommes sont nos meilleurs amis. Ce sont les anges destruc- teurs commandés par un des plus hauts dignitaires de notre Kglise. — Il parait, dit Gustave à ses amis, que chez les mormons, il n'y a que des anges et des saints Ces hommes entrent dans le camp ; le capitaine s'empresse d'aller au-devant d'eux en leur tendant la main. Ceux-ci, en l'apercevant, ôtent leurs larges feutres, et lui témoignent le plus grand respect Le capitaine les présente ensuite aux gens de la caravane, qui se prêtent aux compliments d'usage. Gustave ne perd pas de vue son père, et s'aperçoit qu'il hésite à donner la main à ces hommes d'un ^,xtérieur aussi farouche ; il s'en réjouit et dit à ses amis en souriant : — Eloignons-nous, je n'ai nullement envie de donner U main aux anges, ce soir. Et tous trois se glissent sous une tente. Ils venaient à peine d'y entrer, que Gustave entend proDoncer son nom par des gens qui le cherchent. Force lui fut donc de sortir, et il avança d'un pas ferme vers le capitaine. Ce dernier le présente au chef des " anges " en disant : 248 GUSTAVE — Permettez-moi de vous présenter à Gustave Du- mont ; c'est ce jeune homme dont je vous parlais il y a un instant ; la caravane lui a dû son salut en plusieurs circonstances. Le chef ôte son chapeau en tendant la main à Gustave. — Je suis heureux de faire votre connaissance, dit- il, et je vous félicite, jeune homme, de votre noble con- duite et de la bravoure dont vous avez fait preuve pendant le long voyage que vous venez de faire ; j'espère que bientôt vous emploierez vos talents pour défendre l'Eglise des saints. Gustave, frappé de la mâle beauté de cet homme et de ses manières distinguées, ne put s'empêcher de lui rendre son salut avec beaucoup de grâce. — Je dois vous dire que ce jeune homme n'est pas encore un des nôtres, dit le capitaine. — Il le sera bientôt, j'espère, dit le chef, en frappant légèrement sur l'épaule de Gustave. Vous suivrez l'Eglise de Jésus-Christ, n'est-ce pas ? — De tout mon cœur, répond Gustave ; et pour suivre l'Eglise de Jésus-Christ, je ferai tout ce que je pourrai. — Bien, bien, dit le chef, je ne vous dis pas adieu, mais au revoir. Et il s'éloigne pour rejoindre ses hommes. En le voyant partir, Gustave dit assez haut pour être entendu du capitaine et de son père : — Oui, je suivrai toujours l'Eglise de Jésus-Christ, mais non celle de Joseph Smith. Ces derniers ne font pas voir qu'ils ont entendu, et reconduisent le chef au "fort Bridger." Le lendemain, les montagnes Rocheuses appa- raissent dans toute leur splendeur. Gustave et ses deux amis, frappés du magnifique spectacle qui s'offre à leurs regards, arrêtent leurs chevaux pour mieux voir. Du nord au sud, aussi loin que leur vue peut s'é- GUSTAVE 240 tendre, ces montagnes, toutes plus hautes les unes que les autres, se succèdent sans interruption ; ces sommets couverts d'une neige perpétuelle ; ces pics élancés, tous de formes différentes et se perdant dans les nues, ces ravins profonds qui les séparent ; ces précipices dont la vue seule effraie ; ces rochers immenses comme suspendus sur le bord des abîmes, et menaçant à chaque. instant de s'y précipiter ; ces plateaux couverts d'une verdure qui réjouit ; ces arbres gigantesques qui semblent se cramponner aux parois presque perpendiculaires de ces montagnes ; tout forme un ensemble qui enchaîne les regards, excite l'admiration et porte à élever l'âme vers le créateur de tant de merveilles. Le soir, on forme le camp au pied de la passe du sud, et le lendemain, après avoir monté près de cinq heures, la caravane arrête sur le sommet pour prendre le dîner. Au départ, Gustave et ses deux amis sont effrayés à la vue de l'abîme qui se présente devant eux, et dans lequel il faut que la caravane descende, en sui- vant un chemin pavé de cailloux ronds et longeant le bord d'un précipice sans fond. Les wagons arrivent, et tous se demandent comment on va s'y prendre pour descendre dans cet abîme. — Il n'y a rien à craindre, dit le capitaine. Que chacun enchaîne les dernières roues de son wagon pour l'empêcher de rouler sur les cailloux ; vous ne laisserez qu'une paire de bœufs en avant, et attacherez les autres en arrière, afin de leur faire retenir le wagon pendant la descente. Et qu'un seul wagon descende à la fois. Gustave et ses hommes prennent le devant et se sentent comme frappés de vertige ; leurs chevaux, effrayés, ne cherchent qu'à se coller contre la paroi de la montagne, et refusent d'avancer. D'un côté du chemin, qui a à peine huit pieds de largeur en certains endroits, sont des abîmes sans 250 GUSTAVE fond ; de l'autre, une montagne s'élevant perpendicu- lairement à plusieurs centaines de pieds de hauteur, sur laquelle on voit de grosses pierres qui, par leur position, menacent à chaque instant de se détacher et de rouler sur le chemin. Tous éprouvent un sentiment de satisfaction et de reconnaissance lorsque la descente est opérée. Après la prière, le capitaine donne avis que, le lendemain, la caravane devra traverser la grande montagne. — Vous ferez bien, dit-il, de voir que les roues de vos wagons soient en bon ordre, car la montée est longue et pénible. J'aime à vous faire remarquer que nous avons passé aujourd'hui le point le plus élevé entre l'Atlantique et le Pacifique ; la petite rivière près du camp coule vers l'ouest, tandis que celles que nous avons vues et traversées depuis notre départ coulent vers l'est. Depuis que nous avons quitté Omaha, nous n'avons cessé de monter ; à présent nous allons descendre. — Il faut espérer que nous ne descendrons pas toujours aussi rapidement que cette après-midi, dit Gustave. — Non, pas aussi rapidement que nous venons de le faire, dit le capitaine prenant de bonne grâce l'hu- meur de Gustave. D'ici à la ville sainte, nous aurons à gravir plusieurs montagnes qui se trouvent sur notre route. Préparez-vous, chers frères et sœurs, à partir dès l'aurore. Le lendemain, dès la pointe du jour, la caravane se met en route et, une heure plus tard, elle arrive au pied de la haute montagne qu'il lui faut gravir. Un monte pendant une heure, pendant deux heures ; l'air, de chaud qu'il était en bas, est plus frais et se refroidit à mesure qu'on avance. Tous les quarts d'heure ou vingt minutes, il faut arrêter les bœufs pour les laisser reprendre haleine. Partie du bas de la montagne vers les six heures GUSTAVE 251 du matin, la caravane atteignit le sommet sur les deux heures de l'après-midi. Alors tout le monde oublie sa fatigue, et pousse un cri d'admiration à la vue du magnifique panorama qui se déroule devant les yeux. Aussi loin que l'on peut voir, de quelque côté que l'on regarde, sont de hautes montagnes au pied des- quelles s'étendent de belles vallées luxuriantes et resplendissantes de verdure. Au milieu de ces vallées, coulent des ruisseaux limpides ou de jolies petites rivières, tous bordés d'herbes aux couleurs riches et variées. Plus loin, une foule de petits lacs ressemblent à autant de nappes d'argent, tant leurs eaux sont claires et tranquilles. L'œil ne se lasse point de regarder ; l'air plus péné- trant et plus pur dilate les sens, dispose aux émotions de l'intelligence, et l'âme, s'élevant avec la pensée, grandit et plane librement ; elle voit tout, embrasse tout en admirant les grandes œuvres du Créateur qui a si bien orné la nature dans cette contrée. Chacun voudrait fixer sa demeure sur ce sommet, mais il faut continuer la route, et nous le quittons à regret. — Voici qu'il va falloir descendre encore, dit Gus- tave. Ainsi va le monde, aujourd'hui en haut, demain en bas ; pourvu que l'on finisse par monter, ça ira bien. Les wagons arrivent à la descente ; il faut enchaîner les roues de nouveau et prendre les mêmes précau- tions que la veille ; le soir, on forme le camp à l'entrée d'un ravin qu'il faut suivre dans toute sa longueur le lendemain. Ce ravin, long de quatorze milles, est bordé de cha- que côté par de hautes montagnes qui s'élèvent, à plusieurs endroits, à plus de mille pieds de hauteur ; au milieu coule un gros torrent dont l'eau se précipite de chute en chute, en faisant un si grand bruit que l'écho frappe les parois des montagnes et ne se perd qu'à l'une ou l'autre des extrémités. Ii52 GUSTAVE En entrant dans ce ravin, ce bruit résonne si fort que nous ressentons comme un sourd bourdonnement ; l'on est saisi d'un sentiment qu'on ne peut définir ; il nous semble que le pouls bat plus vite et que le sang bouillonne dans nos veines. Le chemin longe ce torrent à une assez grande hauteur ; à quelques endroits, il est à peine assez large pour laisser passer les voitures ; alors les animaux, effrayés, n'osent avancer. Le moindre cri se répète pendant plusieurs minutes. Un coup de pistolet, tiré par un des hommes de l'arrière-garde, pour en con- naître l'effet, parut comme un coup de canon aux gens de notre caravane, qui crurent que la montagne s'écroulait. Gustave et ses amis, en avant comme d'habitude, chevauchaient depuis près de trois heures, lorsqu'ils aperçurent une écluse qui leur barrait le passage. Cette écluse était faite avec de gros arbres couchés et superposés à une dixaine de pieds de hauteur ; de grosses pierres entouraient ces arbres, et le tout était rempli de branches et de terre. Une porte, lais- sant passer l'eau du torrent, avait été placée au milieu, de manière à pouvoir être baissée ou levée au besoin. — Que veut-on faire d'une écluse dans ce ravin ? dit Gustave. — Voudrait-on nous noyer, par hasard ? dit George. — Il ne suffirait en effet que de baisser cette porte, pour couvrir ce chemin d'une épaisseur de dix pieds d'eau en cinq . . . Mais il est interrompu par une voix forte qui leur dit : i — Halte ! ou donnez le mot d'ordre. Gustave et ses compagnons, surpris, arrêtent leurs chevaux et tirent leurs pistolets. Us regardent dans la direction d'où venait cette voix, et voient une sen- tinelle, la carabine en joue, qui répète : — Halte ! ou donnez le mot d'ordre. Gustave répond avec les plus grand sang-froid et en souriant • GUSTAVE 253 — Veuillez, mon ami, être assez bon de nous faire «onnaitre ce mot d'ordre, et je vous assure que pas un d'entre nous n'aura la moindre objection de vous le donner. La parfaite tranquillité et le sourire avec lesquels il avait prononcé ces paroles, eurent pour effet que ses amis et la sentinelle éclatèrent de rire. Gustave profite de ce moment pour ajouter : —Me serait-il permis, monsieur, de vous demander pourquoi l'on a fait cette écluse dans ce ravin ? Ce n'est pas pour nous noyer, j'espère î — Cette écluse a été faite pour inonder ce ravin, dans le cas où l'armée américaine voudrait s'y enga- ger pour le traverser, répond la sentinelle. Mais qui êtes-vous ? je ne puis vous laisser passer sans vous connaître. — Nous sommes l'avant garde d'une caravane de saints du dernier jour, répond Gustave. — Alors, vous pouvez passer, dit la sentinelle en ôtant son chapeau. Gustave et ses compagnons reprennent leur route, montent sur un pont jeté au-dessus de l'écluse, et aperçoivent un camp fait à la mode des sauvages. Des huttes construites avec des branches d'arbres entrelacées de rameaux, et le tout recouvert de paille ou de glaise, servaient d'abri aux soldats mormons, occupés en ce moment, les uns à faire des retranche- ments, des batteries et des fossés, les autres à placer sur le sommet des montagnes de grosses pierres des- tinées à être jetées sur ceux des ennemis qui voudraient passer dans le ravin. — En voilà une curieuse besogne pour des saints, dit Gustave toujours souriant ; en ont-ils des projets pour .... Un nouvel ordre : Halte ! ou donnez le mot d'ordre, l'arrête court dans sa remarque. — Vous pouvez passer, se hâte de dire Gustave en étant son chapeau, imitant en cela ce qu'avait dit et 17 254 GUSTAVE fait la pi-emière sentinelle, et il n'arrête pas son cheval. — Vous ne passerez pas, crie la sentinelle. Halte f ou je vous tue. — Comment cela ? reprend Gustave sans se décon- certer. Par quel droit nous arrêtez-vous ? Je vous donne le mot d'ordre que la première sentinelle nous a donné ; je répète les mêmes paroles, et je fais comme elle en ôtant mon chapeau. Les amis de Gustave sont fous de rire ; la sentinelle, surprise de la gaieté et de la naïveté de notre héros, ne peut empêcher le sourire d'eflSeurer ses lèvres. — Monsieur, continue Gustave, je connais votre devoir et le mien, je n'insisterai pas à passer avant de vous dire qui nous sommes, et il répète ce qu'il avait dit à la première sentinelle, et ajoute : allons- nous rencontrer d'autres sentinelles sur notre chemin avant d'arriver à ce camp que je vois plus bas ? Si oui, vous voudrez bien nous donner le mot d'oidre. — Ce n'est pas nécessaire, répond l'homme d'armes en souriant. — Merci, monsieur, dit Gusiave en le saluant, et il s'éloio-ne avec ses compagnons. — Qu'avez-vous donc, cher ami ? dit George. — Kien que je sache, répond Gustave. Voyez-vous, il faut bien être gai et joyeux. Puis, prenant le galop, nos amis se rendent au camp sans ralentir leur course. Le commandant et les quelques soldats restés au camp s'approchent ; le premier leur demande : — Qui êtes-vous ? — Nous sommes l'avant-garde d'une caravane de saints du dernier jour, répond Gustave ; elle doit arriver tout à l'heure. — Soyez les bienvenus, chers frères en Jésus- Christ, dit le commandant en leur tendant la main. Quelques minutes plus tard, le capitaine et M. Dumont, qui avaient bien ri en apprenant comment Gustave s'y était pris pour donner le fameux mot GUSTAVE 2:o.> d'ordre, arrivent au camp et aperçoivent ce dernier causant avec le commandant. Ils se hâtent de le rejoindre, et le capitaine, \& frappant amicalement sur l'épaule, lui dit : — Jeune homme, vous avez trouvé un moyen bien ingénieux pour passer et pénétrer dans un camp. — Entre saints, monsieur, dit Gustave, il y a tou- jours moyen de s'arranger. Les voitures de notre caravane commencent à entrer dans le camp. Notre capitaine les fait arrêter, pour permettre- au commandant de prendre les noms de ceux qui faisaient partie de la caravane, son devoir étant de ne laisser passer qui que ce soit sans connaître les noms et le but de ceux qui voulaient pénétrer plus avant dans le territoire. Alors les soldats mormons se mêlent aux gens de notre caravane ; ces derniers, touchés de leur misère, leur donnent de la farine et quelques jambons tirés de l'incendie dont nous avons déjà parlé. Gustave s'approche de son père et lui dit : — Regardez ces hommes qui croyaient que tout leur viendrait en abondance en se rendant à cette ville qu'on a qualifiée du titre pompeux de "Xouvelle- Jérusalem ". Ils manquaient même de nourriture ; et que dire des moyens qu'ils prennent pour repousser l'autorité légitime ? — N'ont-ils pas le droit de se défendre ? réplique M. Dumont, et surtout celui de repousser ceux qui veulent les attaquer injustement ? — Injustement, dites-vous ? vous prétendez donc qu'ils ne doivent pas obéir aux lois et reconnaître l'autorité du gouvernement des Etats-Unis, qui les a tolérés et protégés jusqu'à ce jour ? Peuvent-ils, avec raison, refuser de recevoir un gouverneur envoyé par ce gouvernement pour faire respecter ses lois, et cela dans un de ses territoires ? Non, ils se rebellent, parce que Brigham Young, tout en se proclamant 256 GUSTAVE prophète de Dieu, veut aussi jouir des honneurs civils. Il ne veut pas céder son poste de gouverneur d'un territoire qui ne hii appartient pas, et sur lequel il n'a aucun droit. — Pourquoi Brigham Young ne jouirait-il pas des honneurs civils, comme prophète de Dieu, autant que le Pape, comme chef de l'Eglise romaine ? Il est bien roi, lui. — Vous ne pouvez mettre le Pape et Brigham Young, tout gentilhomme qu'il peut être, sur un pied d'égalité. L'un est le vicaire de Jésus-Christ, l'autre n'est que le chef des mormons. — L'un et l'autre sont chefs d'église ; si l'un a droit à des honneurs, l'autre doit le posséder également. — Vous me surprenez, cher père, pardonnez-moi cette expression. Cependant vous savez bien que si le Pape jouit d'un pouvoir temporel, c'est parce que les rois et les empereurs des siècles passés l'ont voulu ainsi. Ils lui ont donné un territoire sur lequel il aurait juridiction complète, afin qu'il fût libre dans ses décisions, libre dans ses décrets, libre dans ses actions, et indépendant de tout autre pouvoir. En agissant ainsi, ces rois et ces empereurs, régnant alors sur des nations en grande majorité catholiques, c'est- à-dire membres d'une Eglise dont le Pape était le chef suprême, ont voulu le mettre à l'abri de toute influence que l'un ou l'autre d'entre eux aurait pu exercer sur lui. La sagesse de cette démarche a été et est encore reconnue par tout homme bien pensant. De plus, le Pape n'est que le dépositaire de son royaume, il doit le remettre intact à son successeur. Ce royaume est la propriété du chef suprême de tous les catholiques de l'univers, et co mme tel, il doit le conserver. Dites-moi, cher père, en est-il ainsi de Brigham Young, bien que j'admette qu'il soit chef d'une secte religieuse ? Le territoire de l'Utah lui appartient-il ? Lui a-t-il été donné en dépôt pour le GUSTAVE -257 conserver ? A-t-il aucun droit à le réclamer plus que tout autre citoyen américain ? — Assez, dit M. Dumont, voici le signal du départ La caravane se remet en marche, et vient camper sur les bords d'un torrent large et impétueux, qu'elle 'loit traverser le lendemain. "258 GUSTAVE CHAPITRE XXI TRAVERSEE EMOUVANTE. ARRIVEE AU LAC SALE. LA DIME Le lendemain, Gustave et ses amis se mettent à l'eau les premiers pour traverser le torrent. Le courant est si fort qu'il menace d'entraîner leurs chevaux. Arrivé vers le milieu, le cheval d'Arthur trébuche, et ce dernier est lancé dans le courant, qui s'en empare et l'entraîne avec rapidité. Tout le monde pousse un cri d'effroi en le voyant tomber. Prompt comme l'éclair, Gustave lance son cheval •dans la direction de son ami qu'il voit disparaître ; il pique plus fort et le voit reparaître un peu plus loin ; son cheval redouble de vitesse sous la force de ses coups, mais son ami disparaît pour la deuxième fois. Les gens de notre caravane tremblent d'émotion et craignent que Gustave ne soit la victime de son dé- vouement : plusieurs courent le long du rivage pour porter secours. M. Dûment, à son tour, s'élance sur les pas de son fils et le suit de près. Gustave semble ignorer le péril qui le menace, ses lèvres murmurent une prière ; il voit son ami repa- raître tout près de lui. Saisissant alors les rênes d'une main nerveuse, il s'élance à bas de son cheval ; de sa main restée libre, il saisit Arthur ; mais au même instant, le cheval de Gustave fait un bond de côté et échappe à notre héros, et le torrent les entraîne tous deux. Un cri d'angoisse s'échappe de toutes les poitrines. Mon fils, mon fils, s'écrie M. Dumont qui, en un ins- GUSTAVE 259 tant se trouve près de lui, le saisit et tous trois attei- gnent la terre ferme sur la rive opposée. — Cher père, dit Gustave, c'en était fait de nous, si vous n'étiez venu à notre secours. M. Dûment, dont les larmes inondent la figure, ne répond que par ces mots : — J'en remercie Dieu, et, entourant Gustave de ses bras, il l'embrasse à plusieurs reprises. George, comme stupéfait, était resté au milieu du torrent. En voyant M. Dumont se jeter au secours de Gustave et de son frère, il pique son cheval et est bientôt auprès de ces derniers. — Ah ! cher ami, dit-il à Gustave ; vous avez fViilli être victime de votre amitié pour nous. Merci, mille fois merci. Et vous, monsieur, ajouta-t-il en s'adres- sant à M. Dumont, je. . . — N'en parlez pas, jeune homme, dit ce dernier en l'interrompant. Les hommes de l'avant-garde s'occupent à rame- ner Arthur à la connaissance ; après })eaucoup d'efforts, ils parviennent à lui faire rejeter l'eau qu'il a avalée ; on lui apporte des vêtements secs, on lui frictionne les membres, et quelques minutes plus tard, Arthur se relève. Sa première pensée est pour Gustave, et il lui témoigne toute la reconnaissance dont il est capable. — Assez, cher ami, dit Gustave ne voulant pas lui faire connaître le péril qu'il avait couru lui même. Mais, comment êtes-vous ? êtes-vous assez fort pour remonter à cheval ? — Oui, je suis assez bien. On se remet en route et on s'éloigne sans regret de ce torrent dangereux. Le soir la caravane forme son camp au pied de la dernière montagne qui la sépare de la ville sainte. Dès cinq heures, le lendemain matin, les wagons xîommencent à monter. Nos trois amis arrivent au sommet les premiers. Au bas de la montagne, ils aperçoivent une belle et 260 GUSTAVE large vallée au milieu de laquelle coule une petite rivière, baptisée du nom de "Jourdain" par les mor- mons. Au nord-ouest, le lac Salé s'étend au delà des montagnes ; au sud sont d'autres montagnes aux cimes couvertes de neiges éternelles ; sur le versant nord-est de cette vallée, s'élève comme en amphi- théâtre la ville sainte qui, vue de loin avec ses jolies maisons grises et jaunes, toutes entourées de beaux jardins, ses rues droites et assez larges, offre un coup d'œil charmant. — Enfin, voilà la nouvelle Jérusalem, dit Gustave en souriant ; et vous voyez bien que ses habitants sont tous des saints : on ne voit pas un seul clocher. — C'est vrai, dit George ; cependant ce bâtiment rond que l'on voit près de cette montagne doit être un temple. — Pour envoyer au ciel plus rondement, dit Arthur. — Voici les wagons qui arrivent, dit Gustave ; le capitaine m'a donné ordre de les faire arrêter sur ce sommet. Sa tâche terminée, le capitaine qui, cette fois, était en arrière avec M. Dumont, arrive et se dressant sur ses étriers, s'écrie d'une voix forte : — Chers frères et sœurs, vous voyez devant vous la cité sainte, la nouvelle Jérusalem, pour laquelle nous avons bravé tant de dangers ; faisons éclater notre joie par des cris d'allégresse, et ôtant son chapeau il pousse un "hourra" qui est répété par tous les gens de notre caravane. — A présent, continue le capitaine, saluons-la d'une manière digne d'elle en déchargeant nos carabines. Trois cents coups de feu partent ensemble. — Bien, reprend le capitaine, cette fusillade a averti le saint prophète de notre arrivée ; il va daigner nous recevoir, et je n'ai pas besoin de vous dire de lui témoigner tout le respect possible. Avant de partir d'ici, je vous prierai de refaire vos toilettes. Tout le monde se met à l'œuvre, et les beaux habits. GUSTAVE 26 i les chapeaux coquets, les faux chignons, les robes éclata,ntes, les rubans, les plumes, etc., emballés depuis- le départ, font leur apparition, et chacun se pare de son mieux. Les wagons s'ébranlent de nouveau, le capitaine et M. Dumont en tête, et une heure plus tard la caravane fait son entrée dans la ville par une belle rue large ( t très propre, qui la conduit devant le château de Brigham Young, grand et élégant édifice, bâti direc- tement au pied d'une montagne très escarpée. Gustave et ses deux amis regardent de tous côtés ;. ils sont frappés de l'ordre et de la tranquillité qui régnent partout ; ils admirent les beaux jardins, luxuriants de végétation, qui entourent de bonnes maisons faites de briques grises et blanches (ces briques sont cuites par le soleil) ; des régiments d'enfants, jouant dans les cours, attirent leur attention et les font sourire ; ils répondent avec grâce aux saluts qui leur sont faits par ceux qu'ils rencontrent ; de chaque côté des rues qu'ils traversent, coulent des ruisseaux à l'eau claire et froide ; ils en font la remarque et se demandent pourquoi ils sont là. Ils arrivent devant le château, et voient un homme entouré de plusieurs femmes, toutes plus jeunes et plus jolies les unes que les autres ; cet homme paraît approcher la cinquantaine et possède une belle figure. — Bngham Young est vraiment un beau prophète^ dit Gustave en souriant. — Sa beauté ne le rend pas plus saint, dit George. — Sinon plus saint, au moins plus agréable à sa femme. ... au pluriel, ditArthur. — N'avançons pas plus loin, dit Gustave, laissons passer les voitures. Ils arrêtent leurs chevaux, le capitaine leur fait signe de les suivre ; mais ils détournent la tête comme si leur attention était attirée ailleurs. Les voitures passent tour à tour et, sur un signe du capitaine, s'arrête^nt devant le prophète. tiii'2 GUSTAVE Alors ce dernier s'approche et tend les bras vers le capitaine, qui s'empresse de se rendre à lui. Nos trois amis avancent pour mieux voir et écouter. Le prophète embrasse le capitaine et lui dit : — Je vous salue, frère bien-aimé, et je vous souhaite la bienvenue. Chacun s'avance ensuite à son tour et donne la main au prophète qui, le sourire sur les lèvres, les félicite sur leur conversion et le résultat de leur voyage. — Notre sœur Emily n'aurait certainement pas touché tes mains, dit George en lançant un regard de mépris sur le prophète. Et une larme vient mouiller ses paupières. — Passons tout de suite de l'autre côté, dit Arthur ; je ne veux pas être présenté à cet homme. — Oui, allons, dit Gustave ; et tons trois, se glissant dans la foule des cavaliers, passent inaperçus. La caravane se remet en marche et, quelques mi- nutes plus tard, elle forme son camp dans une grande enceinte, faite pour l'usage des arrivants. Les habitants de la ville vennent aussitôt, les uns pour louer leurs maisons, les autres pour vendre leurs marchandises, ou annoncer leur commerce. — Il paraît, dit Gustave, qu'ici comme partout ailleurs, il nous faudra payer pour tout, même le lait et le miel. — Taisez-vous, dit George, nous sommes ici dans leur ville, et ils ne permettront pas que nous nous amusions à leurs dépens. — Quoi ! faudra-t-il payer pour s'amuser aussi î dit Gustave. — Certainement, répond Arthur, on ne saurait trop payer ; le prophète a tant de femmes à faire vivre. — Et d'enfants à habiller, ajoute George. Trois jours après, les gens de notre caravane com- mencèrent à se disperser. Les uns restaient à la ville ; d'autres se rendaient à "Provost City," à cinquante milles au sud, ou à Ogden, au nord. GUSTAVE 263 M. Williams, père de George et Arthur, acheta une grande maison avec plusieurs acres de terre tout près des limites de la ville, et pria M. Dumont et son fils de venir rester avec lui. M. Dumont consentit ; trois chambres furent placées à sa disposition, et bientôt tout alla on ne peut mieux. Les mormons étaient les gens les plus tranquilles du monde ; l'ordre le plus parfait régnait le jour et la nuit dans la ville et au dehors. Point de vols, point de chicanes point de jalousies ; chacun se mêlait de ses affliires, sans s'occuper de celles des autres. Gare à celui qui aurait voulu s'initier dans les secrets de famille, ou se serait permis des familiarités avec la femme d'un autre. En un mot, pour rendre justice aux mormons, il serait à désirer que toutes les affaires commerciales et temporelles, en ce qui regarde la famille, le droit de propriété et les échanges, fussent conduites aussi bien partout ailleurs. On dirait qu'ils sont tous frères : politesse et urba- nité entre eux, telle semble être leur devise. Quelques jours plus tard, nos trois amis, étant bien reposés, décidèrent d'aller visiter le pays pour voir les curiosités de tout genre qui y abondent. Montant à cheval un beau matin, ils parcourent les différentes rues de la ville ; au côté de chacune d'elles, comme nous l'avons déjà dit, il y avait un ruisseau dans lequel coulait une eau claire et froide ; vis-à-vis chaque maison, ils remarquent une trappe arrangée de manière à être baissée ou levée au besoui. — Veuillez donc nous dire d'où vient cette eau, demande George à un homme en irain de lever une de ces trappes. — Elle vient directement de la montagne, messieurs; elle descend d'abord dans un grand canal que nous avons construit jusqu'aux limites de la ville, et se répand ensuite dans les ruisseaux au côté de chaque 264 GUSTAVE rue. Cette eau est très bonne à boire, et sert à arro- ser nos jardins pendant la saison d'été, qui ne nous donne pas de pluie. Attendez un instant, je vais baisser cette trappe, vous allez voir comment j'arrose mou jardin. La trappe se baisse, et l'eau, arrêtée dans son cours, entre dans un petit canal conduisant au jardin, et se répand ensuite dans de petites rigoles se ramifiant sur tous les carrés couverts de végétation et de fleurs : cinq minutes plus tard, tout le jardin est ense- veli sous une épaisseur de plus d'un pouce d'eau Alors, cet homme relève Ja trappe, l'eau reprend son cours, et son voisin, qui attendait le signal, en fait autant. — Vous voyez, dit-il, c'est à chacun son tour. Après l'avoir remercié, nos trois amis sortent de la ville et se diriojent vers les sources d'eau bouillante (Hot Springs) situées à six milles au nord. Un bassin long d'une trentaine de pieds et large de vingt, d'où s'échappe une vapeur qui s'élève à une assez grande hauteur, et dans lequel bout une eau claire, se présente à leur vue. — D'où peut venir cette eau ? dit Arthur. — Je ne le sais pas, répond G ustave, mais ce soufre, ce mercure et ces autres substances vertes et rouges que l'on voit au fond de ce bassin, dénotent l'existence de quelque volcan souterrain assez près d'ici, et qui, tôt ou tard, se fera connaître en se débarrassant des montagnes qui le couvrent. Je vous assure que je n'aimerais pas être trop près pour le simple plaisir de les voir sauter. — Et tomber sur les saints de la nouvelle Jérusa- lem, dit George ; mais, changement de propos, je vais voir si cette eau est bien chaude. En parlant ainsi, il se met le doigt dans le bassin, mais le retire aussitôt, "Peste ! ajoute-t-il, elle m'a brûlé le doigt." — C'est bien votre faute, dit Gustave, vous devez GUSTAVE 265 savoir que l'eau qui bout n'est pas froide comme celle dans laquelle nous avons pris un bain l'autre jour. — En ce cas, vive l'eau tiède, dit Arthur, comme celle de ce petit lac qui est à côté de nous. Gustave et George se tournent de ce côté, et voient des milliers de canards prenant leurs ébats sur ce lac à quelque distance d'eux. Après avoir tout examiné, ils reprennent la direc- tion de la ville. Chemin faisant, ils rencontrent des dizaines de femmes entourant un seul homme qui s'efforce de plaire à chacune d'elles, autant que pos- sible, en souriant à celle-ci ou à celle-là et en répon- dant à leurs questions. — C'est vraiment surprenant, dit George ; c'est à qui, parmi elles, lui donnera le bras ; elles sont toutes gaies, et l'accord le plus parfait semble régner entre elles. — Il faut croire, dit Gustave en souriant, que quand un homme a plusieurs femmes, il s'accorde et s'arran- ge mieux avec elles que lorsqu'il n'en a qu'une. Chez nous, en Canada ou ailleurs, où l'homme ne peut avoir qu'une femme à la fois, l'on entend parler souvent de chicanes et de batailles après un an ou deux de ménage, et quelquefois même avant. — C'est vrai, dit George, et malheureusement ces cas sont trop fréquents ; cependant, je ne puis com- prendre comment il se fait que les femmes ici ne montrent point de méfiance et de jalousie entre elles. — Cet accord et cette amitié ne doivent exister qu'en apparence, dit Arthur ; leur religion ne me parait pas sainte, et Dieu ne peut les approuver. — Vous avez raison, dit Gustave d'un ton sérieux ; ces femmes sont aveugles dans leur croyance ; Dieu n'a pas voulu la pluralité des femmes dans le saint état du mariage. Elles ne peuvent connaître le lien sacré qui lie l'époux et l'épouse qui se sont unis parce que Dieu le voulait, et qui ont vu dans leur mariage 266 GUSTAVE un sacrement que ce Dieu a sanctifié dès le commen- cement du monde, lorsqu'il a créé Eve pour être Tunique compagne d'Adam. Il ne faut pas cependant les juger trop sévèrement, la plupart d'entre elles agissent d'après leuis convictions religieuses et ne font qu'obéir aux doctrines de leur Eglise. — Je l'admets, dit Arthur, mais cela n'empêche pas que leurs familles sont divisées en autant de bran- ches que l'on en compte dans un arbre, c'est-à-dire, en autant de femmes que possède le père. — Oui, dit George, rien qu'à y penser.... mais Dieu les jugera. — Nous voici rendus à la maison, dit Gustave, allons prendre le dîner. — Entrons, dit Arthur ; après le dîner, nous irons voir les sources d'eau chaude, à quelques milles au sud de la ville. — D'eau tiède, vous voulez dire, dit Gustave ; dans celle-là, George ne risquera pas de se brûler les doigts. Une heure après, nos trois amis se dirigent vers les sources d'eau chaude, où ils arrivent bientôt. Ces sources ressemblent à des puits ; une eau tiède les remplit jusqu'au bord et s'écoule dans un petit lac, un peu plus bas. — Rien d'extraordinaire ici, dit Gustave ; avançons plus loin. — Allons, dirent George et Arthur, il faut voir le pays. Ils lancent leurs chevaux au galop, et ils entrent dans un petit village possédant deux moulins et quelques jolies maisons. — Seriez -vous assez bon de nous dire à qui appar- tiennent ces moulins ? demande Gustave à un homme qui passait près d'eux. — Au prophète, répond cet homme, et ces jolies maisons que vous voyez en avant servent de demeures à quelques-unes de ses femmes. GUSTAVE '2(37 — C'est très commode pour lui, n'est-ce pas 1 dit George. — Oui, messieurs ; il vient ici de temps à autre pour se reposer des fatigues de la ville. — En a-t-il plusieurs de ces lieux de repos ? demande Gustave. — Je lui en connais cinq ; il en a d'autres peut-être, mais je puis vous l'assurer. — Merci pour vos informations, monsieur, dit Gus- tave en s'éloignant. — C'est très commode que d'être prophète, dit George en riant. — Ce qu'il y a de plus beau, dit Gustave, c'est qu'il peut voyager, s'éloigner, et n'importe oii il se trouve, il est chez lui, sa femme y est toujours. Qu'il la quitte dans une place, il la retrouve dans une autre. — Voici une voiture qui approche, dit George : qui sait ? c'est peut-être le prophète qui vient se reposer. Gustave regarde du coté indiqué par ses amis, et aperçoit un coupé traîné rapidement par deux super- bes coursiers. Au même instant, six ou sept femmes bien mises, dont l'une entourée de jeunes enfants propres et soi- gnés, sortent des maisons et s'élancent à la rencontre de la voiture ; c'est à qui arrivera la première. Le prophète sort de la voiture et est assailli par ces femmes, qui s'empressent de lui témoigner leur amitié. Les enfants, joyeux, crient de toutes leurs forces : papa, papa. — Tous ses enfants le connaissent, dit George en souriant. — Vous ne pourriez en dire autant du prophète, dit Gustave ; il serait difficile pour lui, en effet, de les appeler tous par leurs noms. — 11 y en a peut-être parmi ceux-ci qu'il n'a pas encore vus, dit Arthur. 26 H GUSTAVE — En ce cas, la foi seule suAPit, dit Gustave ; cepen- dant je ne comprends pas qu'un homme puisse se décider à épouser plusieurs femmes, tandis qu'il fau- drait plusieurs hommes pour faire vivre une femme de la manière qu'elle l'entend, c'est-à-dire pour lui fournir toute la toilette qu'elle désire. Mais pour un prophète, il faut croire que cela peut se faire. — Arrêtez-vous donc, dirent George et Arthur en riant ; vous n'êtes jamais en peine de prendre les choses par le côté le plus gai. — Et de dire la vérité lorsque je la connais, dit Gustave. Nos trois amis tournent" leurs chevaux dans la di- rection de la ville, et aitivent bientôt à leur demeure, après avoir passé une journée agréable et instructive. Gustave, en entrant chez son père, aperçoit un homme occupé à fouiller les coffres et les valises : chemises, pantalons, pardessus, collets, etc., gisaient pêle-mêle sur le parquet. Surpris, il le regarde faire, et voit que cet homme fait un inventaire de tout ce que possède son père. — C'est un évêque qui vient collecter la dîme, se dit-il. L'inventaire terminé, l'évêque demande à M. Dumont : — Est-ce bien tout ce que vous avez ? — C'est tout ce que je possède, répond ce dernier, de mauvaise humeur. — N'avez-vous pas d'argent ? reprend l'évêque d'un ton sévère. — Pourquoi cette question ? dit M. Dumont en .rougissant. Faut-il payer dîme sur l'argent aussi ? — Certainement ; les autorités de notre sainte Eglise tiennent à avoir un dixième de tout. — Je crois avoir un milier de piastres, dit M. Du- mont indigné, et, tirant son portefeuille, il compte son argent devant l'évêque, qui jette un regard avide sur les billets de banque. GUSTAVE 269 — C'est un évêque qui aime les piastres, dit Gus- tave. M. Dumont compte quinze cents dollars. — Alors le dixième tait cent cinquante piastres, dit l'évêque ; quant à vos vêtements, lits et meubles, j'en ai mis la valeur à mille piastres, donc cent pias- tres à ajouter. — Mais, je ne fais qu'arriver, réplique M. Dumont. — Cela n'y fait rien, vous devez paver la dîme d'a- vance ; les ordres sont très sévères sur ce point. Les autorités de notre Eglise ont tout à payer pour le sou- tien des missionnaires, la construction des temples, etc. — Et tant de femmes et d'enfants à nourrir et ha- biller, dit Gustave plus fort. — Vous avez deux cent cinquante piastres à me donner, dit l'évêque, voyant que M. Dumont ne s'ex- écutait pas. — Je vais vous les donner puisqu'il le faut, dit M. Dumont d'un ton vexé, et, comptant l'argent voulu, il le présente à l'évêque, qui s'empresse de le mettre en poche. L'évêque se retourne, se dirige vers la porte en jetant un regard sévère sur notre héros : — Regardez-moi comme vous voudrez, dit Gustave: si vous eussiez eu affaire à moi, vos poches seraient encore vides. — Tu es jeune encore, dit l'évêque avec un sourire moqueur ; mais tu vieilliras et tu paieras la dîme à ton tour. — Jamais, dit Gustave en lui jetant un regard de dédain. — Il le faudra bien ; ainsi je ne te dis pas adieu, mais au revoir. — Eh bien ! qu'en pensez-vous, mon père ? dit Gus- tave. Il paraît qu'il vaut mieux être pauvre en arri- vant dans la nouvelle Jérusalem. — Pourquoi donc ? , — Parce que celui qui a quelque chose est oblige 18 270 GUSTAVE de payer pour garder ce qu'il possède ; bien plus, il ne pourra le garder longtemps, car avant peu, la dime lui aura tout ôté. — Je vois où tu veux en venir ; tu veux condamner cette dîme. — Quel est l'homme juste qui ne la condamnerait pas ? jSTe venez-vous pas de la payer vous-même avec répugnance ? — ^11 est vrai que j'ai éprouvé de la répugnance en la payant; cependant, à bien y penser, cette répugnance disparaît. On payait la dîme au temps des apôtres: et vous, catholiques, ne la payez-vous pas à vos curés ? — Les catholiques paient une dîme, il est vrai, mais est-elle aussi onéreuse que celle-ci ? Au Canada, le fermier donne son vingt-sixième minot de grains et de légumes, mais après l'avoir récolté seulement : s'il récolte peu, il donne peu ; s'il récolte beaucoup, il peut donner plus, et cette dime ne l'appauvrit pas. Il paie sa dîme avec plaisir, parce que le prêtre a besoin de vivre comme tout autre, et que cette dîme est raison- nable. , — Cela dépend des circonstances. Au Canada, l'Eglise est riche ; ici, tout est à créer pour le main- tien de l'Eglise des Saints, qui ne fait que commencer. — Et elle commence bien, d'après moi. — Les catholiques ont é^é obligés de payer des dîmes plus élevées dans les siècles passés ; et même, en certain pays du vieux continent, la dîme est de beaucoup plus élevée qu'au L anada. — Qu'est-ce à dire, cher père ? Si la dîme est plus élevée, c'est qu'elle est en rapport avec les besoins du culte et les revenus de ceux qui la paient. Mais vous n'avez jamais entendu dire que les évêques de notre Eglise entraient dans les maisons pour fouiller les coffres et les valises de leurs paroissiens, et leur faire payer la dîme sur chaque chemise, pantalon, etc., qu'ils possèdent, voire même le contenu de leur porte- m -nnaie. GUSTAVE 271 — Tu ne nieras pas, j'espère, qu'il y a des curés très riches, qui ont amassé leurs biens à même cette dîme payée par leurs paroissiens. — J'en conviens ; cependant il y en a beaucoup, je dirai même la grande majorité, qui emploient le surplus que leur procure cette dîme, non pas parce qu'elle est exorbitante, ou qu'elle obère ceux qui la paient, mais provenant de la fertilité des terres et l'aisance qui en résulte pour ceux qui les possèdent, qui emploient ce surplus, dis-je, à secourir les pauvres de leur paroisse, ou bien à orner l'église et le presbytère, propriétés de ceux qui paient cette dîme ; ou bien encore à doter leur village ou quartier d'écoles et de couvents destinés à l'éducation des enfants de leurs paroissiens. Ici, fait-on la même chose ? A quoi applique-t-on cette dîme si élevée ? — On l'applique dans un bon but, c'est celui d'en- tretenir et d'envoyer des apôtres et des missionnaires dans toutes les parties du monde pour prêcher le saint Evano-ile. — Prêcher le saint Evangile, répète Gustave ; mais, cher père, le capitaine qui a conduit notre caravane vous a dit lui-même qu'il avait fait son voyage, grâce aux contributions des nouveaux convertis. J'ai vu aujourd'hui même comment on employait une partie de cette dîme. Ecoutez bien : c'est pour bâtir des moulins au prophète, et lui faire des lieux de repo.s oii il installe ses nombreuses femmes qu'il va voir de temps à autre ; et vous venez de contribuer à cette œuvre par l'argent que vous avez donné. Pensez-y bien, et vous verrez plus tard que je dis la vérité. M. Dumont, pensif, ne répondit pas, et se mit à ramasser et mettre en place les vêtements et le linge éparpillés sur le parquet. '272 GUSTAVE CHAPITKE XXII Gustave fait sortir une femme de la maison DE SON père. Discussion. Quelques jours après, nos trois amis se rendent au lac Salé pour faire une promenade en chaloupe ; ils montent dans un petit chaland, seule embarcation qu'ils trouvent, et se dirigent vers une île située à une distance de deux ou trois milles. Ils peuvent à peine manier leurs environs tant l'eau est épaisse, encore moins faire avancer ce bateau à fond plat. — Je suis fatigué de travailler aussi fort, dit Gus- tave ; cette eau est tellement imprégnée de sel, que nos avirons en sont déjà tout couverts. — Nous ferions mieux de retourner, dit George ; le vent est trop fort, et il vaut mieux ne pas s'aventurer plus loin. — Vous craignez de prendre un bain de sel, dit Gustave en souriant ; pourtant il ne vous brûlera pas, celui-là. — Qu'importe, je ne voudrais pas tourner en statue de sel. — Ne regarde pas en arrière de toi, dit Arthur, il n'y aura pas de danger. — Ce lac Salé, long de soixante-dix milles et large de trente, est une des curiosités les plus remarquables de cette contrée ; son eau est tellement imprégnée de sel, que pas un poisson ou autre être vivant quel- conque ne s'y trouve ; ses grèves sont couvertes d'une épaisseur de quatre à cinq pieds de ce sel, que GUSTAVE 273 la chaleur du soleil a cristallisé. Comment se fait-il que l'eau de ce lac, situé à quatre cent cinquante pieds au-dessus de la mer, et dont les tribut-aires sont tous d'eau douce, soit aussi salée ? C'est ce que les savants n'ont jamais pu bien expliquer, et plusieurs le comparent à la mer Morte de la Palestine. JS'os trois amis, revenus à la grève, reprennent la direction de la ville. Comme ils y entraient, Gustave aperçut son père qui se dirigeait vers le temple, accom- pagné d'une femme. Il croit la reconnaître et pousse un soupir. — Où va donc votre père avec cette femme 1 de- mande George. — Je ne sais réellement, répond Gustave, il va peut-être faire sa passée au temple aujourd'hui ; et, tout en parlant, Gustave essuyait une larme. — Que veut dire *' passée au temple " ? demande Arthur. — Les mormons l'appellent confirmation, je crois ; papa me disait hier qu'il devait passer par toutes les- phases de la création, afin d'être né de nouveau pour devenir réellement un des saints du dernier jour. Je recevrai ensuite, ajouta-t-il, la confirmation, l'huile sainte et les habits que je devrai porter sur mon corps- toute ma vie. — J'aimerais à savoir comment on s'y prend pour sanctifier et renouveler le monde dans ce temple, dit George. ♦ — Tu n'as qu'à te mettre mormon, répond Arthur ; ensuite ils feront un saint de toi en te faisant tourner autour de ce bâtiment rond. .. — Et où le tout se fait rondement, je suppose,, ajoute George. Ils arrivent à la maison, et Gustave entre dans sa chambre, où il s'enferme pour donner libre cours à ses pensées. Il se jette sur une chaise et se met à pleurer ; h\ 274 GUSTAVE vue de son père se dirigeant vers le temple avec une femme l'avait effrayé. Cette pensée lui déchire le cœur, et, pour ajouter à pa douleur, il voit sa mère et sa sœur qui lui appa- raissent tristes et abattues ; il lui semble que l'une lui dit : " Mon fils, ramène inon époux ", et que l'autre ajoute : " Cher frère, ramène notre père." De nouvelles larmes inondent sa figure, et une sueur froide couvre tout son corps. — Mon Dieu, dit-il, éloignez donc de moi ces pen- sées amères. — Mais une autre pensée plus cruelle encore vient assiéger son esprit déjà trop surchargé. Il lui semble voir son père faisant sa passée au temple avec cette femme qui l'attire par ses sourires et les mille attentions qu'elle lui prodigue. Cette vue le fixit frémir. "Malheureuse !" dit-il. Son cœur bat avec force et les larmes l'étouffent. N'en pouvant plus, il se jette à genoux et, levant ses bras vers le ciel, il y fait monter une prière fervente. Après avoir épanché son cœur vers Dieu, il se lève et sort de la maison pour respirer plus à Taise. M. Dumont arrive au même instant. Gustave voit qu'il est pâle et agité. Il s'empresse d'aller au-devant de lui, et lui demande: — Qu'avez-vous donc, père, êtes-vous malade ? — Non, mon fils, j'éprouve au contraire une grande joie ; mais laisse-moi seul ; demain, je te ferai con- naître mes projets. En entendant parler de projets, Gustave pâlit et s éloigna rapidement, sans trop savoir oii il allait. Mais à peine at-il fait quelques pas, qu'il voit cette femme se diriger vers la maison de son père. Son premier mouvement est un mouvement de colère, et il avance vers elle pour lui dire de retour- ner sur ses pas ; une autre pensée l'arrête. — Il ne faut rien brusquer, se dit-il ; avant d'agir, voyons ce qu'elle veut. GUSTAVE 275 Il la voit entrer dans la maison. "Attendons quel- ques minutes, se dit-il, laissons-la entamer la conversa- tion, puis nous verrons". Quelques minutes plus tard il entre sans s'annoncer, ce qui était contraire à ses habitudes, et il entend son père dire à cette femme : — Je voudrais bien répondre à votre dé.sir, madame ; retardons notre mariage de quelques jours, j'ai mon fils qui .... — Pourquoi retarder 1 demande cette femme en l'interrompant. Mais elle ne peut continuer, Gustave s'écrie d'une voix forte : — Sortez d'ici, malheureuse ; Satan vous a-t-il en- voyée ici pour entraîner mon père dans un abime ? Combien d'hommes avez-vous ainsi arrachés à leurs épouses légitimes ? Mon père n'est pas le premier que vous avez attiré par votre beauté. Hors d'ici, sinon ... et il s'élance sur elle. — Arrête, arrête, lui crie son père pâle et défait. — Ah ! cher père, dit Gustave en se tournant de son côté, 011 en êtes-vous rendu avec votre interpré- tation de l'Evangile ? Comment avez-vous pu y trouver que vous pouviez abandonner votre épouse légitime et vos enfants pour vous jeter dans les bras d'une autre femme ? J'ai entendu parler de celle-ci avant aujourd'hui, et les autorités de votre église n'ont point voulu l'admettre comme membre de leur secte. ;Ne voyez-vous pas la faute grave que vous voulez commettre et le piège qu'elle vous tend ? Ah 1 je vous en prie, un peu de respect pour vous-même et votre famille. Cette femme, efifrayée, restait comme clouée sur sa chaise. M. Dumont, la vue basse, n'osait répondre à son fils, qui tenait les yeux fixés sur lui. Voyant que son père garde le silence, Gustave reprend dune voix pleine de douceur : — Répondez-moi donc, cher père ; dites-moi, je vous en prie, que vous ne voulez pas nous abandonner ; 276 GUSTAVE dites-moi que la figure si douce et si aimable de ma mère, votre épouse, est encore devant vos yeux, et que ma sœur, votre fille, cet ange de beauté et de douceur, vous est encore chère ; et moi, ne suis-je pas venu ici, ne vous ai-je pas suivi parce que je vous aimais ? Ah ! dites-le, je vous prie ; j'attends votre réponse ; ma mère et ma sœur pleurent votre absence et soupirent après l'heureux moment de votre retour. — Assez. . . .assez, cher enfant, dit M. Dumont en embrassant son fils ; non, je ne vous abandonnerai pas ; non, jamais, que Dieu m'en garde. Et il entre précipitamment dans la chambre de Gustave et en ferme la porte. — Merci, mon Dieu, dit ce dernier ; puis, se tour- nant du côté de la femme qui n'avait pas encore bougé, il ajoute avec force : — N'avez-vous entendu ? Allez-vous-en, vous dis- je, et faites en sorte que mon père ne vous voie plus. Mais elle ne bougeait pas. — Allez-vous sortir ? reprend Gustave en avançant vers elle ; voulez-vous que j'use de violence ? Craignant que Gustave ne mette sa menace à exécu- tion, elle se lève en lançant un regard de haine fcur lui, et se dirige vers la porte, en disant avec colère : — Tu te souviendras de moi, jeune homme ; je vais en avertir le prophète, qui saura bien te punir. — Le prophète se respecte trop pour se mêler de toi, dit Gustave avec moquerie ; quant à toi, fais ce que tu voudras, je ne te crains pas. Dieu saura me protéger et te confondre ; et il ferme la porte en lui donnant à peine le temps de sortir. Un dimanche soir, M. Williams et plusieurs autres mormons étaient venus passer la soirée avec M. Dumont. La conversation roula pendant quelque temps sur la politique, et finalement sur la religion. Comme il arrive toujours en pareil cas, surtout avec les protes- tants, chacun voulait faire prévaloir son opinion ; le GUSTAVE 277 catholique seul s'en tient aux doctrines de son Eglise. On discutait sur le bonheur du juste après la mort. — Oui, dit M. Dumont, Dieu a promis un bonheur parfait aux saints du dernier jour ; ainsi le père de famille jouira du bonheur céleste avec toute sa famille. — C'est ce qu'il y a de beau dans le **Mormonisme," dit M. Williams, le père de famille est certain que ses femmes et ses enfants le suivront en paradis. — A condition qu'il y soit admis lui-même, n'est- ce pas ? dit George, occupé à prendre une partie d'échecs avec Gustave. — Et pour celui dont la femme et les enfants ne sont pas mormons, dit Arthur, qu'arrivera-t-il ? — Notre sainte religion nous donne un moyen d'y remédier, dit M. Dumont : c'est le baptême pour les morts. Ainsi un père de famille peut se faire baptiser pour son épouse ou aucun de ses enfants qui seraient morts avant d'avoir été reçus membres de notre église ; et ce baptême est aussi efficace que si ce sacrement avait été administré à la personne même. — Mais si le père meurt le premier ? demande un de ceux qui écoutaient. — Dans ce cas, tout autre pourrait communiquer cette faveur. Non seulement le père de famille, mais un époux pour son épouse, et ce vice versa, un frère pour un frère ou une sœur, un ami pour un ami ; il n'y a pas de distinction ou de parenté. — Nous pouvons donc nous faire baptiser pour nos parents décédés ou autres pour lesquels nous le désirons ? demande un autre. — Certainement, et c'est ce que je me propose de faire à l'égard de mon père et de ma mère, aussitôt que je saurai qu'ils sont morts, et ainsi je pourrai les sauver. — Très commode cela, dit un monsieur qui venait d'entrer ; j'espère que vous en ferez autant pour moi. 278 GUSTAVE — Ah ! c'est vous, M. Pépin, dit M. Dumont ; je suis content de vous voir. — Et moi aussi, dit M. Pépin ; j'espère que vous jouissez tous d'une bonne santé, ajoute-t-il en saluant la compagnie. Ce, monsieur, âgé d'une trentaine d'années, résidait aux Etats-Unis depuis sa sortie du colège de Mont- réal, oii il avait presque terminé ses études. Ses parents l'en avaient retiré pour émigrer dans la grande république, où ils espéraient faire fortune. Ils mou- rurent avant d'avoir réussi. Laissé à lui-même, M. Pépin se mit à voyager, plutôt pour s'instruire et voir du pays, que par amour du lucre ; et, malgré les aventures périlleuses dont il avait été témoin et les dangers qu'il avait courus, il devait partir sous peu pour la Californie, où il voulait passer quelque temps avant de retourner au Canada. — Je ne suis pas venu ici pour interrompre votre discussion, dit-il : veuillez continuer. — Nous étions à discuter sur le baptême pour les morts, dit M. Williams ; chacun émettait son opinion ; à vous d'en faire autant si vous le désirez. — Où avez-vous trouvé cette doctrine ? dit Gustave ; ce n'est pas dans l'Evangile, assurément. — Et vous dites que le père de famille qui va en paradis, emmène avec lui toute sa famille, ajoute George. Qui a enseigné cela ? — Saint Paul d'abord, puis saint Jean dans son Apocalypse, répond M. Dumont ; ces deux Apôtres nous disent clairement que les saints jouissent d'un bonheur parfait. — Et comment voulez- vous qu'ils puissent jouir d'un bonheur parfait s'ils n'ont pas avec eux leurs familles qu'ils ont aimées sur la terre? dit M. Williams. — D'ailleurs, dit un autre. Dieu n'a-t il pas dit : Je bénirai les familles de ceux qui me craignent et ^m' obéissent, jusqu'à la quatrième génération. — Belle interprétation que celle-là, dit M. Pépin, GUSTAVE 279 et avec de tels arguments, il est très difficile de dis- cuter ; cependant veuillez me permettre deux obser- vations qui vous feront voir la fausseté de votre interprétation et l'absurdité des opinions que vous venez d'avancer. "Vous dites d'abord que le bonheur du juste ne sera parfait qu'en autant qu'il aura sa famille avec lui. Ne savez-vous donc pas que le juste, rendu parfait et en possession du bonheur céleste, jouira de Dieu lui-même, c'est-à-dire de sa beauté, de sa bonté comme de sa justice ; il est vrai que ce juste pourra intercéder en faveur d'un parent, d'un ami ou autres, tant que ceux-ci vivront ; mais dès que Dieu aura prononcé le jugement qui décidera de leur récompen- se ou de leur châtiment, ce juste, se complaisant dans la justice de Dieu, louera et bénira cette justice qui aura justifié ou condamné ceux pour qui il avait intercédé, et il se joindra aux autres saints pour chanter " Hosanna " au Dieu tout-puissant et infini- ment juste qui punit les méchants et récompense les bons. "Venons-en à votre seconde observation. Vous dites que les femmes et les enfants suivront le père de fa- mille, parce que Dieu à dit • " Je bénirai ceux qui m'aiment dans leurs générations ". Belle théorie, j'en conviens ; cependant êtes-vous logique ? Non. Êtes- vous en accord avec la raison ? Non. Mettez-vous votre théorie en pratique ? Non encore. Et voici ma preuve. Dieu a certainement promis de bénir les gé- nérations de ceux qui l'aiment et lui obéissent, et il se plaît à leur donner un surcroit de grâces, et à leur accorder ce qu'elles lui demandent. Mais, comprenez- le bien, gare à ces générations si elles n'en profitent pas, si elles abusent des grâces dont elles sont favo- risées, et si elles cessent de l'aimer et de lui obéir ; elles n'en seront que plus coupables et mériteront un châtiment plus sévère. Voilà pour votre théorie, qui est contraire à ce que la saine raison nous révèle. ^^^ GUSTAVE " J ai dit de plus que vous ne mettiez pas votre théorie en pratique ; en pfïet, ne faites-vous pas le plus possible, l'impossible même, pour attirer les femmes et les enfants dans votre secte ? Laissez-les donc, ceux-là, leur place est assurée d'après votre théorie ; attaquez-vous donc seulement aux pères de famille, faites-les tous embrasser le mormonisme et il n'y aura plus de damnés. — Et à quoi sert de vous fatiguer pour me faire embrasser le mormonisme, dit Gustave en s'adressant à M. Dumont ; que je sois anglican ou mahométan, il faudra bien, bon gré mal gré, que je vous suive en paradis. — Et le baptême pour les morts, dit George, en voilà une curieuse doctrine. — Une doctrine que nous mettons en pratique, dit M. Dumont ; il ne se passe pas une seule journée sans que l'on administre ce sacrement pour des parents ou des amis défunts. — Et vous dites que ce baptême est efficace pour les défunts ? dit M. Pépin. — Oui, certainement ; ce sacrement est très efficace, beaucoup plus que les prières que vous, catholiques, adressez au ciel pour les morts. — Etre bapvisé et prier pour les morts est différent ; nous avons vu les apôtres prier pour les défunts, mais non être baptisés pour eux ; un sacrement ne s'administre qu'à la per- sonne même, et ne peut avoir d'efficacité autrement. — Et pourquoi l'un des dignitaires de votre église ne se fait-il pas baptiser pour Adam tout de suite ? dit George en souriant. ; vous savez que notre premier père n'était pas mormon. Si ce baptême a l'efficacité que vous prétendez, d'après votre théorie, Adam serait sauvé, et avec lui tous ses enfants, puisque ces derniers doivent le suivre en paradis. — Quelle belle action ce dignitaire ferait, ajoute Arthur ; il remplirait le ciel et viderait l'enfer du t'oup. GUSTAVE 281 — Voyons, dit M. Pépin, réfléchissez un peu, et vous ne tarderez pas à vous apercevoir de l'absurdité de ces doctrines contraires à l'Evangile et à l'ensei- gnement de notre divin Sauveur, mort sur la croix pour nous racheter. — Ces choses ne se voient point dans l'Eglise ca- thohque, dit Gustave. — Laisse -moi donc avec ton Eglise catholique, dit M. Duraont, irrité de ne pouvoir réfuter les argu- ,ments de M. Pépin ; cette Eglise est la Babylone de l'Apocalypse, et est remplie d'erreurs. — Et le chef, dont le nom est le Pape, ajoute M. Williams, n'est autre que la bête de l'Apocalypse ; il n V a que lui qui se place sur le trône de Dieu, et se fabse rendre un culte divin. — Oui, les ignorants catholiques, répond M. Du- mont, chaque fois que ce pape est assis sur son trône, ils viennent lui baiser les pieds en se proster- nant devant lui. Et, comme la bête de l'Apocalypse, il leur dit : " Qui poun-a me combattre ? C'est à moi que vous devez obéir, c'est moi qui possède toute autorité." — Vous voyez notre Eglise d'un bon œil, dit M. Pépin ; mais il ne faut pas vous en vouloir pour cela, vous ne la connaissez pas. — Je la connais bien, moi, dit M. Dumont. — Avez-vous été catholique, pour la connaître ? — Oui, répond M. Dumont, et trop longtemps, à ma honte. — Dites donc plutôt qu'à votre honte vous l'avez quittée. Mais veuillez me dire ce que signifie le mot Babylone. —Ce mot veut dire confusion ; il vient du mot Babel. — Alors, comment pouvez-vous appeler l'Eglise catholique Babylone ? — A cause du grand nombre et de la confusion de ses doctrines. 282 GUSTAVE — Si elles étaient aussi absurdes que celles que vous défendiez tout à l'heure, je vous donnerais gain de cause ; mais des preuves, s'il vous plaît. — Les preuves sont très faciles à donner ; d'abord vous croyez que Jésus-Christ est le seul médiateur entre Dieu et les hommes, et cependant vous invo- quez la Vierge Marie et des milliers de saints, sans savoir même s'ils le sont. Première confusion. Ensuite, vous croyez que ce même Jésus-Christ a satisfait sur la croix pour nos péchés, et vous le sacrifiez tous les jours dans votre messe. Seconde confusion. Puis vous .... — N'allez pas si vite, dit M. Pépin en l'interrom- pant ; laissez-moi répondre à ces deux objections avant d'aller plus loin. Et il s'engagea une discussion à laquelle prirent part M. Dumont, Williams et deux ou trois autres d'un côté, M. Pépin et Gustave de l'autre, et qui se termina par une défaite complète des premiers. Nous ne la répétons pas ici, vu que ces deux points ont déjà été discutés dans ce livre. — Donc point de confusion dans ces deux doc- trines, dit M. Pépin, et il en est ainsi de toutes les autres. — Oui, dit Gustave, l'Église catholique est partout la même. Un corps parfaitement organisé ; une tête et un gouvernement parfaitement constitué auquel tous obéissent; partout les mêmes cérémonies, partout les mêmes doctrines, partout les mêmes prières et les mêmes chants. Voilà ce qu'est notre Eglise, et vous appelez cela de la confusion ! — Kien de plus clair, de mieux ordonné, reprend M. Pépin ; unité dans la foi, unité dans la doctrine, unité en tout. A présent, voulez-vous savoir oii est cette grande Babylone, cette grande confusion ? je vais vous le dire : elles existent et on les trouve dans le protestantisme. GUSTAVE i'83 — Non, non, dirent plusieurs, vous ne prouverez jamais cela. — ^la preuve ne sera pas aussi difficile à faire que la vôtre. Je dis qu'il y a confusion dans le protestan- tisme, et elle y est tellement grande que Dieu seul peut la découvrir dans son entier. — Je suppose que vous voulez parler des sectes nombreuses qui forment le protestantisme, dit M. Dumont ; les petits différends qui existent entre elles ne sont pas assez grands pour appeler cela de la confusion. — De petits différends, dites-vous ? Vous n'êtes pas sérieux. Et moi, je vous dirai que le protestan- tisme n'a pas même de doctrine arrêtée, pas de croy- ance déterminée, comme l'a dit si bien un illustre évêque. Il proteste, voilà tout. En effet, qu'est-ce qu'une secte protestante ? Chacun de ses membres ne peut-il pas, en vertu du libre examen, se regarder comme absolument indépendant, et briser l'unité fac- tice du groupe auquel il est censé appartenir ? Voilà pourquoi nous voyons autant de religions que de sectes, autant de sectes que de têtes, autant de ca- prices et de croyances que d'interprètes. N'en êtes- vous pas la preuve vous-mêmes ? Ne vous permettez- vous pas des discussions sur telle ou telle doctrine ? Êtes- vous toujours d'accord ? Non : j'ai vu moi-même de vos frères sortir de votre temple en jurant de n'y plus mettre les pieds. — J'en conviens, dit M. Williams, mais cela ne prouve pas la grande différence qui, selon vous, existe entre les sectes protestantes. — Je vais vous satisfaire ; j'aimerais cependant pouvoir vous nommer toutes les sectes qui composent la grande Eglise protestante ; mais je ne le puis, vu que la statistique d'aujourd'hui ne serait pas bonne demain. J'en nommerai cependant quelques-unes, et vous serez forcés de convenir qu'il existe une grande différence entre elles. D'abord, l'Unitairieu nie la 2S4 GUSTAVE divinité de Jésus, tontes les autres sectes voient un Dieu en lui. Petite différence, n'est-ce pas ? L'Uni- versaliste affirme que la foi suffit pour être sauvé ; à côté de lui vient le Presbytérien avec la prédestina- tion ; encore une petite différence. Le Méthodiste rejette presque tout article de foi, pendant que l'E- piscopalien en admet trente-cinq: ici encore une petite différence qui se trouve dans le chiffre seulement. Les Baptistes rigoureux n'admettent aucune autre secte à leur communion, se croyant seuls dignes de par- ticiper à la table sainte, pendant que les Baptistes libres les admettent toutes : les Puritains, les Qua- kers, les Trembleurs, les Congrégationalistes, les Anabaptistes, les Chrétiens Bibliques, les Frères de l'Unité, les Calvinistes, les Swedenborgiens, les Luthé- riens ; mais je m'arrête, je pourrais en énnmérer d'ici à demain. Toutes ces sectes diffèrent dans leurs croy- ances : les unes rejettent le baptême des enfants, d'autres le croient indispensable ; les unes admettent l'efficacité de quelques sacrements, d'autres les rejet- tent en se moquant de ceux qui les reçoivent. En un mot, elles diffèrent sur les points les plus essentiels, et ne s'accordent que sur une seule chose, et sur quoi, me demanderez-vous : sur leur haine et leur antipathie pour le catholicisme. — Il y a une secte que vous avez oubliée, dit Gus- tave ; elle mérite pourtant considération, je veux parler des saints du dernier jour. — Je vous en demande bien pardon, dit M. Pépin ; j'aurais dû la nommer la première, quoique la dernière ' apparue. Vous appartenez à cette secte, messieurs : ne trouvez- vous pas une grande différence entre vos doctrines et celles des autres sectes protestantes ? Ces sectes lisent la Bible comme vous, y puisent leur moyen de salut, unique moyen, déclarent-ils, et pour- tant, dites-le-moi, croient-ils en la pluralité des femmes comme vous ? Non ; et allez-vous me dire qu'il n'y a pas une différence, et une grande celle-là, GUSTAVE 285 entre avoir plusieurs femmes et n'en avoir qu'une à la fois ? Personne ne répond. — Répondez donc, reprend M. Pépin. Même silence. — Si vous ne voulez pas répondre à ma dernière question, vous allez me dire au moins où se trouve la confusion. J'afïirme qu'elle existe dans le protes- tantisme, que là est cette Babylone de l'Apocalypse et non dans l'Eglise catholique, dont la doctrine, la croyance et les cérémonies sont partout les mêmes. — Vous vous trompez, monsieur, dit M. Dumont; saint Jean dit clairement dans son Apocalypse Cjue le chef de cette Babylone s'assoira sur le trône de Dieu et se proclamera comme tel. Nous ne voyons rien de tel dans le protestantisme, il n'y a que le chef de l'Eglise romaine, c'est-à-dire le Pape, qui agit ainsi. — C'est bien clair, dit M. Williams, cette Babylone est l'EgHse romaine. — Quand avez-vous vu le Pape monter sur le trône de Dieu et se proclamer comme tel ? demande Gus- tave. — Plusieurs fois dans l'année, répond M. Dumont ; à la fête de saint Pierre, par exemple, tous les catholi- ques s'agenouillent devant lui et lui baisent les pieds. — Monte-t-il sur le trône de Dieu pour cela ? dit M. Pépin. — Non, pas directement, il est vrai ; cependant le trône qu'il occupe est placé au niveau de l'autel, à la même hauteur que le tabernacle. — Et je suppose qu'une fois sur ce trône élevé, le Pape se fait passer pour un Dieu. C'est ce que vous prétendez, n'est-ce pas ? — Les hommages qu'il se fait rendre ne sont dus qu'à Dieu, dit M. Williams. — C'est cela, ajoute M. Dumont; on ne doit pas s'agenouiller devant un homme pour lui baiser les T>ieds ; c'est un acte d'adoration. 286 <:USTAVE — Vous condamnerez alors notre divin Sauveur qui a lavé et baisé les pieds de ses apôtres pendant qu'il était à genoux devant eux, dit Gustave. — Et les Anglais adorent-ils la reine lorsqu'ils s'age- nouillent devant elle pour lui présenter leurs hom- mages ? ajoute M. Pépin. — Les Anglais sont pourtant des protestants, dit Gustave en souriant. — Et le fait de s'asseoir sur un trône pour recevoir les hommages de ses sujets, reprend M. Pépin, rend cette reine coupable d'un grand crime, puisque, d'après vos dires, cet acte seul suffit pour s'arroger le titre de Dieu. — Non. . . vous ne comprenez pas, dit M. Dumont avec embarras ; je, . . je veux . . . C'est par orgueil que le Pape agit ainsi, et les catholiques sont cou- pables en s'agenouillant devant lui pour lui rendre ce culte de vénération, je dirai presque d'adoration... — Je nie ce fait, dit M. Pépin ; si le catholique s'agenouille devant le Pape et lui baise les pieds quelquefois, c'est pour lui rendre les honneurs et le respect dus au vicaire de Jésus-Christ, au successeur de saint Pierre, et non à l'homme, comme vous le pré- tendez, encore moins pour l'adorer. De plus, si le Pape reçoit ces honneurs, c'est qu'il est obligé de se conformer à la discipline et aux cérémonies prescrites par l'Eglise dont il est le chef, tout comme la reine d'Angleterre lorsqu'elle agit officiellement. — Et j'ajouterai, dit Gustave, que le Pape est presque toujours le plus humble des sujets de l'Eglise. Il aime à s'appeler le " serviteur des serviteurs de Dieu ;" ce n'est pas s'arroger le titre de Dieu que d'agir ainsi. Allez dans la chambre de Pie IX, vous n'y trouverez pas le moindre tapis sur le parquet, à peine y verrez-vous un lit ou une chaise commode ; le plus pauvre l'approche aussi bien que le riche. Il se fait un devoir de remplir les mêmes obligations que tout autre catholique, il se confesse à un prêtre commfl GUSTAVE liST nous, se lève de grand matin tous les jours pour dire la sainte Messe, et là, au pied des autels il se recon- naît comme le plus grand des pécheurs, il implore la miséricorde de Dieu ainsi que le pardon de ses péchés. Or, dites-moi, est-ce ainsi qu'un homme agit lorsqu'il veut se faire passer pour un Dieu ou pour son égal ? — Ce que ce jeune homme vient de dire est toute vérité, dit M. Pépin, et si vous êtes logiques, vous ne pouvez qu'admettre que le Pape ne s'arroge pas de titre aussi glorieux. Mais voulez-vous savoir qui s'assied sur le trône de Dieu, en disant : Qui est semblable à moi ? Qui pourra me combattre 1 Je vais vous le dire : cet homme, c'est le protestant. Vous allez trop loin, dirent plusieurs d'un ton indigné. — Un homme qui va trop loin, ne peut prouver ce qu'il dit, répond M. Pépin. — C'est ce que ces messieurs ont fait, dit Gustave, car ils n'ont pu prouver leurs avancés. — Ne soyez pas si sévère, jeune homme, dit M. Williams ; nous avons émis notre opinion, voilà tout, J'ai dit que vous alliez trop loin, parce que le pro- testant, loin de se faire passer pour un Dieu ou de s'asseoir sur son trône, prend toute sa doctrine dans la Bible, laissée par ce Dieu pour l'instruire et le guider, et il base sa foi sur les enseignements qu'il y trouve. — Dites donc qu'il base sa foi, non sur les ensei- gnements renfermés dans la Bible, mais sur Vinter- prétation qu'il en donne, c'est-à-dire sur sa propre volonté, à laquelle il obéit en tout, dit M. Pépin. —C'est trop fort, dit M. Williams. — Vous ne prouverez jamais cela, dirent plusieurs. — Certes oui, et ma preuve se trouve dans les milliers de sectes protestantes qui existent. Ecoutez bien et vous verrez que j'ai raison. L'un dit : Il est vrai que la Bible prouve que Jésus-Christ a établi une 288 GUSTAVE Eglise, à laquelle il a donné un chef et des pasteurs pour la maintenir et la guider ; mais moi, je ne recon- nais pas cette Eglise, ou ce chef ou ces pasteurs, et pourquoi ? parce que ma volonté me dit que cela n'est pas nécessaire. Un autre dit : Il est vrai que presque tous ceux qui lisent la Bible reconnaissent la divinité de Jésus- Christ ; mais ma raison refuse de reconnaître un Dieu dans le Messie, et c'est à ma raison que j'obéis. Un troisième dit : Il est vrai que Jésus-Christ et ses apôtres ont pratiqué et enseigné la nécessité des bonnes œuvres pour obtenir le salut, mais ma volonté se révolte à cette pensée, et c'est à ma volonté, qui me dit que le divin Sauveur a tout expié pour moi, que j'obéirai. Un autre dit: Il est vrai que Jésus-Christ ajeûné, pratiqué la mortification, que les apôtres Tout imité ; mais ma volonté repousse de pareilles pénitences, et c'est à elle que j'obéis. En un mot, il ne reconnaît d'autre autorité que la sienne pour le diriger. Au lieu de soumettre ma volonté à celle de Dieu, qu'il m'impose comme une loi écrite dans la Bible, dit-il, je soumettrai la volonté de Dieu et la Bible qui la renferme à ma raison et à ma libre interprétation, c'est-à-dire à ma volonté. C'est donc le protestant, messieurs, qui place sa volonté sur le trône de Dieu, puisqu'il n'accepte qu'elle seule. — S'il fallait croire ce que vous venez de dire, dit M. Dumont, le protestant ne ferait aucune bonne action, soit dans sa manière de vivre, soit dans son commerce, dans sa famille ou ailleurs. Pourtant sa conduite en général peut être comparée favorablement à celle du catholique. — N'essayez pas de détourner le sens de mes paro- les ; au contraire je reconnais dans le protestant de très grandes qualités sous tout rapport ; mais d'où viennent-elles ? où les a-t-il puisées ? Ecoutez bien. Elles viennent des enseignements de l'Eglise catho- lique qui, la première, a enseigné à aimer Dieu et le prochain ; a enseigné à pratiquer la charité, a exigé la GUSTAVE 289 justice et l'honnêteté dans les transactions, la j^rotec- tion de la vie^et de la propriété, la foi conjugale, etc. ; c'est la seule Eglise qui existait et enseignait ces choses au temps de Luther, le père delà réforme. Le protes- tant, en suivant ces règles, appartient à l'âme de cette Eglise, à laquelle il doit toutes les bonnes qualités qui le distinguent. — Et qui a instruit les nations du temps des Pépin et^ des Charlemagne ? dit Gustave. iN 'est-ce pas l'Eglise catholique ? En efiPet, que serait-il arrivé lors des invasions de ces barbares conduits par Attila et autres, au cinquième siècle et plus tard, si les précieux documents de l'histoire, des sciences et de la religion n'eussent été conservés dans les monastères par les moines et les prêtres de cette même Eglise que vous détestez et rejetez ? C'est pourtant à elle que vous et moi devons tout, la foi, l'histoire, les sciences. — Il ne faut pas s'étonner, dit M. Pépin ; ce sont des protestants qui ont crucifié et mis à mort Jésus- Christ, à qui ils devaient tout, même la vie. — Ce ne sont pas des protestants qui ont mis Jésus-Christ sur la croix, dit M. Williams ; vous n'ignorez pas que ce sont les Juifs qui l'ont crucifié. — Je le sais, mais ce sont des Juifs 2)f'0testa?Hs ; ils protestaient contre sa divinité, contre sa doctrine, et c'est pour cela qu'ils l'ont crucifié et mis à mort. Vous ne nierez pas cela. Mais il se fait tard, et, tout en vous remerciant de votre hospitalité, vous voudrez bien me permettre de me retirer. — Uui, allons nous reposer, dirent M. Williams et M. Dumont ; nous serons heureux de reprendre ces discussions avec vous, ajoutèrent-ils ; faites-nous le plaisir de revenir souvent. — Ce sera un bonheur pour moi, dit M. Pépin; merci et bonsoir. — Que pensez-vous du catholique ? demande George à son père, comme ils entraient chez eux. — Je ne le pensais pas aussi instruit sur la Bible et l'histoire, répond M. Williams. 290 GUSTAVE CHAPITRE XXI II LE MARIAGE SPIRITUEL. VIE JOURNALIERE DU PRETRE. Le dimanche suivant, on se réunissait de nouveau pour discuter. Il en fut ainsi durant l'hiver. M. Pépin et Gustave avaient réu-si à dégoûter leurs adversaires de leur secte. M Williams et M. Dumont surtout étaient de ceux qui la condamnaient le plus. Vers le mois de mars, la rumeur d'un massacre à Sait Creek, avait augmenté le nombre des mécontents qui se préparaient à Cjuittcr leur secte et le territoire. L'armée américaine qui avait suivi le nouveau gouverneur, nommé par le gouvernement des Etats- Unis pour remplacer Brigham Young, avait passé l'hiver à Fort Bridger, n'ayant pu traverser les mon- tagnes avant le retour du printemps. J.)es émissaires, envoyés par son général, venaient justement d'arriver pour sommer le prophète de céder sa place de gouverneur à l'élu du gouvernement, et menaçaient des peines les plus sévères ceux qui se rebelleraient contre l'autorité légitime. Après des pourparlers de part et d'autre, Brigham Young remit son mandat à M. Cummings, le nouveau gouverneur, qui devait faire son entrée d^ns la ville et prendre pos-ession de son bureau sous peu de jours. La veille de cette entrée, M M.Dumont, Williams, Pépin et autres mé<'ontents parlaient de la situation et de la tournure des aflaircs en général, et la con- GUSTAVE 291 versation finit par tomber sur les doctrines du mor- monisme. — La plus ridicule de toutes, à mon point de vue, dit M. DuTDont, est celle du mariage spirituel. — Le mariage spirituel, dit George, qu'est-ce que celaî — Un mariage au figuré, répond Arthur en souriant. — Oui, un mariage au figuré, contracté en réalité, dit Gustave. — C'est cela, dit M. Dumont ; le mariage spirituel veut dire qu'un homme peut épouser autant de femmes qu'il voudra pour les avoir avec lui dans le ciel après sa mort. Ainsi un homme ayant une ou plusieurs femmes ici-bas, doit, s'il veut les avoir avec lui dans l'autre monde, les épouser spirituellement ; dans le cas contraire, elles iront avec celui qui aura pris l'avance. — Le mariage temporel ne suffit donc pas ? de- mande M. Pépin. — Non ; il arrive même souvent qu'un homme épris d'une femme se marie spirituellement avec elle, si elle ne l'est déjà avec son époux temporel, et tous deux ont la consolation de savoir qu'ils jouiront du bonheur conjugal dans le ciel. Aussi, nous voyons dans cette ville des femmes mariées temporellement à un homme et spirituellement à un autre. — Et je dois ajouter, dit M. Williams, que, d'après leur croyance, plus un homme aura de femmes spiri- tuelles, plus il sera glorieux dans le ciel. — C'est ce qui explique le grand nombre de ces mariages, dit George, et l'empressement que plusieurs mettent à les contracter. — Cela n'empêche pas que d'autres ne veulent pns de ce mariage, dit Arthur ; ils trouvent qu'ils en ont assez d'être mariés temporellement, et que le plus tôt ils seront débarrassés, le mieux ce sera pour eux. — Et ceux qui contractent ces mariages, me parais- sent bien gourmands, dit Gustave ; il est vrai, cepen- 292 GUSTAVE dant, que les femmes spirituelles ne coûtent pas bien cher. — Je ne sais comment qualifier une telle doctrine, dit M. Dumont ; je ne puis lui donner d'autre nom que celui de folie. — Oui, dit M. Pépin ; mais cette folie est conta- gieuse, monsieur ; tout homme qui s'arroge le droit d'interpréter l'Evangile à sa manière peut en être atteint tôt ou tard. M. Dumont, piqué de cette remarque, se tourne du côté de M. Williams et lui dit : — J'ai beaucoup étudié la Bible ; je connais les doctrines des Presbytériens, des Méthodistes, des Baptistes, et autres ; après les avoir adoptées, je les ai trouvées entachées d'erreurs et je les ai rejetées pour embrasser le mormonisme. A présent que j'ai rejeté cette dernière secte, je ne sais de quel côté me tourner pour trouver la vérité. De toutes les sectes qui existent, je n'en vois pas une seule qui puisse être appelée l'Eglise de Jésus-Christ ; pas une seule qui pratique ce que Dieu a enseigné. — Je crois comme vous, dit M. Williams ; Jésus- Christ devra intervenir encore une fois pour relever l'Eglise qu'il avait bâtie ; car de tous côtés nous ne voyons que des ruines. — Dites donc tout de suite, dit M. Pépin, que notre divin Sauveur ne savait pas ce qu'il faisait quand il a établi son Eglise, à laquelle il a dit : Je serai avec toi jusqu'à la consommation des siècles. — Il faut croire qu'il l'a promis seulement, dit Gustave, mais qu'il n'a pas tenu sa promesse. — Il ne faut pas parler ainsi, dit M. Williams ; Jésus- Christ a toujours tenu sa promesse. Etant Dieu, il n'a pu tromper. — Ce n'est pas moi qui ai dit que Jésus- Christ n'a pas tenu sa promesse, dit Gustave, mais bien vous. — Je le nie, dit M. Dumont. — Et moi je l'affirme, dit M. Pépin. N'avez- vous GUSTAVE 293 pas voulu nous faire croire que l'Eglise du Christ n'existait plus. Or, je vous le demande, qu'est-ce que cela veut dire ? — Vous voulez prétendre, je suppose, qu'elle existe encore ? — Oui, certainement, tout ce que Jésus-Christ a fait ne saurait périr et durera jusqu'à la fin des siècles. — Alors, montrez-moi où est cette Eglise. — Elle est partout, même dans cette ville ; et celui qui vous parle a le bonheur d'être un de ses membres. — Ah! l'Eglise Romaine, je m'attendais à une ré- ponse semblable ; elle a été une fois l'Eglise de Jésus- Christ, mais il y a longtemps que les prêtres l'ont changée à un tel point, qu'elle a cessé de l'être. — Depuis quand a-t-elle cessé d'être l'Eglise de Jésus-Christ ? — Dès le septième siècle. — Une autre Eglise doit avoir pris sa place, n'est- ce pas ? — Elle a reparu avec la c^rande réformation du XVI siècle. — Vous disiez pourtant, il y a un instant, que les sectes reformées n'étaient pas l'Eglise de Jésus-Christ. — Je. . . .je. . . . C'est vrai, dit M. Dumont avec embarras ; mais, je le répète, l'Eglise Romaine n'est pas l'Eglise de Jésus-Christ. — Alors, à mon tour, dit M. Pépin, je vous deman- derai où elle est. — Je vous avoue que je ne le vois pas. — Elle est donc disparue ? Vous répétez donc encore que le divin Sauveur ne savait pas ce qu'il faisait ? — Non, non, je ne veux pas dire cela ; mais l'Eglise romaine, en s'arrogeant cette autorité qu'elle déclare divine et infaillible, a perdu les titres et les droits qu'elle possédait dans les premiers siècles de l'Eglise. TTne autre a paru, mais à son tour, elle a fini par t'écrarer. 294 GUSTAVE — En voulant s'arroger le droit de lire la Bible, et de l'interpréter à sa guise, n'est-ce pas ? — C'est toujours un moindre mal que celui dont les prêtres se rendent coupables, dit M. Williams. — Quel est ce mal, s'il vous plaît ? — Celui de s'arroger le droit de conduire les âmes, en vertu de cette autorité que les prêtres de l'Eglise romaine réclament, répond M. Dumont. — Et sans accorder à leurs fidèles le droit de juger par eux-mêmes, ajoute M. Williams. — Soyez sans inquiétude pour le catholique, dit M. Pépin. Il agit raisonnablement et avec sûreté en se laissant guider par ceux qui en ont reçu l'autorité de Dieu. S'il écoute l'Eglise et obéit à ses pasteurs, c'est parce que Jésus-Christ le lui a commandé. Ainsi il n'a pas besoin de craindre de ne pouvoir rendre un bon compte de lui-même au dernier jour. — Alors, pourquoi Dieu nous a-t-il donné une intelligence, dit M. Williams, si nous ne devons l'employer à connaître par nous-mêmes sa sainte volonté qui, pour nous, est l'affaire la plus impor- tante ? — Le catholique est plus logique que vous ; non seu- lement il emploie sa raison et son intelligence à con- naître la volonté de Dieu, mais encore à connaître sa révélation qui nous manifeste toute cette volonté. En conséquence il suit un autre chemin que vous, et prend le droit sentier qui lui a été indiqué par Jésus- Christ et prédit par le prophète Isaïe au chapitre 35e, verset 8e : Et là sera une voie, la voie sainte ; Vimpur n'y pas- sera pas, et elle vous sera ouverte, les insensés n'y mar- cheront pas. — Et ce droit sentier est la Bible, dit M. Dumont, avec elle il n'y a point de détours, i)oint de difficultés. Oui, dans la Bible seule est toute la vérité, toute la religion ; elle est l'étendard de notre liberté et notre unique moyen de salut. GUSTAVE 295 — Et cet unique moyen de salut est bien aisé, je suppose ? — Rien de plus aisé, tous peuvent lire la Bible ou la faire lire. — Est-il aussi aisé de la comprendre ? — Oh ! oui, presque toujours. — Je le nie ; il arrive même qu'on ne la comprend pas du tout. Donc la Bible n'est pas, pour la plupart des hommes, un moyen sûr de connaître la vérité. — Que peut-il y avoir de plus sûr que la parole de Dieu ? — Rien de plus sûr pour celui qui la comprend ; mais ils sont rares ceux qui la comprennent. Dites- moi, quelle sûreté peut avoir un homme, quand il voit son voisin qui, lisant la Bible comme lui, diffère et soutient une opinion contraire à la sienne ? — Tous ceux qui lisent la Bible avec sincérité s'accordent sur tout ce qu'il y a d'essentiel au salut. — Je vais tout de suite vous prouver le contraire. Toutes les autorités de l'Eglise catholique n'en lais- sentpas l'interprétation aux fidèles; cependant, comme je sais d'avance que vous n'accepterez pas leur témoi- gnage, je vais vous citer des autorités protestantes. Voici ce que dit le célèbre protestant Grotius : Les apôtres n'ont pas eu Vintention d'exposer tout au long dans leurs épîtres les doctrines nécessaires au salut : ils les écriraient occasionnellement au sujet de questions qui se prése^itaient à eux. Lessing dit : Le christianisme était déjà répandu avant qu aucun des évangélistes se mît à écrire la vie de Jésus. Ecoutez Luther maintenant. Voici ce qu'il dit : Approfondir le sens des Ecritures est chose impos- sible ; nous ne pouvons qu'en effleurer la superficie ; eîi comprendre le sens serait merveille. Que les théologiens disent et fassent tout ce qu'ils voudront, pénétrer le sens, le mystère de la parole divine sera toujours une entre- prise au-dessus de notre intelligence. Ses sentences sont 296 GUSTAVE le ?oiiffl.e de V esprit d? Dieu ; elles défient V intelligence. ^ de Vhomme. Le magistrat de Berlin, dans une adresse au roi de Prusse, disait au nom du protei-tantisme berlinois : LÊcriture et les livres si/7nboliques sont des témoi- gnages sur le travail de formation du christianisme, des œuvres purement humaines ; là ne réside point la vérité absolue. ^ Enfin le professeur Scliœrer, de Genève, appelle les saintes Ecritures une ventriloquie cabalistique. Voilà l'œuvre de Ja libre interprétation, messieurs. Pourtant, ceux que je viens de citer sont des hommes intelligents. S'ils diffèrent, que doit-on attendre de ceux qui ne le sont pas à un assez haut degré, ou des ignorants qui ne peuvent même pas lire la Bible ? — Et les prêtres de l'Eglise romaine s'arrogent cette autorité pour se permettre de vivre dans le luxe et la paresse, dit M. Dumont, irrité des solides argu- ments de son adversaire. — Vous dites, mon père, que le prêtre vit dans le luxe et la paresse ? dit Gustave. Vous connaissez mieux que cela. Trouvez-moi un homme qui travaille plus que le prêtre. Ecoutez ce que dit Lamartine : // y a un homme dans chaque paroisse qui n'a pas de famille, mais qui est de la famille de tout le monde; qii'on appelle comme témoin, comme conseil, ou comme agent dans tous les actes solennels de la vie ; sans lequel on ne peut 7ii naître, ni mourir ; qui prend Vhomme au sein de sa mère et ne le quitte qu'à la tombe ; qui consacre et bénit le berceau, la couche conjugale, le lit de mort et le cercueil ; un honune que les petits enfanU s accoutument à aimer, à vénérer et à craindre; aux pieds duquel les chrétiens vont répandre leu?'s aveua: les plus intimes, leurs larmes les plus secrètes ; un homme qui est le consolateur par état de toutes les misères de Vâme et du (.orps; rintermédi'iire obligé de la richesse et de l'indigence ; qui voit le pauvre et le riche frapper tour à Jour à sa porte ; le ri'he pour ii verser r(>uu)ône GUSTAVE 2[ÏÏ secrète, le pauvre pour la recevoir sans rougir; qiii, n'étant d'aucun rang social, tient également à toutes les classes, aux classes inférieures par la me paumée et souvent par V humilité de la naissance ; aux classes élevées par l'éducation, la science et Félévation des sentiments qu'une religion pliilantliropique inspire et commande ; un homme enfin qui sait tout, qui a le droit de tout dire, et dont la parole tombe de haut sur les intelligences et sur les âmes, avec l'autorité d'une mission divine et r empire d'une foi toute faite. — Et ce grand homme a dit la vérité, dit M. Pépin. En effet, quelle est la vie journalière du prêtre ? De- bout dès cinq heures du matin ; sa première pensée est pour Dieu, il dit sa messe et se jette dans un confessionnal pour pardonner, au nom de Dieu, les péchés de ses paroissiens. Prenant ensuite son déjeuner à la hâte, il s'occupe des affaires de sa paroisse, ou des malades qui atten- dent ses soins. Il est à peine de retour, que d'autres viennent le demander pour secourir de nouveaux malades à l'agonie. Vite il y court, adresse des paroles de consolation, administre les derniers sacrements et prépare à paraître devant le souverain juge, et le soir arrive bien souvent avant qu'il ait pu prendre son dîner ; avant qu'il ait pu réciter son bréviaire ; il ne peut se coucher cependant sans avoir rempli ce devoir. Enfin, fatigué, il se couche ; tout à coup la cloche sonne, et on vient lui dire qu'un de ses paroissiens se meurt. Que faire ? il ne s'est pas encore reposé un seul instant, la demeure de ce malade est éloignée, il est pauvre et n'a pas de voiture, les chemins sont impraticables par la pluie qui tombe par torrents, ou 11 fait un froid rigoureux, ou bien encore il a besoin de repos s'il ne veut être malade lui-même. Mais non, il ne pense pas à cela, le prêtre ne voit que son devoir, et ce devoir lui dit : marche vite auprès de ce ma- lade, il y va de son âme. II part aussitôt et entre dans la maison de ce ma- 298 GUSTAVE lade, le sourire sur les lèvres; ses paroles sont toutes de consolation et d'espérance, et, après avoir préparé cette âme pour le grand voyage de l'éternité, il sort en disant qu'il reviendra le lendemain. Quatre heures sonnent à son arrivée au presbytère, et, malgré son extrême fatigue, il ne peut se coucher ; l'heure est arrivée où il faudra recommencer la même besogne que la veille. Et ce qu'un prêtre fait, tous le font. Si vous appe- lez* cela de la paresse, je vous demanderai ce que vous entendez par travailler. — Si les prêtres font autant que vous le prétendez, dit M. Williams, ils méritent certainement tout notre respect. — Oui, dit M. Pépin, si le prêtre travaille ainsi, c'est par amour pour Dieu dont il est le ministre et, voulant imiter son divin Maître, il n'a que des paroles de consolation pour ceux qui souffrent, que des ca- resses pour les enfants qui aiment à le voir, que des appels chaleureux pour les pauvres, que des secours pour les mourants. Là se portent ses pensées, là se bornent ses désirs, là se trouve son bonheur. Si les prêtres étaient aussi riches que vous le prétendez, ou si l'amour du lucre était leur unique but, ils seraient des fous de se donner tant de fatigue. — Les prétendus ministres de l'Evangile en font-ils autant? ajoute Gustave. A quelle heure .se lèvent-ils le matin ? Quelles sont les grandes occupations qui les fatiguent ? Quels soins donnent-ils aux malades, surtout à ceux qui sont attaqués d'une maladie con- tagieuse ? Les avez-vous vus, pendant les épidémies, aller porter des secours à ceux qui étaient atteints? Les avez-vous vus sur les quais de Montréal, lors du typhus, administrer et ensevehr ces pauvres émigrés irlandais ? Non, et vous attendrez longtemps pour les voir, si vous les cherchez là. Mais le prêtre catho- lique y est toujours. — Pourquoi cheichez-vous toujours à abai.-scr le GUSTAVE 299 prêtre aux yeux de ceux qui ne le connaissent pas ? reprend M. Pépin. Pourquoi lui jetez- vous l'insulte et la calomnie à la face ? Serait-ce parce que le prêtre est, de tous les hommes, celui qui se rapproche le plus de notre divin Sauveur ? Si je me suis permis ces questions, ajoute-t-il en s'adressant à M. Dumont, c'est parce que vous avez été catholique assez long- temps pour connaître le prêtre. Mais M. Dumont s'était déjà éloigné, craignant d'être humilié davantage, et la conversation roula sur d'autres sujets. Comme on allait se séparer, M. Pépin, s'adressant à Gustave, lui dit : — Avant de vous quitter, jeune homme, laissez-moi vous féliciter pour la défense que vous prenez de notre sainte Eglise et de ses pasteurs. Dieu vous en tiendra compte. Depuis que j'ai quitté le Canada, il y a une douzaine d'années, j'ai beaucoup voyagé et j'ai manqué souvent à mes devoirs de chrétien et de bon catholique ; mais j'aime la sainte religion dans laquelle j'ai été élevé. Oui, sachez-le bien, le Ca- nadien errant dans ce pays, à part quelques rares ex- ceptions, pense toujours à son clocher et au prêtre qui l'a baptisé. Avec vous et en votre compagnie mes anciens souvenirs se sont présentés et renouvelés, et ce qui me fait le plus de peine, c'est de vous quitter, peut-être pour ne plus vous revoir. Adieu, mon jeune ami, n'oubliez pas de prier pour ce pauvre voyageur que vous avez rencontré seul et délaissé dans cette prairie, où je me croyais perdu à jamais. Mais je me tais. Et des larmes vinrent mouiller ses paupières. — Au revoir, monsieur, dit Gustave ému ; soyez assuré que je serai très heureux de vous revoir. — Nous aussi, dirent M. Dumont et M. Williams. Dieu vous protège, et bon voyage. — Bon voyage, répètent Gustave et ses deux amis. 300 GUSTAVE — Merci, dit M. Pépin en sortant de la maison — Ce bon catholique, dit M. Williams, est le meil- leur chrétien que j'aie encore rencontré. — Il est certainement meilleur que nous ne le pen- sions, dirent plusieurs en se retirant. GUSTAVE 301 CHAPITRE XXIIII DEPART DU LAC SALE. ARRET AU FORT LARAMEE. MALADIE DE GUSTAVE. Le gouverneur, accompagné d'une forte garde, ve- nait de faire son entrée dans la ville, et avait pris possession de son bureau. Son premier soin fut de remettre en liberté tous les prisonniers faits par les mormons, lors de leurs excursions de l'automne pré- cédent. Une fois libres, ces prisonniers, parmi lesquels il y avait des Canadiens, se dispersèrent dans la ville pour acheter des provisions. Grande fut leur joie lors- qu'ils rencontrèrent M. Dumont et Gustave ; ils leur adressaient mille questions sur le Canada, le clocher du village, le père, la mère, le frère, la sœur. — Oui, disaient-ils, nous allons retourner dans notre beau pays : là, nous les reverrons tous. Deux jours après, le gouverneur lança une procla- mation, avertissant ceux qui voulaient quitter le ter- ritoire de venir inscrire leurs noms à son bureau, leur donnant l'assurance de la protection du gouverne- ment pendant leur voyage de retour. ]M . Dumont et son fils furent des premiers à s'y rendre ; les prisonniers en firent autant ainsi qu'un grand nombre de mécontents, et bientôt toute la vallée à l'est de la ville se couvrait de wagons, de tentes, de chevaux et de bœufs, et au delà d'un millier de personnes s'organisaient et se formaient en cara- vanes pour le long voyage. Les prisonniers, ayant reçu des chevaux et des pro- 20 B02 GUSTAVE visions du gouverneur, décidèrent de partir immédia- tement et choisirent M. Dumont pour leur capitaine. Gustave était au comble de la joie. — Bientôt, se disait-il, je vais revoir ma mère, ma sœur, et mes bons vieux parents de Montréal. Quel bonheur pour moi ! Merci, mon Dieu, de cette faveur. Mais s'il était heureux, il n'en était pas ainsi de George et Arthur, qui auraient voulu suivre leur ami dans sa nouvelle pérégdnation. — Cher ami, dit George avec émotion, vous allez donc nous quitter ; une grande distance va bientôt nous séparer. Et, qui sait ? nous ne nous reverrons peut-être jamais. — Ne parlez pas ainsi, dit Gustave ; votre père ne me parait pas décidé à rester ici, et nous pourrons nous revoir. Que je serais heureux si vous veniez avec nous ! — Mais, oii nous retrouverons-nous? Où serez-vous ? Notre père n'attend qu'une occasion favorable pour vendre sa propriété, et alors nous quitterons cette ville pour suivre le même chemin. — Oui, ajoute Arthur, nous la quitterons au plus vite cette sainte ville. La seule chose que nous crai- gnons, c'est de ne pouvoir vous retrouver, vous que nous aimons comme un frère. — Je le sais, chers amis, dit Gustave ému, et la pensée de me séparer de vous me cause beaucoup de peine. Promettez-moi de m'écrire, je vous tiendrai au courant de tout, et vous pourrez me revoir à k'^aint- Louis ou à Montréal ; je serai dans l'une ou l'autre de ces villes. M. Dumont avait donné le signal du départ, et notre caravane, composée de trois cents hommes à cheval, s'était mise en route. Elle était déjà à perte de vue, et Gustave serrait encore la main de ses amis. — Adieu donc, cher ami, dirent George et Arthur avec émotion. GUSTAVE 30o — Non, pas adieu, mais au revoir, dit Gustave en leur faisant un signe de la main ; et il piqua son cheval pour rejoindre la caravane. Tristes et pensifs, George et Arthur reprirent le chemin de la ville, bien décidés à faire tout en leur pouvoir pour suivre bientôt le même chemin. Gustave rejoint la caravane au pied de la première montagne. En arrivant au sommet, une pensée le saisit et, tirant son pistolet, il en décharge tous les coups. L'écho de ces coups répétés attire l'attention de son père, qui lui demande en souriant : — Pourquoi as-tu tiré ainsi ? — Vous vous souvenez, mon père, que l'automne dernier, le capitaine fit tirer toutes les carabines des gens de la caravane en signe de la joie qu'ils éprou- vaient d'entrer dans la nouvelle Jérusalem. Eh ben î moi, j'en fais autant en signe de la joie que j'éprouve d'en sortir. — Une bonne idée, dit M. Dumont, et si nos mu- nitions n'étaient pas aussi rares, nous ferions de même. Notre caravane faisait de rapides progrès ; le soir elle campait à la rivière de l'Ours (Bear E-iver). — C'est ici, se dit Gustave, que, voulant sauver Ar- thur, j'ai failli périr moi-même. Un nuage de tristesse passe sur sa figure ; il vou- drait avoir ses deux amis avec lui. Il entendait son père raconter cet événement et, voulant fuir les regards, il entra dans sa tente. Le lendemain, en passant au ravin oii il avait si bien donné la consigne, il entendait les éclats de rire de son père et de ceux qui l'écoutaient raconter comment son fils s'y était pris pour pénétrer dans le camp d3s mormons. A Devil's Gâte, il voit son père montrer l'endroit où notre héros avait accroché le câble, et comment les sauvages avaient fait la pirouette. Toujours humble, il aurait voulu être invisible, et ce fut avec joie qu'il apprit la décision de son père de suivre la route de la rive sud de la rivière Platte. 304 GUSTAVE — Là, du moins, se dit-il, les souvenirs du dernier voyage s'effaceront, et tout sera nouveau pour moi. Quoique notre caravane avançât rapidement, fai- sant en moyenne cinquante milles par jour, Gustave trouvait qu'elle n'allait pas assez vite. Dans l'élan de son ardeur, il comptait les jours, les heures et les minutes qui le séparaient encore de Saint-Louis. — Dans trois semaines, se disait-il, je vais revoir ma mère et ma sœur. Oh ! quel bonheur ! et il ajoutait : Faites, mon Dieu, que ce voyage s'accomplisse sans accident pour aucun de nous. Dix jours après le départ, ils entraient dans le fort Laramée, à mi-chemin entre la ville du Lac-Salé et Omaha. Rien de fâcheux ne s'était passé durant le trajet ; ■d'ailleurs, les sauvages n'auraient pas osé attaquer une caravane de trois cents hommes à cheval et bien armés. Un arrêt de deux jours dans ce fort fut jugé né- cessaire pour renouveler les provisions et laisser re- poser les chevaux. M. Dumont, ayant été prié par le colonel, comman- dant de ce fort, de surveiller la construction de plusi- eurs casernes et entrepôts déjà commencés, moyen- nant un fort salaire, s'empressa d'accepter. Cette déci- sion fut comme un coup de foudre pour Gustave. Il va trouver son père, et lui dit, les larmes aux yeux : — Continuons donc notre route, je vous en prie. — Non, répond M. Dumont d'un ton impératif; j'ai une bonne occasion de faire de l'argent ici pendant quelques mois, et je vais en profiter. — Mais, cher père, maman et ma sœur nous . . . — Ne me parle pas de ta mère, dit M. Dumont en l'interrompant ; je ne lui pardonnerai jamais de m'a- voir laissé partir sans m 'accompagner. — Ah ! je vous en prie. . . GUSTAVE oOiy Mais M. Dumont s'éloigna rapidement pour ne pas- l'entendre. Cet arrêt fit une telle impression sur Gustave, qu'il tomba malade et dut garder le lit pendant plusieurs semaines. M. Dumont, inquiet, ne le quittait pas, sauf lorsque ses hommes réclamaient ses ordres. Durant ces ab- sences, notre jeune homme donnait libre cours à ses pensées et les larmes venaient alors inonder son oreil- ler. — Dans trois mois, se répétait-il souvent, j'aurai vingt ans, et j'ai promis d'aller voir mes bons vieux parents à Montréal. Comment remplir ma promesse? me voici cloué sur mon lit par la maladie ; Dieu seul sait quand je serai en état de me lever, et lorsque je serai mieux, mon père ne voudra peut-être pas partir d'ici. Une autre fois, il se disait : — Je veux cependant tenir ma promesse, si Dieu me conserve la vie. Je n'ai pas vu ma mère et ma sœur depuis un an. Comment sont-elles en ce moment? Qu'il est donc triste de vivre ainsi éloignés les uns des autres ! Comme tout serait facile à arranger si mon père le voulait ; nous irions tous deux à Saint-Louis d'abord voir maman et ma sœur, puis tous ensemble nous irions à Montéal. Quelle joie pour ces bons vieil- lards ! Quel bonheur pour ma mère et ma sœur î Quelle grande faveur pour moi I Mais, non, je n'ose y penser. Dieu me rendrait trop heureux. Ces pensées, trop fortes pour son état, l'affaiblirent à un tel point, qu'une fièvre violente s'empara de lui et il fut comme frappé de délire. M. Dumont, effrayé, court chez le médecin du régi- ment, et revient en toute hâte avec lui. Ils entrent et entendent Gustave dire d'une voix faible : — Ah ! mon Dieu, permettez donc que mon père, si bon d'ailleurs, revienne à vous et à la sainte Eglise qu'il 306 GUSTAVE a abandonnée. Veuillez qu'il retourne à son épouse, ma mère, laissée sans appui. Hâtez, je vous prie, le jour de notre réunion. £t il se tut, comme épuisé; un silence profond suivit cette prière. M. Dumont pleurait ; le médecin même était ému. — Que pensez-vous de la maladie ? demande M. Dumont avec anxiété. — Votre fils est bien faible ; j'espère cependant pou- voir le sauver. Voici des remèdes que vous lui donne- rez d'heure en heure, sans y manquer. — Oui, monsieur ; faites tout ce que vous pourrez pour le rétablir. Le médecin revint le lendemain. — Comment le trouvez-vous ce matin ? se hâte de demander M. Dumont. — Il me paraît un peu mieux, cependant je crains une rechute. Ne le quittez pas un seul instant, car s'il se réveillait sans vous voir, il pourrait arriver un malheur. — JSe craignez rien sous ce rapport, dit M. Dumont, pâle comme la mort. Cet enfant est pour moi ce qu'il y a de plus cher au monde ; et je ne puis penser qu'il peut m'être enlevé. — Evitez de le contrarier ou de lui faire de la peine, dit le médecin en regardant fixement M. Dumont ; avec du soin, j'espère qu'il sera rétabli dans quelques jours. M. Dumont avait compris le regard du médecin, et il baissa la vue. 1 a fièvre ne quitta pas Gustave pendant plusieurs jours. Son père se tenait constamment à côté de son lit, sans prendre de repos ni jour ni nuit. Cette maladie de son fils faisait une vive impres- sion sur lui et, malgré les assurances du médecin, il craignait de perdre cet enfant qu'il aimait plus que lui-même ; il tremblait à la pensée qu'il pourrait lui être enlevé. GUSTAVE 307 — Oui, se disait-il, si Dieu le ramène à la santé, je ferai tout ce que je pourrai pour lui faire plaisir. Un matir, Gustave, ayant dormi profondément toute la nuit précédente, se réveille beaucoup mieux. Sa première pensée est pour son père; il se tourne de son côté, et voit qu'il est pâle, que ses yeux tra- hissent la fatigue et les pleurs. — Comme vous êtes pâle ! lui dit-il, et je vois vos yeux remplis de larmes. — Non, cher enfant, dit M. Dumont ; mais com- ment es-tu ce matin ? — Beaucoup mieux, cher père; je suis encore faible, il est vrai ; mais j'espère qu'un bon déjeuner va ra- nimer mes forces. — Dieu soit loué ! s'écrie M. Dumont tout joyeux en embrassant son fils ; que je suis heureux de te voir ainsi ! Deux jours plus tard, Gustave suivait son père à ses chantiers. Ce dernier ne savait que faire pour l'égayer et le distraire. Gustave lui en témoigna sa reconnaissance en re- prenant sa gaieté habituelle et en cherchant tous les moyens pour aller au-devant de ses désirs. Un jour, le colonel le fait venir et lui dit : — J'ai entendu parler de vous, jeune homme, et je sais que vous avez un grand désir d'aller voir votre mère à Saint-Louis. Gustave, surpris, n'ose lever la vue, et une vive rougeur lui couvre la figure. — Je ne veux point vous faire de peine, reprend le colonel ; vous êtes un brave jeune homme ; j'ai connu votre histoire par les gens qui sont revenus avec vous de la ville du Lac-Salé. — Nous n'en n'avons parlé à personne, dit Gus- tave en hésitant. — Je le sais, mais vos conversations ont été enten- dues. Laissons cela pour le moment ; aimeriez-vous aller voir votre mère ? — Ce serait mon plus grand bonheur. 308 GUSTAVE — Alors, vous pouvez compter sur moi, l'occasion ne tardera pas à venir. Deux heures plus tard, le colonel se rendit aux chantiers de M. Dumont et eut une longue conversa- tion avec lui. Ce dernier consentit enfin à laisser partir Gustave. — Bien, dit le colonel, j'ai des documents à faire parvenir au commandant du fort Leavenworth, et comme je ne pourrais laisser partir aucun de mes officiers, je vais confier cette mission à votre fils. Le lendemain, il fait venir Gustave à son bureau et lui dit : — Je vais vous confier une mission : il s'agit de documents importants que je vais vous donner pour remettre au commandant du fort Leavenworth. Ce fort va vous rapprocher de Saint-Louis d'au delà de cinq cents milles, et, comme ce fort se trouve sur la rivière Missouri, vous pourrez, après avoir rempli votre mission et reçu votre honoraire, prendre passage à bord d'un vapeur pour vous rendre à cette ville. D'ici au fort Leavenworth, une compagnie de cava- lerie va vous escorter. Acceptez-vous ? — Je serais trop heureux d'accepter votre ofiPre, monsieur, mais il faut que j'obtienne le consentement de mon père. — Votre père a déjà donné son consentement ; il craint cependant qu'en vous laissant partir, vous ne reveniez pas. — Quand voulez-vous que je parte ? — Dès demain, mon ami ; mais voici votre père qui vient, il va vous parler lui-même. Monsieur, ajoute-t-il en s'adressant à M. Dumont, votre fils a accepté ma proposition et doit pai tir demain ; vous voudrez bien faire préparer son linge ; le reste me regarde. — Et reviendras-tu ? dit M. Dumont en s'adressant à Gustave. — Pensez- vous que je pourrais vous abandonner, GUSTAVE 309 mon père ? répond Gustave avec émotion. Mais vous voudrez bien, j'espère, me permettre d'aller à Saint- Louis pour voir maman et ma sœur. — Je te le permettrai, mais à une condition. — Quelle est votre condition ? demande Gustave en pâlissant. — Que tu ne leur dises pas oii je suis. — Pourquoi donc, cher père ? — Je. . . je. . . Mais quand seras-tu de retour.? — Je reviendrai à la fin de septembre, répond Gus- tave, en essuyant une larme. — Et tu me promets de ne pas faire savoir où je suis ? — Je vous obéirai, mon père, coûte que coûte. Mais quelle peine vous allez causer à maman et à ma sœur î Je vous en prie, revenez donc sur votre résolution ; donnez-leur donc un peu d'espoir. — Encore une fois, ne. . . mais assez, et il ajoute en s'adressant au colonel d'une voix qu'il essayait de rendre ferme : Vous avez entendu la promesse que mon fils vient de faire ; je peux compter sur lui, il ne m'a jamais trompé. — Ainsi, c'est conclu, dit le colonel. — Oui, monsieur, répond M. Dumont en s'éloignant rapidement. Gustave le vit essuyer une larme pendant qu'il s'éloignait ; cette vue le remplit des meilleures espé- rances. Oui, se dit-il, papa reviendra bientôt sur sa décision. 310 GUSTAVE CHAPITRE XXV Arrivée de Gustave a Satnt-Louis. Entrevue AVEC M. Lewis. Départ pour MuNtréal. Le lendemain, Gustave, monté sur un beau cheval, quittait le fort Laramée en compagnie de cinquante cavaliers bien équipés. Son père, qui se repentait déjà d'avoir donné son consentement, l'avait embrassé à plusieurs reprises et lui avait fait renouveler sa promesse. — Comptez sur moi, lui avait dit Gustave, priez Dieu qu'il ne m'arrive aucun malheur, et que je trouve ma mère et ma sœur jouissant d'une bonne santé. Au revoir, cher père, ne nous oubliez pas. Chaque journée le rapprochait de Saint-Louis de plus de soixante milles ; mais Gustave trouvait encore le temps trop long au gré de ses désirs. Dans sa joie, il ne cessait d'égayer ses compagnons par les bons mots et les reparties qu'il savait toujours trouver à propos, se faisant ainsi autant d'amis que de compagnons de voyage. Huit jours après le départ, il entrait dans le fort Leavenworth. Il se rend aussitôt au bureau du commandant, qui le reçoit avec bonté. — Ai -je l'honneur de m'adresser au commandant de ce fort ? demande-t-il en le saluant. — Oui, jeune homme, répond le commandant ; que puis-je faire pour vous ? — Voici des documents, monsieur, répond Gustave, qui m'ont été confiés par le colonel du fort Laramée GUSTAVE 31 1 pour vous les remettre directement. Veuillez en prendre connaissance, et dans une heure, je revien- drai en chercher le reçu. — Très bien, dit le commandant en souriant ; vous paraissez connaître les affaires ; revenez dans une heure et tout sera prêt. Gustave salue et se retire. — Puis, sortant du fort, il dirige ses pas vers la principale rue du village qui l'avoisine. Cette rue conduisait à la rivière Missouri. Je vais descendre cette rue, se dit-il ; qui sait, il y a peut être un bateau en partance en ce moment. Cette pensée lui fait hâter le pas. En arrivant au quai, il aperçoit un vapeur en frais d'accoster. — Quelle heureuse coïncidence, se dit-il joyeuse- ment, c'est le vapeur " Lucy," sur lequel nous sommes montés de Saint-Louis à Saint- Joseph ; je vais aller à bord. Il était à peine sur le pont, que le capitaine le re- connaît et vient lui serrer la mani. — Allez-vous à Saint-Louis ? lui demande le capi- taine. — C'est mon plus grand désir, et j'aurais aimé à faire le voyage avec vous ; mais j'ai encore des affaires à régler ici. Quand partez-vous ? — Pas avant deux heures, et si vous pouvez régler vos affaires durant ce temps, je serai bien aise de vous avoir pour remplacer le commis qui est malade. Je suis surchargé de travail ; si vous acceptez, je vous paierai un bon salaire. — J'en suis très heureux, monsieur ; je vais tout de suite terminer mes affaires ; dans une heure je serai de retour. Il retourne rapidement au fort et arrive tout essoufflé au bureau du commandant. — Vous venez chercher votre reçu, je suppose, lui dit ce dernier en souriant. Tenez, le voici, ainsi que la somme de cent dollars que le colonel me charge de 812 GUSTAVE VOUS remettre comme honoraires. Avec ce montant vous pourrez passer gaiement votre séjour à Saint- Louis. Le colonel me dit aussi que vous devez retourner au fort Laramée à la fin de septembre. Soyez ici pour le 25, date du départ de la prochaine caravane pour ce fort. Puis, lui présentant plusieurs billets de banque, il ajoute : Voici vos cent piastres ; comptez-les. — Merci, monsieur, dit Gustave, je ne puis accepter cet argent ; je ne suis pas en âge, et il appartient à mon père. Soyez assez bon de le lui faire parvenir. — Mais comment allez-vous faire pour vous rendre à Saint-Louis ? — Mon voyage est déjà assuré ; le capitaine du " Lucy " m'a demandé pour remplacer le commis qui est malade, et, tout en me rendant à Saint-Louis, je vais gagner de l'argent. — Vous êtes un brave jeune homme, et vous faites bien de respecter ainsi votre père. Tirant alors de sa poche un billet de dix piastres, il ajoute : Prenez ce petit montant, il pourrait vous être utile. — Pardon, monsieur, dit Gustave en rougissant ; je ne puis accepter. — Voulez-vous me faire de la peine en refusant ? dit le commandant avec bonté ; ce n'est pas une cha- rité que je vous offre, mais un petit cadeau ; allez- vous me refuser ce plaisir ? — Alors ce serait de la mauvaise grâce que de ne pas accepter. — Bon voyage, jeune homme, dit le commandant en lui serrant la main, et que Dieu vous bénisse. — Merci, monsieur, dit Gustave avec émotion. Il sort et, le cœur joyeux, se rend au vapeur qui partit Une demi-heure plus tard. Le trajet du fort Leavenworth à Saint-Louis se fait très rapidement, et notre héros, tout en accom- plissant les commissions qui lui avaient été confiées, se disait sans cesse : Oui, dans quel(iues heures, je GUSTAVE 813 vais revoir ma mère et ma sœur. Quelle surprise pour elles ! Enfin le vapeur s'engage dans le Mississipi. Une demi-heure plus tard, il aperçoit la ville tant désirée. Lorsque Gustave eut terminé son travail, le capi- taine lui donna douze piastres en lui disant de venir le trouver s'il avait besoin de quelque chose. Gustave le remercie et se dirige vers la demeure de M. Lewis. 11 n'avait fait que quelques pas lorsqu'une pensée subite l'attriste. — Ah ! se dit-il, dans ma joie, je n'ai pas eu l'idée que maman et ma sœur sont dans l'Etat du Vermont où demeure mon grand-père maternel. Qui sait? Elles y sont depuis longtemps peut-être, puisque ma mère devait s'y rendre avec Alice... Je peux toujours aller voir mon bienfaiteur. Une autre pensée vient ajouter à son trouble et il s'arrête. — J'ai presque honte de me présenter devant cet homme si généreux, ce monsieur qui m'a témoigné tant d'intérêt, qui a été si bon pour moi. Que va-t-il dire de mon père et de sa conduite déloyale ? et que pourrai -je répondre ? Mieux vaudrait ne pas le voir. . . . Mais. . . . enfin je n'ai pas à rougir de mes démarches .... ma mère doit lui avoir tout expliqué. Oui, je vais me rendre à son bureau ; il ne peut, après tout, penser mal de moi, et si ma mère et ma sœur ne sont pas en cette ville, il ne me refusera pas les renseignements nécessaires pour les trouver. Il se dirige vers le bureau de M. Lewis qui, en l'apercevant, s'empresse de venir au-devant de lui et de lui serrer la main : — Je suis heureux de vous voir, mon cher Gustave, lui dit-il. Comment est votre père ? Je suppose qu'il est avec vous ? — Non, monsieur, dit Gustave en rougissant, je 314 GUSTAVE l'ai laissé au . . . Mais il se tait tout à coup en se x^appelant la promesse faite à son père. — Vous l'avez laissé où, dites-vous ? — Ne me le demandez pas, je vous prie ; je lui ai promis de ne pas le laisser savoir. — Pourquoi donc ? Pour quelle raison veut-il cacher sa résidence ... ? — Je ne puis le dire, dit Gustave en hésitant. — Je comprends, et je respecte votre décision à remplir votre promesse, mon cher Gustave, dit M. Lewis avec bonté. Je regrette cependant cette dé- termination de votre père, qui doit vous causer beau- coup de peine, et il vaudrait mieux ne pas le faire connaître pour le moment à votre bonne mère et à votre sœur. — Sont-elles en cette ville, monsieur ? — Sans doute. Votre mère demeure avec nous, et Alice est avec ma fille au couvent. — Et comment sont-elles ? Comment est madame Lewis, et votre charmante fille, mademoiselle Ulara ? Pardonnez-moi, monsieur, si je ne vous l'ai pas de- mandé plus vite . . . J'oubliais . . . — Ne parlez pas de votre oubli ; vous n'avez pas manqué ; c'est moi qui, en vous posant ces questions au sujet de votre père, ne vous ai pas donné le temps de penser à elles. Madame Lewis jouit d'une assez bonne santé, ainsi que votre mère ; cependant le cha- grin de cette séparation se lit sur sa figure pâle et amaigrie depuis votre départ. Votre sœur Alice pleure souvent lorsque, durant ses heures de congé, elle vient nous voir. Ce qui les ranime quelque peu, c'est la pensée de vous voir revenir avec votre père. Elles me disaient, hier encore, qu'elles espéraient vous voir tous les deux au commencement de septembre. — Que vont-elles dire ou penser de me voir sans mon père ? dit Gustave avec angoisse. — La première question qu'elles vont vous poser GUSTAVE 315 en vous voyant, sera de savoir où est votre père. Qu'allez-vous répondre ? — Que je ne puis le dire. — Alors il vaut mieux que vous n'alliez pas les voir pour le moment. Croyez-moi, cette détermination de votre père de ne pas leur laisser savoir oii il est, leur causerait une peine trop cruelle. Mieux vaut pour elles que vous retourniez tout de suite auprès de votre père pour le prier de revenir sur cette décision qui ne peut être de longue durée. Je suis certain même qu'il pleure votre absence, qu'il a s^rande hâte de vous revoir. Ainsi, il ne sera pas ditïicile pour vous de le ramener à votre mère et à votre sœur. — Je vais suivre votre avis, monsieur, dit Gustave d'une voix tremblante ; mais vous ne savez quelle peine cruelle j'éprouve de laisser cette ville sans voir ma mère et ma sœur. — Je comprends votre peine, brave jeune homme, dit M. Lewis avec émotion ; mais il faut être fort, et votre joie de les revoir n'en sera que plus grande lorsque vous aurez votre père avec vous. — En effet, monsieur, j'ai promis à ma mère de lui ramener mon père, et elle en se douterait qu'il ne veut plus revenir, si je ne puis lui dire oii il est. Je vais retourner au fort Leavenworth et de là je prendrai la pi emière caravane en route pour . . Et pour la deuxième fois, il fut sur le point de laisser échajjper son secret. — Ce sera beaucoup mieux, dit M. Lewis. En partant dès aujourd'eui, nous aurons tous plus tôt le plaisir de vous voir au milieu de nous ; et vous aurez rempli votre promesse. Mais, venez avec moi à l'hôtel ; après le dîner, j'irai vous conduire à bord. Quelques minutes plus tard, Gustave, assis à côté de M. Lewis, auprès d'une table couverte des mets les plus succulents, répondait aux mille questions que lui adressait son bienfaiteur. On se levait de table, lorsque le premier commis 316 GUSTAVE de M. Lewis vint le chercher pour une afîaire très importante. — Je suis forcé de vous quitter à l'instant, dit M. Lewis en s'adressant à Gustave ; j'aurais aimé vous voir bien installé à bord du vapeur, mais je vais vous donner de l'argent pour le voyage, et il tira son porte-monnaie. — Excusez-moi, monsieur, dit Gustave, les paupières humides ; j'ai l'argent qu'il me faut pour faire mon voyage. ' — En êtes-vous bien certain ? — Oui, monsieur. — Alors je vous souhaite un bon voyage et surtout un prompt retour avec votre père. Lorsque vous serez arrivé, comptez sur moi : je n'ai pas oublié ma pro- messe à votre égard. — Et moi votre bonté, noble bienfaiteur. Je. . . — Assez, mon cher Gustave, dit M. Lewis, en lui serrant les deux mains, et il ajoute avec émotion : Au revoir, à bientôt. — Comptez sur moi ; ne dites pas à ma mère et à... — Ne craignez rien ; elles sauront tout lorsque vous serez de retour. Puis, M. Lewis serra de nouveau la main de notre héros, et ils se séparèrent. Gustave prend aussitôt la direction de la levée. Chemin faisant, il passe près du bureau de poste. Il y entre et demande s'il y a des lettres à son adresse. Le commis lui en remet une qu'il s'empresse d'ouvrir. — Une lettre de Montréal, dit-il joyeusement, et datée de la semaine dernière. Mais à peine a-t-il lu quelques lignes qu'une pâleur mortelle lui couvre la figure. — Ma bonne grand'mère très malade, dit-il, et elle craint de mourir avant de me voir ; elle me supplie de ne pas oublier ma promesse ; et, en efifet, n'ai-je pas/promià d'aller voir mes bons vieux parents le 6 GUSTAVE 317 août prochain, c'est-à-dire dans quinze jours ? Que faire ?.. .Me dois-je pas plutôt me rendre au fort Leavenworth pour aller joindre mon père ? Une pensée subite le fait pâlir de nouveau. — Et si ma bonne grand'mère mourait. Mon Dieu ! mon Dieu ! que faire ? Aussitôt il entend comme une voix qui lui dit : "Va à Montréal, c'est là que tu dois aller : tes vieux parents t'attendent." Gustave, troublé, reprend sa marche vers la rivière, sans trop savoir ce qu'il allait faire. Ne sachant que décider, il a recours à la prière et demande à Dieu de l'éclairer. Et cette même voix lui répond : "Tu dois aller voir tes parents à Montréal." Qu'est-ce que cela veut dire ? pense-t-il, cependant... Ah ! j'oubliais : le commandant du fort Leavenworth m'a dit que la première caravane pour le fort Lara- mée ne partait que le 25 septembre, que vais-je faire d'ici à cette date 1. . .Encore deux mois à atten- dre. .. deux mois que je pensais passer auprès de ma mère et de ma sœur, et me voilà seul . . . seul dans cette ville. Je pourrais bien retourner auprès de M. Lewis... mais non. . .Mon Dieu, mon Dieu, que faire ? Et toujours cette même voix lui dit : "Va à Montréal voir tes vieux parents." Absorbé par ces pensées pénibles, il s'était arrêté en face d'un vapeur en train de partir pour Cincinnati. Instinctivement il monte à bord. A peine a-t-ii mis le pied dans l'escalier conduisant à la cabine des passagers, qu'une pensée le saisit et le fait reculer. — Que vais-je faire ? se dit-il, je n'y pense pas. Je n'ai pas l'argent nécessaire pour le voyage jusqu'à Montréal, et une fois rendu à Cincinnati il ne me res- tera pas un sou. Non, je vais suivre ma première résolution, je vais retourner au vapeur "Lucy" pour me rendre au fort Leavenworth, et puis, là. . . s'il 318 GUSTAVE me faut attendre. . . eh bien ! à la grâce de Dieu. Il s'apprête à débarquer, mais aussitôt cette voix mystérieuse l'arrête : "C'est sur ce vapeur que tu dois rester. Ta grand' mère t'attend." Il hésite.. .les câbles se détachent, le vapeur tourne sur lui-même ; alors il se rend au bureau et demande le coût du passage. — Douze piastres, répond le commis. Il tire cette somme, et la donne ; mais le commis lui demande s'il ne pouvait lui aider à faire l'entrée de la quantité et la qualité des marchandises à bord. — Avec grand plaisir, répond Gustave ; veuillez me montrer tout de suite ce que j'ai à faire. — Attendez après le souper, dit le commis en sou- riant ; reprenez votre argent, et venez avec moi, je vais vous donner une cabine pour y déposer vos effets. Il entre dans sa cabine et se jette à genoux. — Oui, mon Dieu, dit-il dans sa prière, vous voulez que j'aille voir mes vieux parents, ces bons vieillards qui m'ont élevé en m'apprenant à vous aimer et à vous servir. Veuillez me protéger pendant ce voyage. L'homme ne sait jamais ce qui l'attend le lendemain, se disait-il un peu plus tard. Ce matin, j'entrais dans cette ville, le cœur léger et joyeux, pensant bien em- brasser ma mère et ma sœur, et voilà que je vais m'en éloigner plus que j'en étais au fort Laramée. L'homme propose, la fortune semble lui sourire, ses rêves d'ambition sont sur le point de se réaliser ; ses affaires prospèrent, mais voilà des événements imprévus qui déconcertent ses projets, ou les revers viennent tout briser. Rendu à Cincinnati, le commis lui remet la somme de huit dollars. Après l'avoir remercié, Gustave débar- que et se rend à la gare. Un train devait partir sous peu pour Cleveland, ville située sur les bords du lac Erié. Il achète son billet et bientôt la locomotive fuit à travers l'Etat de GUSTAVE 019- rOhio et le dépose à Cleveland le lendemain matin de très bonne heure. Il débarque et, après avoir demandé la direction des quais, il s'y dirige. Tout en marchant, il compte l'argent qui lui reste. — J'ai encore vingt dollars, se dit-il, je crois en avoir assez pour me rendre à Montréal ; cependant j'ai encore près de neuf cents milles à faire. Le son d'une cloche se fait entendre. Ah ! ajoute- t-il, cette cloche doit appeler les fidèles à la messe, je vais m'y rendre. Il hâte le pas et arrive à une char- mante petite église et entre au moment où le prêtre commençait la messe. Il s'agenouille et prie avec ferveur. Mais laissons-le dans sa prière et revenons à M. Dumont, que nous avonc> quitté au fort Laramée. 520 GUSTAVE CHAPITRE XXVI M. DUMONT QUITTE LE FORT LARAMEE. ARRIVEE DE GUSTAVE A MONTRÉAL. Gustave était à peine parti, que M. Dumont s'a- perçut d un grand vide autour de lui ; il ne voyait plus son fils et cherchait de tous côtés, croyant pou- voir rencontrer quelque part sa figure douce et sou- riante. Continuellement distrait, il ne prêtait aucune atten- tion aux ouvriers confiés à ses soins ; ces derniers l'entendaient souvent répéter: Gustave.... mon fils. . . 011 es-tu ■?. . . Qui me rendra mon Gustave ?... Plusieurs jours se passent ainsi sans apporter de changement à son état ; au contraire, il pâlissait à \u'' d'œil, et ses paupières étaient souvent mouillées de larmes. Un soir qu'il était plus triste qu'à l'ordinaire, il ouvre la valise de Gustave avec la pensée que la vue de ses effets lui apportera un peu de consolation. La première chose qu'il aperçoit est son catéchisme de controverse. Il l'ouvre et sur la première page il reconnaît l'écriture de son fils. — Je vais lire ce qu'il a écrit, se dit-il, et, s'appro- chant de la lumière, il lut ce qui suit : " Ce livre m'a été donné par le vénérable directeur du colège de Montréal pour me permettre d'apprendre et bien connaître les maximes et les belles doctrines de notre sainte Eglise catholique, fondée par Jésus- Christ même. En me le donnant, il m'a dit : Tu vas bientôt te trouver avec ton père, qui essaiera de te « GUSTAVE :-''21 faire abandonner la religion dans laquelle tu as été élevé et qui t'a appris à aimer Dieu et à le servir. Pour parvenir à son but, il voudra te faire abandonner les saintes pratiques de notre culte qu'il tournera en ridicule. Il te donnera pour lecture dos livres écrits par des hommes hostiles à tout ce qui tient au catholi- cisme, et il détournera le sens des saintes Ecritures par l'interprétation erronée qu'il en donnera. " Etudie bien ce livre, tu y puiseras les connais- sances nécessaires pour réfuter les accusations et les- objections que font ordinairement les protestants contre notre sainte Eglise. Il m'a dit encore : Res- pecte bien ton père et ta mère, ne leur cause jamais de peine par tes désobéissances ou ton humeur. *' Je promets donc de bien étudier ce livre pour le savoir couramment, afin de pouvoir prendre la dé- fense de la seule Eglise instituée par notre divin Sauveur, et hors de laquelle il n'y a pas de salut à espérer pour celui qui, la connaissant, ne lui obéit pas. ''Ah ! quelle triste pensée ! Pai)a ne la connait-il pas ? Ne Ta-t-il pas abandonnée, pour obéir à sa vo- lonté orgueilleuse et rebelle ? Permettez, ô mon Dieu, qu'il revienne à vous, et foites que je remplisse ma iFjmesse. 18 septembre 1854." Un peu plus bas était écrit : '* 20 mai 1858. Aujourd'hui, mon Dieu, vous avez ouvert mon cœur à l'espérance, en permettant que ma mère reconnût son erreur et se décidât à se réfu- gier dans le sein de notre sainte Eglise. Je vous re- mercie de cette grande faveur et du bonheur que vous venez de me procurer. Ah ! permettez que mon père, qui s'éloigne de vous davantage en adoptant cette nouvelle secte du mormonisme, reconnaisse son erreur, et suive l'exemple de ma bien-aimée mère." Des larmes abondantes inondaient la figure de M. Dumont pendant qu'il lisait ces lignes. — Oui, se dit-il, ce cher enfant a bien rempli Sct :^22 ausTAVK promesse malgré les mauvais traitements et les rail- leries que je lui ai fait subir. Il jette de nouveau la vue sur sa lecture, et son attention redouble en lisant ce qui suit : " Déclarations solennelles des pasteurs de F Eglise catholique'' " Anathème soit celui qui se livre à V idolâtrie, et prie les images et les reliques ou les adore comme Dieu. " Anathème soit celui qui croit que la Vierge Marie est j^lus qu'une simple créature, qui F adore ou met sa ^onjiance en elle, en l'égalant à Dieu, qui l'élève au- dessus de son Jils, et croit sa puissance égale ou au- dessus de la sienne. " Anathème soit celui qui croit que les prêtres catho- liques peuvent pardonner les péchés, que le pécheur se repente ou non, et qu'il y ait un poiLvoir sur la terre qui puisse pardonner les pécliés sans un sincère repen- tir et un ferme propos d'y renoncer. *' Ajiathème soit celui qui croit que les saints au ciel sont des rédempteurs, qui les prie comme tels, ou qui leur rend, et à quelque créature que ce suit, l'honneur ou le culte qui n'est dû qu'à Dieu. ^'Anathème soit celui qui adore le pain comme Dieu, et qui, croyant que le pain et le vin ne sont pas changés, les adore. *' Anathème soit celui qui croit que sans les mérites de Jésus-Christ, il pourrait obtenir son salut j^ar ses bonnes œuvres, ou qu'il pourrait satisfaire pour ses véchés ou éviter la peine éternelle qui leur est due. " Anathè?ne soit celui qui méprise la parole de Dieu, ou la cache au peuple pour l'empêcher de connaître ses devoirs, et le maintenir dans l'erreur et l'ignorance, qui omet îin des dix commandements ou empêche le peuple de les connaître tous, de crainte qu'il connaisse la mérité. " Anathème soit celui qui prêche au peuple dans ime langue inconnue qu'il ne comprend j^as, ou emploie quelque autre moyen pour le tenir dans l'ignorauce. GUSTAVE 323 " Ana thème soit celui qui croit que le pape peut permettre, dans quelque circonstance que ce soit, de meîitir ou de se parjurer, ou qu'il e.e ? De fait, ne les ai-je pas employés durant les différentes discussions qui ont eu lieu depuis que Gustave est avec moi ?.... IS'e suis-je pas un malheureux d'avoir agi de la sorte? Dieu n'exigera-t-il pas un compte sévère de tout ce que j'ai fait, et pourrai-je plaider ignorance ?.... Non, certes, non, tout sera divulgué. Se levant subitement, il se met à arpenter sa chambre de long en large, et cherche à dissiper les 3'24 GUSTAVE pensées qui l'attristent, mais ces pensées, loin de s'é- loigner, Taccableut de plus en plus. lîntin, il se couche et cherche dans le sommeil le repos si nécessaire à son esprit épuisé d"émotion et de fatigue. ]\Iais le sommeil fuit ses paupières ; son épouse, sa fille et Gustave apparaissent tour à tour devant sou imagination troublée ; il lui semble qu'elles pleurent son absence, et le supplient de bâter son retour; il voit Gustave se jeter tour joyeux dans les bras de sa mère et de sa sœur: mais quelques instants après, son épouse et sa tille pleurent «le nou- veau parce que Gustave ne peut leur dire oii est son père ; plus tard, il les voit tous trois se diriger vers une église où ils entrent pour demander à Dieu le retour de l'époux et du père. — Ah! mou Dieu, se dit-il. que je suis malheureux- Pourquoi leur causerais-je de la peine plus long- temps ?.... Il n'en tient qu'à moi d'en finir '■ Oui, je vais aller les rejoindre tout de suite. Le jour parait et il n'a ]^ns encore fermé l'œil ; toute la nuit, il n'a ces.-c oe ]M'ier et de s'affermir dans la résolution de partir au plus vite pour ï^aint- Louis. Il se lève, prend son déjeuner et se rend au bureau du colonel. — Qu'avez-vous donc, monsieur ? dit ce dernier ; vous me paraissez malade. — Et je le suis, colonel, malade de corps et d'esprit. Je n'aurais pas dû laisser partir mon fils. — Le quartier-mail rr^ a cent dollars à vous donner. Cette somme vient de Gustave, qui n'a p:is vouiu prendre ses honoraires parce qu'il n'était pas en âge, tout en ])riant le commandant du fort Leavenworth de vous la taire parvenir. — Le cher enfant, dit 'Sï. Dumont ému : quel res- pect il m'a toujours témoigné ! — Vous avez un bon fils, et vous devez en être fier. — Qui ne serait pas heureux d'avoir un tel etifant ? « GUSTAVE 325 et je profiterai de l'occasion présente pour vous dire qne je ne puis rester ici plus longtemps. Vos travaux sont assez avancés pour ne pas souffrir de mon absence ; vos ouvriers peuvent les terminer sans moi. Vous devez vous être aperçu que je m'ennuie beaucoup depuis le départ de mon fils. . . et j'ai hâte de rejoindre ma famille. — J'en ferais autant à votre place, monsieur, et ce n'est pas moi qui m'opposerai à votre départ pour rejoindre votre famille. Cne caravane doit partir dans deux jours ; vous pourrez la suivre si vous le désirez. M. Dûment, le cœur plus léger, se rend chez le quartier-maître et règle de compte avec lui. Le soir, il commence les préparatifs du départ. Avant de se mettre au lit, il se jette à genoux et, les mains levées vers le ciel, il s'écrie d'une voix sup- pliante : — Pardonnez-moi, mon Dieu, de vous avoir méconnu et offensé pendant de si longues années. Vous avez puni ma volonté rebelle lorsque, quittant votre Eglise, j'ai voulu ra'exempter des devoirs et des bonnes œuvres qu'elle impose à ses enfants* Oui, je vous promets d'en finir avec cette conduite coupable ; je vais rejoindre mon épouse et ma fille que j'ai si lâche- ment abandonnées. Se me traitez pas, je vous en conjure, avec toute la rigueur que mérite ma con- duite ; pardonnez-moi comme fut autrefois pardonné l'enfant prodigue à son retour à la maison paternelle. Oui, mon cœur me dit d'avoir cette douce espé- rance, car si vous avez permis que mon fils m'ait suivi, c'est parce que vous vouliez vous servir de lui comme de l'instrument de votre miséricorde, pour me ramener à vous, et me faire sortir de l'abime dans lequel je m'étais plongé par mon orgueil, mes égarements, et ma volonté rebelle, qui ne voulaii plus vous obéir. Bénissez-moi dans la résolution que je viens de pren- dre ; avez soin de mon fils et conduisez-le sain et 3 '26 GUSTAVE sauf dans les bras de mon épouse, et permettez que j'aie le même bonheur bientôt. Et, pour la première fois depuis de longues années, il fait le signe de la croix. Il se couche et dort bientôt d'un profond sommeil. Deux jours plus tard, le cœur joyeux et éprouvant une consolation et une paix intérieures qui lui étaient inconnues depuis longtemps, il quittait lefort Laramée, et suivait la route prise par Gustave trois semaines auparavant. Laissons-le se diriger vers Saint-Louis, que Gustave venait justement de quitter pour se rendre à Mont- réal. Nous avons quitté Gustave dans l'église cathohque de Cleveland ; la messe finie, il se dirige vers le port pour trouver le vapeur qui doit le conduire à Bafïalo. Il monte à bord et demande le prix du passage. — Quatre piastres, répond le commis. — A quelle heure partez-vous ? — A six heures, ce soir. Il revient sur le quai et se dirige vers l'hôtel pour déjeuner ; puis il retourne au port pour chasser l'ennui qui commençait à s'emparer de lui. En arrivant, il est accosté par le capitaine du même vapeur, qui lui demande : — Cherchez-vous de l'ouvrage, jeune homme? — Je suis prêt à me rendre utile, monsieur. — Alors allez déposer votre bagage dans une cabine que le commis va vous donner ; et revenez ici, je vous dirai ce qu'il y aura à faire. Gustave s'empresse d'aller mettre sa petite valise en sûreté et revient aussitôt. — Prenez ce Kvre, dit le capitaine, et vous y entre- rez toutes les marchandises qu'on doit mettre à bord. Allez-vous à Buffalo ? —Oui, monsieur. — Très bien, dit le capitaine en s'éloignant. — Gustave se met à l'œuvre avec activité. GUSTAVE *3*27 — Qui aurait pensé à cela ? se dit-il, je vais faire mon voyage sans qu'il m'en coûte un sou. Enfin, tout est embarqué, la cloche sonne, et le vapeur se tourne du côté de Buffiilo, où il arrive le lendemain matin. Avant de quitter le vapeur, Gustave se rend auprès du capitaine pour le remercier. — Ce n'est pas à vous de me remercier, dit le capi- taine, mais à moi de vous payer ; et, prenant trois piastres, il les lui présente en disant : Voici pour votre travail, qui doit être payé. — Mais, monsieur, — Cet argent est à vous. N'aimeriez-vous pas accepter la place de commis sur ce vapeur ? — Il m'est impossible d'accepter, monsieur. — Pourquoi ? Je vous donnerai un bon salaire. — Je ne saurais refuser si des circonstiinces impé- rieuses ne m'en empêchaient. Permettez-moi seule- ment de vous remercier pour la confiance que vous me témoignez. — Cette place sera toujours ouverte pour vous, jeune homme, si vous décidez de venir la prendre. — Merci, monsieur. Il débarque et se rend à la gare du chemin de fer qui devait le conduire à Lewistou, à la tête du lac Ontario. — A quelle heure part le premier train pour Lewis- ton ? demande-t-il. — A sept heures ce soir. — Pas de train ce matin ? — Il vient de partir. — N'y a-t-il pas d'autre chemin de fer pour me rendre à ]Montréal ? — Vous pouvez y aller par le New York Central. Le premier train part à cinq heures ce soir. Gustave remercie et sort de la gare. — Que vais-je faire ? se dit-il ; quelle route prendrai- je?.... Je vais suivre ma première idée.... la route de 328 GUSTAVE Lewiston me paraît la meilleure; là, je pourrai prendre un des vapeurs, soit pour Toronto, soit pour Ogdens- burgh. Le prix du passage par cette route doit être le moins élevé. Je ne veux pas pourtant passer la journée ici. Je vais marcher jusqu'aux chutes de Niagara ; il n'y a que vingt à vingt-cinq milles, je crois. Oui, allons. Et, joignant l'action à la volonté, il prend le chemin qu'on lui indique. Il a à peine quitté la ville, que son attention est attirée par une voiture traînée par deux beaux chevaux, qui passe près de lui. Cette voiture est occupée par un monsieur parais- sant appartenir à la haute société, qui arrête ses chevaux et lui demande où il va. — A Montréal, répond Gustave en souriant. — Et voulez- vous vous rendre là à pied ? — Non, monsieur, j'ai été trop en retard pour prendre le train ce matin, et j'ai décidé de marcher jusqu'aux chutes de Niagara, pour ne pas rester à Buftalo toute la journée. — Alors, montez dans ma voiture ; c'est là que je vais. Gustave s'empresse d'accepter, et la voiture em- portée rapidement arrive deux heures après à la ville qui porte le nom de ces chutes célèbres. Ce monsieur avait questionné Gustave pendant le trajet ; il ne fut pas longtemps sans s'apercevoir qu'il possédait une bonne instruction et qu'il faisait preuve de grandes qualités. Aussi fait-il entrer la voiture dans une belle allée bordée d'arbres et conduisant à un magnifique parterre au centre duquel s'élevait une villa élégante. Gustave, en voyant la voiture quitter le chemin pour s'engager dans cette allée, veut descendre et remercier. — Venez prendre le diner avec moi, jeune homme. — ^Merci de votre bonté, monsieur ; mais je crains d'à.... GUSTAVE 329 — Non, dit le monsieur en l'interrompant ; j'insiste pour que vous veniez prendre le dîner avec moi. Je vous donnerai votre liberté ensuite. Quelques minutes plus tard, on était à table. — Vous me dites que vous allez à Montréal, mon ami, dit le monsieur pendant le dîner ; il va falloir que vous restiez en cette ville jusqu'à demain matin. Le train de huit heures va vous mettre en communi- cation avec le vapeur "New York" en destination de Ogdensburgh ; de là vous vous rendrez à Montréal par le vapeur '' Welland." Avez- vous les fonds néces- saires pour le voyage ? — Oui, monsieur, dit Gustave en rougissant. — Je n'ai pas voulu vous faire de peine en faisant cette question ; à votre âge on a besoin de protection, et vous me paraissez digne d'intérêt. — Croyez-moi, monsieur, je n'ai vu en votre ques- tion que votre générosité. — C'est bien, jeune homme, dit le monsieur en souriant, je vais vous donner votre liberté pour cette après-midi, afin que vous puissiez visiter les chutes ; mais ne manquez pas de venir prendre le souper ici et de prendre ma maison pour abri cette nuit; demain matin, je vous conduirai au train pour continuer votre voyage. — Votre bonté me fait honneur, monsieur. — Ainsi, c'est entendu, n'est-ce pas ? — Oui, monsieur, ce serait de l'ingratitude de ma part que de vous refuser. Gustave se rend un peu plus tard aux chutes Nia- gara pour voir et contempler cette grande merveille de la nature. — Que ces Américains sont généreux et hospita- liers, se disait-il en revenant à la demeure de ce mon- sieur. Moi, étranger, depuis que je suis parti du fort Laramée, j'ai parcouru au delà de deux mille milles, et partout on m'a témoigné la même générosité, la même hospitalité. Quels nn;dcles 1 330 GUSTAVE Le lendemain, après avoir remercié son généreux hôte, il prend place à bord du train pour Lewis- ton, où il arrive bientôt. Le vapeur " New York " était au quai et devait partir dans une heure. — Je vais m'y rendre tout de suite, se dit Gustave. Il va pour traverser la foule, mais il se sent frappé sur l'épaule et entend prononcer son nom. Il se retourne vivement et reconnaît un de ses compagnons de classe du collège de Montréal. — Ah ! c'est vous, mon cher Edmond, s'écrie-t-il tout joyeux ; comment allez-vous ? — Assez bien, Gustave ; quel plaisir pour moi de vous voir ! D'où venez-vous ? Qu'avez -vous donc fait ? Nous ne vous avons pas vu depuis des années. Gustave lui raconte en peu de mots les voyages qu'il a faits depuis son départ de Montréal et ajoute : Je vais à Montréal voir mes bons parents et les amis que je n'ai pas vus depuis si longtemps ; je me rendais jus- tement à bord de ce vapeur pour acheter mon billet de passage. — J'en ai un qui va vous servir jusqu'à Ogdens- burgh. Je suis bien aise de vous le donner, cher ami, je ne savais qu'en faire. — Mais vous en aurez besoin pour votre retour. — Non, mon' père, qui voyage pour sa santé, a décidé de retourner par un autre chemin, et il ajoute en souriant : si je vous le donne, c'est parce que je n'en ai plus besoin ; c'est bien généreux de ma part, n'est-ce pas 1 — Je ne vous en remercie pas moins ; mais, dites- moi, avez- vous entendu parler de mes bons vieux parents dernièrement ? — Je les ai vus la semaine dernière encore. Votre grand'mère a été très malade, mais elle est mieux. Vous ne sauriez vous douter de la peine que leur a causée votre départ ; chaque fois que je suis allé les voir, ils ont parlé de vous en exprimant le désir de GUSTAVE o3l VOUS revoir ; je vous assure que votre visite va leur causer un grand plaisir. — Oui, et quel bonheur pour moi de les revoir, dit Gustave ému ; vous ne savez combien j'ai hâte d'être rendu auprès d'eux pour leur dire que je ne les ai pas oubliés un seul instant. Comment sont les amis, nos compagnons de collège ? — Tous assez bien, et Edmond lui raconte tous les incidents qui se sont passés : Adolphe a embrassé l'état ecclésiastique, Edouard étudie la médecine, Charles étudie le droit, et ainsi de suite. La cloche du vapeur sonne, et nos amis se séparent après s'être dit adieu et s'être souhaité réciproque- ment un heureux voyage. Le vapeur part et est bientôt hors de vue. Gustave lève les yeux vers le ciel en disant : — Mon Dieu, vous avez bien tout prévu ; vous avez même permis qu'un bon ami se trouvât sur mou pas- sage pour me donner des nouvelles de mes bons vieux parents, tout en contribuant à une partie de mon passage. Merci, mon Dieu, de votre paternelle pro- tection. Le lendemain, sur les huit heures, il débarque à Ogdensbargh et monte à bord du " Welland," en des- tination de Montréal. Il se rend au bureau du commis, paie le coût du passage et se dit : il me reste encore vingt-deux piastres, le même montant que j'avais en partant de Saint-Louis. Pas si mal après tout. Pendant le trajet, il ne cesse de marcher, tout en se livi'ant à des pensées qui le remplissent de joie. Dans quelques heures, se dit-il, je vais revoir ces bons parents qui m'ont si bien élevé et qui verront avec plaisir que j'ai rempli ma promesse. Demain est le 6 août, demain j'aurai vingt ans et demain j'aurai rempli ma promesse. Mais, ajoute-t-il en soupirant, j'en ai encore une à remplir et c'est la plus impor- tante. Ah ! que je serais heureux si mon père, ma mère et -ma sœur étaient avec moi en ce moment ! 332 GUSTAVE J'espère cependant avoir ce bonheur bientôt. Dieu qui m'a guidé jusqu'ici, saura bien me donner le moyen de retourner vers mon père pour le ramener à sa famille. Le lendemain matin, sur les cinq heures, Gustave aperçoit la ville tant désirée. — Montréal! se dit-il joyeusement ; que tu parais belle et gracieuse ainsi assise au pied de cette mon- tagne qui semble vouloir te protéger contre les intem- péries des saisons. Que ton port est magnifique et animé, et que tu es bien parée avec tes tours de Notre-Dame, tes édifices splendides, ton pont qui, une fois terminé, sera une des merveilles du monde, tes nombreuses maisons d'éducation, tes hospices et surtout tes innombrables clochers tous plus élé- gants les uns que les autres. Que de touchants sou- venirs tu me rappelles en ce moment ; tu as été témoin des années et des jeux de mon enfance ; tu seras témoin du bonheur que je vais éprouver en voyant mes bons parents que tu as abrités depuis leur naissance. Espérons que bientôt tu seras aussi témoin de la réunion de notre famille entière. Enfin, le vapeur accoste et Gustave est un des premiers à débarquer. Son premier soin est d'entrer dans l'égHse de Bonsecours pour remercier Dieu de l'avoir si bien conduit. Il sort et prend la direction de la maison paternelle, où il arrive quelques minutes plus tard. En l'aper- cevant, il arrête, son cœur bat avec force et il n'ose plus avancer. — Voici, se dit-il, la demeure oh j'ai passé mon heureuse enfance ; au dedans sont ces bons vieillards qui m'ont élevé. Il jette la vue sur les fenêtres, et il aperçoit sa grand'mère qui est occupée à lire. Ses yeux se rem plissent de larmes. Tout près de lui, et un peu en arrière, est son grand'père qui le regarde en souriant. GUfr.TAVE ôo3 Le vénérable vieillard, qui revenait de la messe, l'avait remarqué de loin et s'était dit : Voilà un jeune homme qui ressemble beaucoup à notre Gustave. Il hâte le pas, et s'approche de Gustave qui, la vue toujours fixée sur la fenêtre, ne le voit pas arriver. — Mais regarde donc de ce côté, cher entant, dit le vieillard avec émotion. Gustave se retourne vivement et aperçoit la figure vénérable de celui qu'il aimait tant. — Ah ! cher grand-père, s'écrie-t-il en se jetant dans ses bras. Le noble vieillard le tient longtemps serré contre son cœur ; sur sa figure se lit la joie qu'il éprouve. Enfin il dit à Gustave : — Comme tu as grandi ! Et que ta grand'mère va être heureuse de te voir ! Viens à la maison, j'ai 'hâte qu'elle sache que tu es de retour. Mais, je n'y pensais pas, ta présence trop subite pourrait causer un mal- heur. Attends un peu ici, je vais l'avertir avec pru- dence de ton arrivée. Et, d'un pas plus léger qu'à l'ordinaire, l'heureux vieillard se rend à la maison. Gustave, anxieux, attend le signal qui va lui per- mettre d'entrer. Une minute s'est à peine écoulée que sa grand'mère sort précipitamment en s'écriant : — Mon cher Gustave ! mon cher enfant ! Gustave s'empresse d'aller à sa rencontre ; elle l'entraîne dans la maison et le couvre de ses baisers maternels. La première chose qui frappe Gustave en entrant est son livre placé sur une table au milieu de beaux bouquets. — Tiens, regarde, dit la bonne dame ; c'est le livre que nous t'avons donné lors de ton départ. Chaque année, le jour de ta naissance, nous l'avons déposé sur cette taBle en mémoire de toi ; il est là ixjn)- te 22 3*J4 GUSTAVI? recevoir. Tu as été fidèle à ta promesse, cher enfant, que Dieu t'en bénisse. — Merci, chère bonne mère, dit Gustave avec émo- tion. Il s'avance vers la table, ouvre le livre et sur la première page il voit la promesse écrite par lui cinq ans auparavant. Il prend alors une plume et écrit au-dessous : " Je remercie Dieu d'avoir pu remplir ma promesse le 6 août 1859." On se met à table ; sa grand'mère court partout et ouvre toutes les armoires pour fêter le retour de son petit-fils. Pendant le repas, Gustave, placé entre ses vieux parents, raconte tout ce qui s'était passé depuis son départ de Burlington ; il leur dit comment son père, après avoir laissé sa mère et sa sœur, s'était rendu avec lui à la ville du Lac-Salé oii il n'avait séjourné que quelques mois ; son arrêt au fort Laramée; il leur fait connaître toutes les bontés qu'il avait reçues de M. Levris, etc. Deux heures s'étaient écoulées et on l'écoutait encore. — Et tu espères que ton père va revenir ? demande la noble dame avec anxiété. — Oui, chère grand'mère, répond Gustave, j'ai l'es- pérance de voir mon père suivre l'exemple de ma mère et de ma sœur qui sont cathohques aujourd'hui. J'aurais bien voulu qu'ils fissent le voyage avec moi, mais Dieu n'eu a pas encore décidé ainsi. Une semaine se passa dans la plus grande joie. Gustave alla voir ses anciens compagnons de classe, puis le directeur du collège, qui le reçut avec bonté. Ce dernier, après l'avoir entendu raconter ses voyages, lui dit : — Vous voyez, mon ami, que Dieu n'ai andonne jamais celui qui le sert avec fidélité. C'est lui qui vous a guidé et protégé jusqu'ici. • GUSTAVE SoÔ' — Oui, monsieur ; mais j'ai une autre promesse à remplir, c'est celle de ramener mon père à sa ftimille, et je ne sais réellement comment m'y prendre pour annoncer à mes bons vieux parents que je dois retourner au fort Laramée à la fin de septembre. Je dois être rendu au fort Leavenworth pour le 15 au plus tard : comme vous voyez, je n'ai pas de temps à perdre. — Vous avez donc promis à votre père de retourner au fort Laramée V — Oui, monsieur, mon père m'attend. — Une promesse faite est un devoir à remplir, et puisqu'il vous coûte de l'annoncer à vos grands parents, je le ferai moi-même. Demain, sur les dix heures, j'irai les voir ; ne vous absentez pas à cette heure, et vous verrez que tout ira bien. Le lendemain, à l'heure indiquée, le vénérable directeur entrait dans la demeure de M. Dumont, et, après les saints d'usage, il leur fit part de la promesse faite par Gustave. Ces bons vieillards pâlirent à la pensée que leur petit-fils devait les quitter si tôt. — Il faut donc que tu nous quittes encore ? dit le vieillard. — Ce ne sera que pour quelques semaines, répond Gustave avec émotion, et j'espère vous ramener toute la famille, cette fois, si vous me le permettez. — Si on te le permet ! dit Mme. Dumont ; ton père m'est bien cher, et rien au monde ne me procurerait plus de bonheur que de le revoir, et surtout de le voir revenir à l'Eglise qu'il a abandonnée. — Il faut espérer, madame, que Dieu vous accor- dera ce bonheur, dit le directeur ; la présence de votre petit-fils ici me porte à croire que vos bonnes prières seront exaucées. La conversion de votre fils ne peut tarder ; je dirai même plus, votre Gustave me parait être l'avant-coureur de plus grandes joies "336 GUSTAVE -qui vous attendent. Dieu a ses desseins, madame, et il ne projette jamais en vain. — Vos bonnes paroles me donnent un grand espoir, -dit madame Dumont ; elles me font même désirer le départ de notre Gustave ; je ne sais ce que je ressens, mais il me semble que ce cher enfant fera notre bonheur à tous. — Et ne crains-tu pas de faire ce grand voyage ? demande le vieillard. —Comment feras-tu, cher enfant ? ajoute madame Dumont ; ton père est beaucoup plus éloigné que ta mère ; tu devras traverser encore ces prairies dange- reuses. Si ton grand-père était plus jeune, il t'accom- pagnerait. — Ne craignez rien pour votre petit-fils, madame, dit le directeur, Dieu l'a guidé jusqu'à vous, il ne l'abandonnera pas dans ce voyage qu'il fait dans un aussi bon but. —Quand veux-tu partir ? demande le vieillard. — Après-demain, si vous le voulez, répond Gus- tave ; et j'ai la ferme conviction que rien de fâcheux ne m'arrivera pendant ce nouveau voyage. — Eh bien! je vais te faire un chèque pour deux cents dollars. Auras-tu assez de cette somme ? — C'est plus de la moitié trop. — Non, non, on ne sait pas ce qui peut arriver en Toyage. — Aussi bien après-demain que plus tard, dit madame Dumont en embrassant son petit-fils ; tu reviendras plus tôt. — Oui, c'est cela, ajoute le vieillard en souriant. — Soyez certains que je ne relarderai pas, dit Gus- tave avec émotion. — Que Dieu vous bénisse, brave jeune homme, et que son saint ange vous accompagne, dit le véné- rable prêtre en se retirant. GUSTAVE CHAPITRE XXVII GUSTAVE REVIENT A SAINT -LOUIS. RENCONTRE IMPRÉVUE. HEUREUSE REUNION Le surlendemain, Gustave, qui avait acheté soii billet pour Saint-Louis, prenait le train qui devait le conduire à Chicago. Il comprenait parfaitement la difficulté et les fatigues du grand voyage qu'il lui fallait faire avant de rejoindre son père, mais, se disait-il, quelle diffé- rence dans ma situation ; je pars accompagné des bons souhaits de mes grands parents, ma bourse est bien garnie, et les chars volent sur le chemin. Dans quelques jours, je serai au fort Leavenworth; de là, il est vrai, le voyage ne sera pas aussi rapide, mais dix ou douze jours tout au plus suffiront pour franchir la. distance entre les deux forts. Donc dans trois se- maines je re verrai mon père. Quarante-huit heures après son départ de Mont- réal, il était à Chicago, puis le lendemain il était en face de Saint-Louis. Aussitôt il prend le bateau traversier (le pont actuel n'était pas encore construit) pour traverser le Mississipi. A mesure qu'il approche, des pensées amères l'at- ti-istent ; il peut presque voir la demeure de M. Lewis qui abrite sa mère et sa sœur, mais il sait qu'il ne peut les voir encore ; son cœur saigne à cette pensée. — J'ai promis, se dit-il, de ne les voir qu'en compa- gnie de mon père, et je tiendrai ma promesse, coûte que c^ûte. S38 GUSTAVE 11 s'appuie sur le parapet du bateau traversier, pour cacher aux autres passagers les larmes qui inondent ses paupières. Ses yeux errent ça et là et, malgré ses efforts, ils se tournent sans cesse vers la demeure de M. Lewis. Tout à coup il aperçoit un vapeur qui descend la rivière, et il croit le reconnaître. Ce vapeur approche et se retourne pour accoster ; alors plus de doute : c'est le vapeur " Lucy " arrivant du haut de la rivière Missouri. — Quelle bonne aubaine, se dit-il, je vais prendre passage à son bord pour me rendre au fort Leaven- worth. Les deux vapeurs accostent en même temps. Gustave débarque en toute hâte et se rend au vapeur " Lucy " ; le commis vient lui donner la main €t s'informe de sa santé. — Assez bien, merci, répond Gustave. Quand pensez-vous partir pour Saint-Joseph ? — Demain. — Alors j'aurai encore le plaisir de faire route avec vous. Le commis lui répond par un sourire : — Regardez, dit-il, en lui désignant le grand escalier. Gustave se retourne et s'écrie : — O ciel ! mon père ici ! M. Dumont, qui l'avait aperçu en même temps, s'é- lance à sa rencontre en disant : Mon fils ! mon Gus- tave ! Ils se jettent dans les bras l'un de l'autre et se tiennent ainsi embrassés sans proférer une parole. Enfin M. Dumont dit en jetant un regard de ten- dresse sur son fils : — Que je suis heureux de te voir, cher enfant ; tu ne sauras jamais ce que j'ai souffert depuis ton départ du fort Laramée. JN'iais comment sont ta mère et ta sœur ? GUSTAVE y39 Tu les as vues sans doute et tu as eu le bonheur de leur parler ? — Non, mon père, et il lui raconte son entrevue avec M. Lewis, son voyage à Montréal, et ajoute les yeux pleins de larmes : J'attendais, cher père, cet heu- reux jour où tous deux nous pourrons nous présenter à elles. — Que Dieu est bon et que ses desseins sont impé- nétrables. Oui, cher enfant, allons voir ta mère et ta sœur ; puis, tous ensemble, nous irons voir nos bons parents de Montréal. Viens, ne tardons pas. Je verrai à mes bagages cette après-midi. Ils débarquent et se dirigent vers la demeure de M. Lewis. — Que va penser M. Lewis î dit M. Du m ont en s'arrêtant tout à coup ; mieux vaut pour moi ne pas me présenter chez lui après la conduite coupable que i'ai tenue à son égard. — Au contraire, dit Gustave ; ce monsieur va être très heureux de vous revoir. - — Je ne me sens pas la force de m'y rendre tout de suite. Allons à l'hôtel, cher enfant. Après le diner, tu prépareras les voies. — Non, venez, cher père; M. Lewis vous attend d'un moment à l'autre ; je vous ai fait connaître mon en- trevue avec lui. — Eh bien ! allons, dit M. Dumont plus rassuré. Laissons-les sur leur chemin et entrons dans la demeure de M. Lewis pour voir ce qui se passe en ce moment. M. Lewis, son épouse, Clara, madame Dumont et Alice sont au salon. Les dames sont occupées à la couture. M. Lewis examine deux magnifiques bro- deries que ces deux demoiselles viennent de terminer. — Ces broderies sont très belles, dit M. Lewis ; vos î>^ïïres maîtresses sont bien capables. — Elles sont l'ouvrage de nos mains, dit Clara. — J'en conviens, et j'en suis très heureux ; mais 340 GUSTAVE VOUS les avez faites sous l'œil exercé de ces bonnes religieuses. Je suis curieux de savoir à qui vous les destinez. — Nous voulons les présenter à Gustave lors de son retour, répond Clara en rougissant. — Bien pensé, et je vous félicite; ce brave j^une homme en est digne et mérite un souvenir de son retour. — Quand reverrai-je ce cher enfant et mon époux ? dit madame Dumont en essuyant une larme. — Voyons, naaman, ne pleurez pas, dit Alice en embrassant sa mère. Gustave et papa vont revenir bientôt. — Oui, dit M. Lewis ; ne vous affligez pas ainsi. J'ai., je connais trop votre Gustave, je sais qu'il tiendra sa promesse. — Vous les verrez bientôt, je n'en doute pas, ajoute madame Lewis. — Leur retour me donnerait trop de bonheur, dit madame Dumont, si je pouvais les voir encore une fois ; mais je n'ose y penser, et je crains qu'il ne leur soit arrivé malheur. — Tranquillisez-vous, madame, dit M. Lewis : si ua malheur était arrivé, nous en aurions eu connaissance. Clara, qui n'aimait pas à voir son amie attristée, lui propose d'aller cueillir des fleurs au parterre. — Oui, dit Alice, nous choisirons les plus belles fleurs pour en faire un bouquet que nous présen- terons à votre père. Vous savez combien il aime les fleurs. Ces deux demoiselles, étroitement Hées l'une à l'autre, ne se quittaient jamais : baptisées toutes deux à leur couvent le même jour, elles se regardaient comme deux sœurs. Alice, espérant toujours le retour de son frère, conçut le dessein de lui présenter un souvenir lors de son retour. Elle comniuniqua son désir à sa maîtresse, qui l'approuva dans son projet et lui fit GUSTAVE Îi41 exécuter une broderie appropriée à la circonstance. Clara voulut en faire autant, et ce sont ces deux broderies que nous venons de voir. Clara et Alice commençaient à choisir des fleurs lorsque M. Dumont et Gustave arrivèrent à l'entrée du parterre. — Alice et mademoiselle Clara, dit Gustave avec émotion. M. Dumont ne profère aucune parole et n'ose avancer. — Entrons tout doucement, dit Gustave ; veuillez me suivre, je vais, le premier, avertir ma sœur de notre arrivée. Ah î quel bonheur ! Ils avancent tranquillement, M. Dumont est à une vingtaine de pieds en arrière de son fils. Ce dernier n'est plus qu'à quelques pas de sa sœur. — Allons donc à l'autre plate-bande, dit Alice ; les fleurs me paraissent plus belles. Elle se retourne et fait quelques pas, mais elle s'arrête tout à coup, les fleurs qu'elle avait cueillies tombent par terre, et elle pousse un cri de joie. Elle s'élance dans les bras de Gustave en s'écriant: — Ah ! quel bonheur, mon frère ! ! ! Gustave pleure de bonheur. — Chère Alice, dit Gustave en indiquant où était son père, regarde donc de ce côté. Alice regarde et aperçoit son père les bras tendus pour la recevoir. — Ah ! papa, papa, s'écrie-t-elle, et elle court le couvrir de ses baisers. Gustave les regarde en souriant. Dans sa joie, il ne s'aperçoit pas que Clara, toute joyeuse aussi, est près de lui. — Comment êtes-vous, monsieur ? dit-elle ; soyez certain que votre arrivée me cause autant de plaisir que si j'étais, moi aussi, votre. . . mais elle se tait, une vive rougeur lui couvre la figure. Gustave, confus, rougit à son tonr. 342 GUSTAVE — Je vous prie bien de me pardonner, mademoiselle, si je me suis oublié jusqu'à manquer de politesse à votre égard ; dans l'excès de ma joie, je. . . — N'en parlez pas, dit Clara en l'interrompant ; je comprends. Venez avec moi, je voudrais saluer votre père. Alice, au comble de la joie, entraîne son père vers la maison. Gustave et Clara les suivent. Le cri échappé à Alice avait attiré l'attention de M. Lewis et des deux dames restées au salon avec lui. ils se hâtent de sortir pour en connaître la cause. Madame Dumont sort la première et aperçoit son époux entraîné par Alice. Leurs regards se rencon- trent et elle s'élance en laissant échapper un cri : — Mon Dieu, quel bonheur ! mon époux et mon fils! Il me serait impossible de dépeindre le bonheur éprouvé par cette famille réunie de nouveau après une aussi cruelle séparation. — Cher enfant, disait Mme Dumont, qui ne cessait d'embrasser son fils. Dieu te bénira pour avoir si bien rempli ta promesse. — Et moi, dit M. Dumont, je dois tout à ce cher enfnnt, même mon retour à Dieu. Pardonne-moi, chère épouse, je ne te quitterai plus. M. et Mme Lewis les contemplaient tour à tour et n'osaient les troubler dans leur bonheur. Enfin ils s'avancent en tendant la main à M. Dumont et à Gustave, et les félicitent de leur retour. On entre dans la maison pour causer plus à Taise. M. Dumont et Gustave ne cessent de répondre aux questions qui leur sont adressées. M. Dumont raconte comment Gustave les avait sauvés, lui et le personnel de la caravane, le courage et le sang-froid qu'il avait déployés en toutes circonstances. C'est lui qui m'a dégoûté des doctrines du mormonisme et qui m'a fait comprendre mes torts à l'égard de mon épouse et de ma tille, et malgré toutes les contrariétés et les rail- GUSTAVE 343 leries que je lui ai fait subir, il a toujours été d'une patience héroïque. Lorsque je le vis partir, il y a un mois, du fort Laramée pour venir ici, j'ai éprouvé tellement de peine et d'ennui que j'ai cru mourir. — Il est donc parti avant toi du fort Laramée ? dit Mme Dumont. — Oui, chère épouse. — C'est à mon tour d'intervenir, dit M. Lewis, et il raconte son entrevue avec Gustave quelques semaines auparavant. — Oui, chère mère, dit Gustave ; j'aurais bien voulu vous voir ; puis il raconte son voyage à Montréal, la joie de ses grands parents en le voyant et leur impa- tience de revoir toute la famille au plus tôt. — Dieu avait certainement ses desseins, dit M. Lewis. Je serais très heureux d'avoir un fils comme vous. Et, en disant ces mots, il jette un regard sur sa fille Clara. Celle-ci devient rouge comme une cerise. Je serais très heureux, ajoute M. Lewis en lui- même, que ma fille eût ce jeune homme pour époux. Madame Lewis fait dresser la table comme pour un jour de fête. Alice, assise au côté de Gustave, ne cessait de lui faire mille questions auxquelles il s'em- pressait de répondre. Vers la fin du repas, Clara et Alice, sur un signe de madame Lewis, se lèvent et se rendent au salon, puis reviennent portant, chacune, un cadre magnifique. Alice s'avance la première vers Gustave et lui pré- sente le sien en disant : — Accepte ce petit souvenir, cher frère, en té- moignage de la joie que me cause ton retour avec papa. Gustave, surpris, aperçoit une magnifique broderie au centre de laquelle est un jeune homme dans une immense prairie ; tout près de lui, un peu au-dessus, est un ange qui, de la main, lui montre un homme en avant d'eux en lui disant : Suis-le, c'est ton père. VA4: GUSTAVE Plus bas, une femme et une jeune fille semblent de- mander en pleurant le retour de l'un et de l'autre ; et le tout est entouré de fleurs aux couleurs les plus vives. — Chère bonne sœur, dit Gustave en refoulant ses larmes. Clara vient*ensuite et lui présente son souvenir. — Monsieur, dit-elle, j'ai voulu, moi aussi, vous pré- senter un souvenir de votre retour. Veuillez accepter ce petit travail que j'ai fait pour vous prouver mon estime ; prenez-le en souvenir d'une amie qui a su vous connaître et admirer vos vertus. Gustave, muet de surprise, jette la vue sur le ta- bleau ; au centre est une fleur de lis sur laquelle se reposent deux colombes d'une éclatante blancheur, tenant chacune dans leur bec un ruban oîi on lit : "Amour et pureté." Plus bas, est écrit : "Piété filiale et dévouement." Gustave, confus de tant d'honneur, ne sait que répondre ; l'émotion qu'il éprouve l'empêche d'ex- primer sa reconnaissance comme il aurait voulu. — Mademoiselle, dit-il, je vous remercie ; vous me faites trop d'honneur. — Non, non, dit M. Lewis avec émotion ; j'approuve ma fille et votre sœur. C'est très peu en comparaison de ce que vous avez fait vous-même. — Votre bonté et l'intérêt que vous m'avez portés depuis que j'ai eu le bonheur de vous connaître, mon- sieur et madame, méritent plus de remerciements que je puis vous en oflrir en ce moment, dit Gustave d'une voix tremblante d'émotion. Que n'ai-je des paro- les assez éloquentes pour vous exprimer ma recon- naissance, mais le langage du cœur se comprend toujours ; c'est le seul que je peux vous ofîrir en ce moment. — Et moi, je ne saurais trouver d'expressions assez chaleureuses, dit M. Dumont, pour vous remercier des bienfaits rendus à mon épouse et à ma fille, qui. GUSTAVE o4.) quoique étraugères pour vous, ont été traitées comme des membres de votre famille. Non content de les avoir gardées sous votre toit hospitalier, vous avez voulu, de concert avec votre charmante demoiselle, ajouter encore par la belle démonstration dont mon fils vient d'être l'objet. Comment pourrai-je recon- naître tant de bonté, tant de générosité ? Dieu seul peut récompenser votre noble action ; seul il peut vous remettre ce que vous avez si généreusement donné. Il me fait peine de voir que je ne suis pas en état de toujours rester en cette ville ; soyez assurés que jamais nous ne cesserons de penser à vous ; votre nom sera toujours sur nos lèvres pour vous bénir et vous remercier. — Ne parlez pas de reconnaissance, dit M. Lewis ; votre digne épouse et votre aimable demoiselle ont charmé nos longs loisirs. 11 nous fait peine de voir que vous allez quitter cette ville. — Mes parents désirent nous avoir auprès d'eux, dit M. Dumont ; autrement j'essaierais de me placer ici. — Fort bien, mais cela ne vous empêchera pas de revenir ; j'ai promis de veiller à l'avenir de votre fils, et je tiens à rempHr ma promesse. Non que vous n'y veilliez pas vous-même, mais mes moyens me per- mettent de vous donner une preuve de l'estime et de l'intérêt que je lui porte. — Penser autrement serait de l'ingratitude de ma part ; les preuves de votre générosité n'ont été déjà que trop nombreuses. Mon fils sera libre de revenir. — Et moi, je ne pourrai pas me séparer de votre Alice, dit Clara. — Je reviendrai moi-même souvent avec ma fille, dit Mme Dumont. Deux jours plus tard, M. et Mme Lewis accom- pagnaient M. Dumont et sa famille à la gare. Gustave marchait à côté de Clara. — Quand reviendrez- vous ? dit cette dernière. — Aussitôt qu'il me sera possible, répond Gustave. :J4<5 GUSTAVE Janoais je n'oublierai ce que vos dignes parents ont fait pour moi. — Le départ de votre sœur m'afflige beaucoup, et nous avons eu à peine le temps de nous revoir, que déjà vous nous quittez; je crains. . . mais elle se tait. — Que craignez -vous, mademoiselle? demande vive- ment Gustave. Une vive rougeur fut la seule réponse de Clara. — Dois-je comprendre?... mais excusez-moi ; je me suis trop hâté de croire que notre absence pût vous causer quelque peine. On arrivait à la gare au même instant, et le dernier sifflet de la locomotive venait d'avertir les passagers d'entrer dans les wagons. On se donne une rapide poignée de mains en disant : Au revoir. — Au revoir, dit Clara à Alice, et elle ajoute d'une voix tremblante : Ne nous oubliez pas, monsieur Gustave. — Jamais, dit Gustave. Un instant après, la famille Dumont s'éloignait rapi- dement de Saint-Louis et arrivait à Montréal trois jours plus tard. Gustave avait eu le soin d'écrire à ses grands parents pour les avertir d'attendre son retour avec toute la famille. Aussi, ces bons vieillards étaient à la gare à leur arrivée, et on ne saurait dire avec quelle joie ils les reçurent dans leurs bras. — Que je suis heureuse de vous revoir tous, disait la vieille dame. Dieu a exaucé mes prières et je l'en remercie. Mais si grande que fût alors leur joie, elle n'égala pas celle qu'éprouvèrent ces bons vieillards le jour où M. et Mme Dumont, au milieu d'un grand nombre d'amis et de fidèles, abjurèrent solennellement leurs erreurs et furent reçus de nouveau dans le sein de > l'iiglise catholique. GUSTAVE 347 CHAPITRE XXVIIJ HEUREUX DENOUEMENT. EPISODE D EMILY Deux mois plus tard, M. Dumont, n'ayant pu se placer avantageusement à Montréal, crut devoir se rendre aux demandes réitérées de M. Lewis qui, dans ses lettres, ne cessait de le solliciter de revenir à Saint-Louis. Dans l'une d'elles, il avait ajouté : " Il y va du bonheur de ma fille, et votre méchant Gustave y est pour quelque chose." ■ — herait-il possible d'espérer une union aussi bril- lante pour notre fils? dit M. Dumont à son épouse. — Le cher enfant le mérite bien, dit cette der- nière ; cette demoiselle, que j'ai eu le temps de bien connaître, est un modèle de vertu. — N'en parlons pas à Gustave pour le moment ; nous le laisserons libre dans son choix. — Qui est tout fait, d'après moi, dit Mme Dumont en souriant, mais qu'il n'ose espérer, vu les circons- tances. — Je vais en parler à mon père et à ma mère, dit M. Dumont ; il m'en coûte de quitter cette ville, j'ai- merais vivre toujours auprès d'eux ; mais il y va non seulement du bonheur de notre cher fils, mais encore du nôtre. Les bons vieillards furent du même avis. Va, mon fils, lui avaient-ils dit : nous ne sommes pas assez égoïstes pour vous avoir toujours auprès de nous. Votre bonheur nous est aussi cher qu'à vous. Ce 348 GUSTAVE que nous vous demandons, c'est de venir nous voir de temps à autre. La veille de leur départ, Gustave reçoit une lettre datée de Saint-Louis. Il l'ouvre et pousse un cri de joie en voyant la signature. — Une lettre de George et Arthur Williams, dit-il. Elle était ainsi conçue : " Bien-aimé frère, " Nous t'appelons frère, nous ne pouvons trouver d'autre nom pour te parler et te dire tout l'ennui que nous avons éprouvé depuis que tu nous as quittés. Nous arrivions à Saint-Louis dans l'espérance de t'y trouver. Aussi, en mettant le pied dans cette ville, nous nous sommes dirigés vers la demeure de M. Lewis, dont tu nous as parlé, pour savoir si tu étais encore chez lui. Quel ne fut pas notre désappointe- ment en apprenant que tu étais rendu à Montréal avec toute ta famille. Nous comprenons que les intérêts les plus chers te retiennent avec tes bons parents ; nous avons cru cependant que tu pouvais venir te fixer à Saint-Louis, où notre père vient d'a- cheter de bonnes propriétés et a ouvert pour nous une maison de gros où nous commençons à faire un assez bon commerce. Eh bien, le croiras-tu ? nous t'avons mis pour un tiers dans les profits ; ainsi tu es notre associé et si tu veux que les affaires marchent bien et ne pas être froissé dans tes droits, tu ferais bien de venir y veiller toi-même, tout en te donnant le plaisir d'aller plusieurs fois l'année voir tes bons parents, ce qui te permettrait de te donner un peu à ceux qui t'aiment comme leur frère, et qui n'oublieront jamais qu'ils te doivent la vie et une éternelle recon- naissance. Nous espérons donc recevoir au plus tôt une réponse favorable. Avec nos saints à toute la famille, crois-nous tes amis, non, tes frères, "George et Arthur Williams." — Chers bons amis, se dit Gustave; quelle généro- sité de, leur part ! GUSTAVE 349 — Veuillez donc lire cette lettre, dit Gustave un peu plus tard, en la présentant à son père. Un sourire de satisfaction éclaira la figure de M. Dumont pendant qu'il en faisait la lecture. — Eh bien ! mon père, qu'en pensez-vous ? — Ce sont des amis sincères et généreux qui t'offrent un brillant avenir. Comme nous devons re- tourner à Saint-Louis dans quelques jours, tu ferais bien de ne pas refuser une telle marque de recon- naissance de leur part. — Je vais leur écrire immédiatement que nous serons à Saint-Louis sous peu, tout en les remerciant de leur bonne volonté à mon égard. — Oui, ce sera mieux ; il ne faut pas oublier M. Lewis qui, je n'en doute pas, sera heureux d'appren- dre cette bonne nouvelle. La réponse de Gustave, toute pleine de reconnais- sance et d'amitié, fut expédiée une heure plus tard. Notre famille se prépare pour le retour à Saint- Louis, et après des adieux touchants et des promesses de revenir souvent, elle se rend à cette dernière ville. Aussitôt après son arrivée, M. Lewis confia à M. Dumont la charge de surintendant de sa grande manufacture. — Nous veiTons pour Gustave dans quelques jours, dit-il en souriant. — Veuillez lire cette lettre, monsieur, dit ce dernier ; je n'ai rien voulu décider sans avoir votre approbation. — Ah ! voilà qui est bien, dit M. Lewis après l'avoir lue. Je connais ces jeunes négociants qui possèdent une des maisons les plus considérables de cette ville. Ils réussissent très bien dans leurs affaires et rem- plissent leurs obligations avec honneur. Mon dessein était de vous garder avec moi, mais en acceptant de devenir associé des frères Williams, vous devien- drez une de mes meilleures pratiques, ce qui sera mieux. Clara et Alice (cette dernière avait pris le devant 23 350 GUSTAVE pour entrer au couvent dès l'ouverture des classes), entraient au même instant. L'éclair de joie qui illumina la figure de Clara en apercevant Gustave, n'échappa point à celui-ci, ni à M. Lewis. — Allons, dit M. Lewis en souriant, il paraît que ma fille est contente de vous revoir. — Pas plus que moi, dit Gustave en tendant la main à Clara ; j'espère, mademoiselle, que vous ne me garderez pas rancune de n'être pas revenu aussi vite que je l'aurais désiré. — Je suis très heureuse de vous revoir, dit cette dernière en lui remettant son salut. La journée suivante, Gustave se rendit chez ses amis. En entrant, il est frappé de l'étendue de cet entrepôt, de la quantité des marchandises et du nom breux personnel, ainsi que de l'ordre qui règne partout dans cette maison où il doit entrer comme associé. — Ce n'est pas possible, se dit-il ; c'est pourtant bien ici. George et Arthur, en l'apercevant, s'empressent de venir au-devant de lui. Ils lui racontent tout ce qui s'était passé depuis le départ de Gustave ; leur voyage de retour ; la décision de leur père de se fixer à Saint-Louis. — Et j'espère que tu as reçu notre lettre? dit George. — Et que tu es venu pour accepter notre proposi- tion, n'est-ce pas ? ajoute Arthur. — Avez-vous bien réfléchi, chers amis î Votre géné- rosité à mon égard n'est-elle pas trop grande ? — Non, non, répondent-ils ensemble, ce n'est rien en comparaison de ce que tu as fait pour nous. Dis- nous que tu acceptes. — J'aurais grand tort de vous refuser, bien chers amis ; j'essaierai de me rendre digne de la confinace et de l'amitié que vous me témoignez. Dès le lendemain, Gustave entrait dans ses nou- velles fonctions. GUSTAVE oôl Combien nos trois amis aimaient à se rappeler les souvenirs de leur voyage, lorsque, le soir, ils se réunis- saient à l'une ou l'autre de leurs demeures, ou qu'ils sortaient de la ville, à cheval, pour aller respirer l'air pur et frais de la campagne. Plusieurs mois s'écoulèrent sans amener de nou- veaux incidents pour ces familles qui n'en formaient qu'une par l'étroite liaison de la plus tendre amitié. Nos amis réussissaient dans leurs affaires au delà de leurs espérances. Gustave écrivait toutes les semaines à ses grands parents, qui lui répondaient régulièrement. Deux ou trois fois déjà, en compagnie de George et Arthur, il était allé passé quelques jours avec eux. Gustave ne se dissimulait pas le sentiment qu'il éprouvait pour Clara, douée de toutes les qualités physiques et morales. Il l'aimait autant qu'on peut aimer, et quoique cette demoiselle semblât le préférer à plusieurs autres prétendants, il n'osait pas lui dé- clarer ses sentiments. — Ce serait une ingratitude de ma part de préten- dre à une union avec la fille de mon bienfaiteur, se disait-il. Sa condition est trop au-dessus de la mienne. Un jour George lui remet une lettre de la part de M. Lewis. Celui-ci lui demandait de passer chez lui à l'instant même pour une affaire importante. Gustave s'empresse de se rendre à cette invitation. En entrant, il voit que son père et sa mère l'ont déjà devancé, ainsi que M. Williams. George entre une minute plus tard. Notre héros ne sait que penser. — Entrez, Gustave, dit M. Lewis en souriant ; nous avons besoin de vous. Prenez ce siège à côté de moi. — Et vous, George, ici, dit madame Dumont. — Je vous ai fait venir, mon cher Gustave, reprend M. Lewis d'un ton sérieux, pour traiter avec vous d'une aftàire importante. Je connais votre sentiment od2 GUSTAVE à l'égard de Clara, et je sais encore que c'est par déli- catesse de votre part que vous n'avez pas voulu pré- tendre à une union avec elle. Vous savez de plus que plusieurs aspirent à sa main, et tous, quoique de familles riches et influentes de cette ville, ont été refusés. Il m'est inutile de vous dire pourquoi. Eh bien ! venons-en à la question tout de suite. Madame Lewis et moi, connaissant vos qualités, voulons vous l'offrir comme épouse. Gustave, surpris de cette proposition à laquelle il s'attendait si peu, se lève et regarde fixement M. Lewis sans pouvoir proférer une parole. Voyant qu'il gardait le silence, M. Lewis reprend d'un ton amical : — Avez-vous des objections à la proposition que je viens de vous faire? C'est vrai, j'aurais dû sonder votre opinion avant de faire une pareille demande. — Je serais trop heureux d'avoir votre demoiselle pour épouse, dit Gustave. Mais y pensez-vous, mon- sieur ? sa positon ... et la mienne. — Ne parlez pas de position ou de condition, dit M. Lewis joyeux ; je serai trop heureux de pouvoir vous appeler mon fils. — Mais, monsieur, mademoiselle Clara vou . . . — Ma fille sera heureuse de vous confier son bon- heur, dit M. Lewis en l'interrompant. Si c'est là votre seule crainte, tout va s'arranger. Se tournant alors du côté de madame Lewis, il ajoute : Faites donc venir notre fille. Celle-ci entre au salon un instant après. — Viens ici, chère fille, dit M. Lewis en l'embras- sant. Ce méchant Gustave veut savoir si tu l'acceptes pour époux. La rougeur qui couvre la figure de Clara et la joie qui brille dans ses yeux disent combien cette demande lui est agréable, et, pour toute réponse, elle se jette dans les bras de sa mère. GUSTAVE 353 — Allons, dit M. Lewis, je vois ce qui en est: donnez-vous la main, cbers enfants. Et pour la première fois leurs regards se fixent l'un sur l'autre pour se communiquer leur amour réciproque. Puis Clara se dirige vers M. et Mme Dumont et les embrasse. Gustave dit en embrassant madame Lewis : — Je suis heureux de pouvoir vous apj)eler ma mère, vous qui l'avez été de cœur depuis longtemps. George se lève et, après avoir félicité les nouveaux fiancés, se dirige vers Alice, et tous deux s'avancent auprès de M. Dumont. — A mon tour, dit George, j'ai l'honneur de vous demander la main d'Alice, votre fille ; je vous pro- mets de faire tout en mon pouvoir pour la rendre la plus heureuse des épouses. — Je vous confie son bonheur, dit M. Dumont avec émotion. Mon Dieu, ajoute-t-il d'une voix tremblante, vous n'abandonnez jamais ceux qui vous servent avec fidélité et amour. Mes chers enfants en donnent une preuve éclatante en ce jour. — Voilà votre ouvrage, Gustave, dit M. Lewis; non content d'avoir mon estime, vous avez encore mon unique enfant. — Dites donc plutôt que nous en avons deux à présent, dit madame Lewis. Quelques jours plus tard, une longue file de voi- tures somptueuses se rendait à la cathédrale pour y célébrer à la fois la double union de Gustave et Clara, et de George avec Alice. Les bons vieillards de Montréal étaient du nombre des convives, ainsi que le vénérable directeur du collège, qui avait bien voulu bénir le mariage de son ancien élève. Le lendemain des noces, toute la famille, y compris M. et Mme Lewis, descendait à Montréal pour recon- 354 GUSTAVE duire ces bons vieillards. Les jeunes époux passèrent quelques semaines auprès d'eux. Il ne manquait plus rien à leur bonheur Je me trompe, le souvenir d'Emily était toujours présent avec ses amertumes et ses déchirements, et rien ne pouvait en effacer la mémoire. — Ah ! qui nous dira, répétaient les trois amis que désoimais nous appellerons les trois frères, qui nous dira où est Emily ? ce qu'est devenue notre chère Emily ? — Eh bien! cherchons-la et puissions-nous la retrou- ver et mettre ainsi le comble au bonheur de tous. Eetournons, aimable lecteur, dans une des gorges des montagnes Eocheuses, déjà témoins de tant de souvenirs. La nuit est très sombre, une nuit sans lune et sans étoiles, obscurcie encore par de gros nuages noirs et menaçants. Autour d'un grand feu, une centaine de sauvages sont à délibérer sur le sort d'un prisonnier, un blanc, qu'ils ont garrotté et lié au pied d'un arbre. A la clai té de ce feu, on peut lire le calme et la résolution sur sa figure. Les regards qu'il lance sur ses accusateurs sont ceux du mépris ; ses bras qu'il remue, nialgré les liens qui les retiennent, leur portent le défi. Les gestes et les figures sinistres de ces sauvages, lui font prévoir le sort qui l'attend ; ce})endant, soit répugnance, soit mépris, il garde le silence, son atti- tude est feraie; ses lèvres pourtant semblent murmu- rer une prière. Les chefs et les vieillards ont parlé et demandé sa mort. Alors ils se tournent vers un jeune chef, remar- quable par sa haute stature, son regard fier et intel- ligent, et lui disent : — Et toi, Aigle-Bleu, parle selon ta sagesse ; donne-nous ton conseil. Le jeune chef se lève, et fait quelques pas vers le GUSTAVE 3f>5 prisonnier, en lui lançant des regards de haine et de vengeance. Ses bras musculeux se rejettent en arrière, comme mus par un ressort électrique ; puis, se tour- nant du côté du plus âgé des chefs, il lui dit : — Père, ta langue n'a jamais prononcé le men- songe et tu n'as jamais parlé en vain ; tes bras se sont toujours levés pour écraser le visage-pâle; tu n'as jamais demandé ou accordé de grâce. Voilà pourquoi ton nom est respecté par tes ennemis, qui te craignent: il te suffit de parler ou de te montrer pour les mettre en fuite. " Tu vois là, devant toi, un de tes plus grands ennemis. Pourquoi vient-il te troubler dans tes do- maines ? Je le sais, il n'est que l'avant-coureur de ceux de sa race qui veulent t'enlever tes terres, tes bois et ta liberté, qui veulent te refouler toi et les tiens jusqu'à la grande mer ou te mettre sous leurs pieds comme l'esclave. " Celui-ci va-t-il réussir dans ses desseins ? non, il est en ton pouvoir; c'est à toi de le fouler à tes pieds, à toi de lui appliquer la torture. '* Ordonne donc que son corps soit percé de flèches, que des fourches de feu labourent ses chairs, et que cette torture soit lente et cruelle, afin de mieux rassa- sier ta vengeance. *' Père, tu m'as dit : Aussitôt que la Blanche-Co- lombe pourra cueillir des fleurs dans la prairie ; aus- sitôt qu'elle pourra courir comme le chevreuil dans les bois, que la médecine aura fait couler le sang dans ses veines, je te la donnerai pour femme, je la pren- drai pour ma fille. '* Tu sais que ce temps est arrivé, tu l'as vue et tu as été émerveillé de la couleur de ses joues, tu as été ébloui de la blancheur de son teint, de l'agihté de ses membres et de la grâce de ses mouvements. Ordonne donc qu'elle devienne ma femme ; que demain elle me suiTe à mon wigwam (tente) ; ordonne encore que la première flèche soit lancée par elle sur ce 356 GUSTAVE "visage-pâle, afin qu'elle hérite de ta haine contre ceux de sa race, et qu'avec moi elle devienne digue de ta renommée et de ton nom." Le vieux chef se lève, sur sa figure se lisent la joie et l'orgueil causés par la harangue de son fils. Ln le voyant se lever, les sauvages témoignent beaucoup de respect par leur attitude. Après avoir promené ses regards sur l'assemblée, le vieux chef dit à son fils : — Fils, tes paroles sont belles comme les fleurs et tes conseils doux comme le miel. Oui, il sera fait comme tu le demandes. Le prisonnier subira la tor- ture dès le lever du grand astre et la Blanche-Colombe sera ta femme, elle sera ma fille." Puis, se tournant du côté de son voisin, il ajoute : — Va, Ours-Blanc, apporte-nous de l'eau de feu (whiskey), nous boirons pour faire circuler la joie dans nos veines et nous enivrer d'avance des plaisirs de demain. Ours-Blanc se lève et se dirige vers le camp pour exécuter l'ordre qu'il venait de recevoir. Une ombre se glissait au même instant dans les hautes herbes en évitant tous les points découverts et entrait dans une tente plus grande et plus belle que les autres. C'était une jeune Indienne aux traits doux et ré- guliers Une autre jeune tille vient à sa rencontre en lui disant : — Qu'avez-vous à m'apprendre, Indianola ? — De bien tristes nouvelles. Le grand chef et son conseil viennent de décider que demain, à l'aube du jour, vous serez la femme de votre ravisseur, "Aigle- Bleu," et que vous devrez le suivre à son *'wigwam." Ils veulent encore que vous soyez la première à tor- turer un visage-pâle qu'ils viennent de faire prison nier. — Mon Dieu ! mon Dieu î que faire ? dit la jeune fille avec désesDoii-. GUSTAVE 35/ — La Blanche-Colombe ne veut donc pas me rendre malheureuse, reprend Indianola ; elle. . . . Mais elle ne peut continuer, Blanche-Colombe était tombée évanouie dans ses bras. Indianola s'empresse de la déposer sur une robe de buffle et lui donne les soins les plus tendres. Au bout de quelques minutes, Blanche-Colombe ouvre les yeux et s'écrie : — Mon Dieu, sauvez-moi du triste sort qui m'attend. Puis, tournant ses regards vers sa compagne, elle ajoute : — Comment fuir d'ici, chère Indianola î ne voyez- vous pas un moyen de réussir ? — Oui, répond la jeune Indienne ; je vais sortir et prendre le meilleur coursier de la tribu. Vous le trou- verez au pied du grand chêne sous lequel nous nous sommes abritées si souvent. Comptez sur moi ; si je ne suis pas revenue dans une demi-heure, courez au rendez-vous ; faites en sorte de ne pas être vue. — Prenez deux coursiers, dit Blanche-Colombe saisie d'une idée subite. Allez, chère amie, et que Dieu bénisse votre action. Indianola sort à pas précipités et est bientôt hors du camp. Blanche-Colombe ou plutôt Emily, car c'était elle, se lève, ajuste ses vêtements, et s'empare d'un long poignard qu'elle cache dans un des plis de sa robe ; puis, se jetant à genoux, elle s'écrie d'une voix suppliante : — Mon Dieu, vous voyez le danger qui me menace; ne permettez pas, je vous en conjure, que je sois vic- time des desseins perfides de ces sauvages qui m'ont enlevée à la tendresse de mes bons parents. Et vous. Vierge Marie, que j'ai eu le bonheur de connaître pendant ma captivité, veuillez m'aider de votre favo- rable secours. Soyez mon refuge et mon asile dans les dangers que je vais rencontrer. Ah ! conservez en moi cette vertu que vous aimez tant. Oui, je vous le promets, si vous permettez que je puisse me rendre 358 GUSTAVE dans une de ces maisons qui vous sont consacrées, j'y passerai le reste de mes jours pour y chanter vos louanges et essayer d'imiter vos vertus. Ah! je vous en supplie, ne rejetez pas mou humble prière, et prenez pitié de mon abandon. Mon Dieu, je pars d'ici en me confiant en votre bonté, je m'abandonne à votre protection. Soyez mon guide et mon appui. Fortifiée par cette prière, Emily se lève et se dirige vers l'ouverture de la tente. En sortant, elle éprouve un moment de frayeur, mais ce n'est que pour un instant. Craignant d'être vue, elle se baisse et se traîne plutôt qu'elle ne marche vers le feu que nous avons déjà vu. Le spectacle qui se présente à ses regards est propre à la glacer d'épouvante. Tous ces sauvages, qui tantôt décidaient du sort de leur prisonnier, sont étendus ivres-morts, leurs figures sont horribles à voir, pas un d'entre eux ne donne le moindre signe de vie. — Dieu me favorise, se dit-elle. Quoiqu'elle puisse compter les battements de son cœur, et qu elle tremble de tous ses membres, son courage ne la quitte point, elle avance toujours vers le prisonnier qui, les yeux fermés, ne prête aucune attention à ce qui se passe autour de lui. Emily voit que le temps le plus critique est arrivé, le moindre bruit peut la trahir. . . . elle s'arrête pour prendre haleine et tirer son poignard. Au même instant, le prisonnier ouvre les yeux et regarde ses ennemis. Emily est en arrière de l'arbre auquel il est attaché et elle entend murmurer la prière suivante : — Si vous le voulez, ô mon Dieu, votre ange vien- dra à mon secours. De peur que la clarté du feu ne la trahisse, elle reste en arrière de l'arbre, avance le bras et cherche avec son poignard les mains du })risonnier pour couper les liens qui les retiennent. Ce dernier a refermé lus yeux, GUSTAVE o59 mais il les ouvre aussitôt, quelque chose de froid lui a causé un frissonnement dans toute sa chair ; il aperçoit, une lame d'acier, fine, brillante qui s'a- vance.... s'avance lentement vers sa poitrine; son sang se glace dans ses veines et il fait un effort pour se dégager, mais il le réprime aussitôt et se dit : — Une âme compatissante veut m'épargner la tor- ture et en finir tout de suite avec moi. Il ferme les yeux de nouveau avec la certitude que dans un instant tout sera fini. Mais. . . . ô bonheur. ... le poignard a coupé les liens et ses mains sont libres, le poignard tombe tout près de lui. Il le ramasse promptement, et une seconde suffit pour dégager ses pieds de leurs entraves, — Suivez-moi et gardez ce poignard, souffle une <7oix mélodieuse. Le prisonnier, qui n'était autre que M. Pépin que nous avons connu à Ja ville du Lac-Salé, s'empresse d'obéir et se retourne pour suivre son sauveur. Alors une ombre aux formes gracieuses, couronnée d'une chevelure d'un blond doré, tombant en larges tresses et flottant autour d'une taille svelte et élé- gante, se présente à sa vue. La grâce et la légèreté de ses mouvements excitent sa surprise et son admi- ration. M. Pépin ne peut en croire ses yeux. Il voudrait parler, mais son guide lui fait signe de garder le si- lence. Malgré l'agilité et la force dont il est doué, c'est avec peine qu'il peut la suivre : il lui semble qu'elle vole, tant sa course est rapide. — C'est vraiment extraordinaire, se dit-il, et je ne sais que penser ; mais il est arrêté court dans ses ré- flexions. Son guide vient de monter sur un cheval équipé pour la course. Un autre cheval est à côté, elle lui dit de s'en em- parer. Il se hâte d'obéir. 3(50 GUSTAVE — A présent, monsieur, dit Emily, c'est à vous de me protéger ; je me confie à votre honneur et à votre loyauté. Vous devez connaître ce pays mieux que moi, à vous de prendre la direction du fort le plus rappro- ché. Vite, partons, il y va de votre vie et de la mienne ; le moindre retard peut nous être fatal. M. Pépin réfléchit et regarde autour de lui pour reconnaître quelques points saillants. — Suivons cette direction, dit-il. Alors tous deux lancent leurs chevaux au galop ; mais M. Pépin, craignant pour Emily, commence à ralentir sa course. — Piquons, piquons plus fort, dit Emily ; ne crai- gnez pas pour moi, je suis habituée à la course. Les sauvages ne tarderont pas à être sur nos pistes. Ils piquent plus fort et les chevaux dévorent l'es- pace ; les heures succèdent aux heures .... les vallées aux montagnes, les unes et les autres sont passées ; cependant, leurs montures, habituées à ce genre de course, semblent redoubler d'ardeur. Enfin l'aurore paraît. M. Pépin, ayant pu s'orien- ter, s'écrie avec joie : — Encore quelques minutes, et nous aurons atteint un fort situé au delà de cette montagne. — Dieu soit loué, dit Emily. — Pourrais-je vous demander, mademoiselle, re- prend M. Pépin, comment il se fait que vous soyez dans ce pays, et surtout parmi une tribu de sau- vages? Serait-ce trop me hasarder que de vous deman- der votre nom ? — Mon nom est Emily Williams. — Emily Williams, dites-vous ? — Oui, monsieur. — Ciel! quel bonheur! s'écrie M. Pépin; mais noua voici au fort; entrons: voyez, on s'est aperçu de natre arrivée, la porte s'ouvre pour nous recevoir. Ils entrent dans le fort, oii ils sont reçus à braf ouverts par le commandant, qui les fait asseoir à iii» GÛFFAVE 361 table, et leur demande comme une faveur de lui faire le récit de leurs aventures. — Je laisse la parole à mademoiselle, dit M. Pépin. Emily commence son récit par le départ de sa fa- mille d'Angleterre, sa tendresse pour ses frères George et Arthur, les jours heureux qu'ils avaient passés ensemble ; elle parle aussi de Gustave en termes chaleureux, et elle ajoute : — Un dimanche matin, je venais de monter à cheval et j'attendais le signal du départ de notre caravane, lorsque tout à coup je me sentis soulevée en l'air et comme emportée par le vent : je gardai cependant ma connaissance et j'essayai de maîtriser mon cheval ; mais tout fut inutile. Quelques secondes après, mon ravisseur se lançait dans la rivière Platte et je m'éva- nouissais " ConiDien de temps je fus en cet état, je ne pour- rais le dire : cependant un temps assez long a dû s'é- couler, car lorsque je repris mes sens, j'étais couchée dans une tente ; une jeune Indienne était à côté de moi et me prodiguait les soins les plus tendres. " J'essayai de parler, mais ma faiblesse était trop grande, une maladie grave s'ensuivit, je fus plusieurs fois sur le point de mourir, et quoique je fusse au lit et incapable de me lever pendant longtemps, cette jeune Indienne me donnait toujours les mêmes soins : on aurait dit une mère veillant sur le berceau de son enfant. " Mon ravisseur, un jeune chef, du nom de Aigle- Bleu, venait souvent me voir et s'enquérir de mon état. Je pus alors juger de son dessein; je remerciais Dieu de ma maladie et je lui demandais de me laisser mourir plutôt que de me faire subir un joug aussi odieux. " Trois mois se sont à peine écoulés depuis que j'en- trai en convalescence ; je la vis venir avt^c frayeur et regret. Durant les promenades que je faisais avec Tndianola, nom de cette jeune Indienne, j'appris (jue 362 GUSTAVE mon ravisseur était le fils du grand chef de la tribu ; que cette jeune Indienne était sa fiancée avant mon arrivée. Surprise, je lui demandai pourquoi elle m'a- vait prodigué des soins aussi tendres, ajoutant que ma mort aurait fait disparaître sa rivale. — Ma sœur ne comprend pas, me répondit-elle, je sais qu'elle n'aime pas Aigle -Bleu ; aussitôt qu'elle sera bien, elle pourra s'évader et rejoindre ceux de sa race. " Elle n'avait pas fini de parler que je l'embrassai à plusieurs reprises, et je lui demandai de m'aider à recouvrer la liberté pour rejoindre mes parents. " Elle me le promit et, dès lors, nos courses à travers les bois et dans les prairies commencèrent, tantôt à cheval, quelquefois à pied, afin de recouvrer mes forces ; l'appétit revint et, avec elle, le courage et l'espérance de réussir. " Nous avions beau épier une occasion favorable, il ne s'en présentait point. Dieu avait ses desseins, il me fallait un guide pour me conduire ici, où je n'aurais plus à craindre de la part de ces sauvages. Seule, qu'aurais-je fait ? Une fois hors de leur atteinte, oh aurais-je dirigé mes pas? Dieu permit que ce monsieur fût fait prisonnier par celui-là même qui voulait me rendre son esclave, et. . . — Pardonnez-moi, si je me permets de vous inter- rompre, mademoiselle, dit M. Pépin, la figure rayon- nante de joie. C'est à moi que vous avez sauvé la vie, en coupant ces liens qui me retenaient à cet arbre ; c'est vous qui m'avez sauvé de la mort la plus horrible, de la torture la plus cruelle ; vous avez même songé à ma liberté en mettant un coursier à ma disposition. Et qu'ai-je fait pour vous ? Je suis trop heureux de pouvoir vous être utile : ne m'épargnez pas, tout ce que je possède en biens de ce monde sera employé, s'il le faut, pour vous faire retrouver votre père, et vos bons frères que j'ai eu. . . . GUSTAVE 363 — Vous les connaissez? demande Emily d'une voix anxieuse. — Oui, mademoiselle, j'ai eu le plaisir de les ren- contrer plusieurs fois à la ville du Lac-Salé, ainsi que ce jeune Gustave auquel je dois tant de reconnais- sance. Quelle joie ils vont éprouver en vous voyant, vousqu'ilspleurentcomme morte, eux qui ne pouvaient penser à vous ou parler de vous sans verser des larmes amères ! Quel bonheur pour eux tous ! Je remercie Dieu d'être tombé entre les mains de ces sauvages qui vous retenaient prisonnière. Au moment même où, en voyant ce poignard dirigé par vous vers ma poitrine, je pensais tout fini pour moi, je suis sauvé par vous, et, à mon tour, je puis vous servir à retrou- ver vos bons parents. — Les pensez-vous encore en cette ville ? — Je ne le crois pas; je sais seulement que M. Du- mont et son fils devaient partir sous peu pour Saint- Louis. Quant à votre père, il attendait une occasion favorable pour vendre sa propriété, pour quitter cette ville etabandonnercettesectedontil était dégoûté. — En ce cas, ils sont peut-être retournés en Angle- terre, dit Emily, et comment ferai-je ?. . . — Comment vous ferez ? dit vivement M. Pépin ; vous puiserez dans ma bourse qui, Dieu merci, est assez bien garnie. Ainsi, je vous prie de ne pas avoir d'inquiétude à ce sujet. — Je vous remercie, monsieur. Dieu seul pourra vous le rendre. — N'est-ce pas à moi plutôt de vous remercier ? A l'heure actuelle, où serais-je ? je frémis à cette seule pensée. On serait à me torturer, à inventer les plus cruels supplices pour me faire souffrir, et vous parlez de remerciements, à moi qui vous dois plus que la vie ? Ce commandant était chrétien ; des larmes étaient tombées de ses yeux pendant le récit d'Emily. — Oui, dit-il, je vois dans votre délivrance la sainte protection de Dieu. Comptez sur moi, je vais hâter 364 . GUSTAVE le départ d'une de mes compagnies pour le fort Lara- mée, afin de vous servir d'escorte. Là, mon confrère colonel en fera autant pour vous conduire au fort Leavenworth où vous n'aurez plus rien à craindre. Ainsi, dans trois semaines tout au plus, vous serez à Saint-Louis. Je dois ajouter, mademoiselle, que mon épouse sera heureuse de vous servir et d'être votre compagne pendant votre séjour ici. Mais qu'entends- je ? La sentinelle vient de donner le signal d'alarme I Excusez-moi, je cours voir ce que c'est. . Emily et M. Pépin avaient tressailli en entendant le coup de carabine tiré par la sentinelle. Ils savaient trop bien ce que ce signal voulait dire. — Aigle-Bleu et ses sauvages ! crie-t-on de toutes I^arts. Ils sortent tous deux et se dirigent vers une des meurtrières du fort ; les soldats sont déjà à leurs postes; les dix canons sont prêts à lancer la mitraille. Tous, officiers et soldats, n'attendent plus que l'ordre du commandant pour jeter le fer et le plomb sur au delà d'un millier de sauvages montés sur des chevaux et armés de fusils, de haches de guerre et de flèches, et tous poussant des cris et des hurlements féroces. Emily a remarqué Aigle-Bleu par sa haute stature et ses regards farouches ; elle tremble de tous ses membres et craint l'issue du combat qui va s'engager. Le grand nombre des ennemis lui fait prévoir la des- truction du fort et de ses défenseurs. — Ne craignez point, lui dit M. Pépin, ces canons vont vite les disperser ; mais voici Aigle-Bleu qui s'avance, voyez, il a attaché un linge blanc au bout de sa carabine ; il veut parlementer, je supposQ, Allez auprès de l'épouse du commandant ; il ne faut pas qu'Aigle-Bleu vous aperçoive. — Halte, crie la sentinelle, auprès de laquelle se trouvait le commandant. Aigle-Bleu avance touji urs sans tenir compte do cet ordre. GUSTAVE 365 La sentinelle le met en joue et lâche la détente ; mais le commandant, par un mouvement vif, relève le canon de la carabine, et la balle se perd dans le vide. Le jeune chef n'arrête pas et se dirige vers le fort. Alors le commandant ordonne de le laisser entrer. Aigle-Bleu entre en jetant un regard rapide autour du fort ; le désappointement se lit sur sa figure, parce qu'il ne voit pas celle qu'il cherche ; mais il fait un geste de menace en apercevant M. Pépin. Ce dernier lui lance un regard de défi. Aigle-Bleu se tourne vers le commandant et lui dit: — Blanche-Colombe doit être entrée ici avec cet homme, en désignant M. Pépin. — Oui, elle est ici. — Alors mon frère va me les rendre : Blanche-Co- lombe est ma femme, et ce Français est mon prison- nier. — Tu mens, dit le commandant avec colère; si c'est ce que tu veux, va-t'en au plus vite ; j'ai le droit de te retenir prisonnier, pour avoir arrêté et voulu tor- turer un de ma race. De plus, je t'avertis qu'à la moindre attaque de votre part, je vous ferai tous pendre comme rebelles. — Ho I ho ! dit Aigle-Bleu avec dérision, mon frère ne sait donc pas que ma tribu est nombreuse, et que je puis lui infliger le châtiment dont il me menace. Ainsi que mon frère réfléchisse bien. — Va, et dis à ta tribu que je ne la crains pas ; avertis-la qu'elle fera mieux de retourner paisiblement d'où elle vient. Aigle-Bleu sort en se mordant les lèvres de dépit. Pendant que cela se passait, les sauvages faisaient leurs préparatifs pour l'attaque. Une grande quantité de branches sèches était amoncelée au centre de leur camp. Au retour de leur chef, ils se mettent à lier ces branches par fascines, que plusieurs chargent 3(56 GUSTAVE sur leurs épaules en attendant le signal d'avancer. — Ils veulent mettre le feu au fort, dit le comman- dant, et il ajoute d'une voix forte: Attention, chacun à son poste, les voilà qui viennent. Les sauvages lancent leurs chevaux au galop ; chaque cavalier a une fascine en travers de sa selle. Arrivés à portée de fusil du fort, ils se disposent à former un cercle autour. Aigle-Bleu vole partout pour donner ses ordres, A un signal donné, ils des- cendent de cheval, jettent leurs fascines devant eux, puis se glissent ventre à terre en les poussant dans la direction du fort. Le jeune chef en saisit une plus grosse que les autres, et la dirige vers la porte. Ceux des sauvages qui n'ont pas de fascines lancent des milliers de flèches qui viennent tomber dans l'enceinte du fort : les soldats sont obligés de s'adosser aux murs pour les éviter, et attendent avec impatience l'ordre de faire feu. — J'ai un compte à régler avec celui-là, dit M. Pépin en désignant Aigle-Bleu ; je vous prie de me laisser faire. — Agissez à votre guise, dit le commandant. M. Pépin s'empare d'une corde et fait un nœud coulant à chaque bout, puis, se dirigeant vers la porte, il demande au gardien de la lui ouvrir. — Mais qu'aliez-vous faire seul en dehors de ce fort ? demande le commandant ; ces sauvages vont certainement vous tuer. — Ne craignez pas pour moi, je veux remettre le change à ce jeune chef en vous le livrant comme pri- sonnier. La porte s'ouvre juste assez grande pour le laisser passer, et, imitant en cela les sauvages, M. Pépin se baisse dans les hautes herbes et se glisse vers le jeune chef. Tous les regards le suivent avec anxiété ; la dis- tance qui les sépare diminue toujours. La fascine GUSTAVE 367 arrive sur lui, il se jette de côté pour la laisser passer. Aigle-Bleu ignore sa présence et, abrité derrière sa fascine, son tomahawk serré entre ses dents, il n'arrête pas. — Halte ! lui dit tout à coup M. Pépin en se levant. Aigle-Bleu, surpris, se lève et saisit son tomahawk pour terrasser son adversaire qu'il a reconnu ; mais il est trop tard, le nœud coulant est déjà passé sur ses épaules, et ses bras sont fortement serrés contre son corps. M. Pépin, debout, frémissant, le tire violemment et le jette par terre ; Aigle-Bleu tombe, et le second nœud coulant a lié ses pieds avec une force et une dextérité inouïes. Alors M. Pépin saisit son pistolet, ajuste Aigle- Bleu en pleine poitrine et lui dit : — A ton tour tu es mon prisonnier, pas de résis- tance et surtout pas de bruit, ou c'en est fait de toi. Puis, passant la corde autour de ses épaules, il l'entraîne vers la porte du fort. Au même instant, des clameurs épouvantables se font entendre ; plusieurs sauvages se précipitent pour ^porter secours à leur chef, c'est à qui d'entre eux arrivera le premier ; mais notre Canadien, qui n'est plus qu'à quelques pas de la porte du fort, semble ne pas voir le danger qui le menace ; les j3èches sifflent autour de sa tête, mais il avance tou- jours en traînant son prisonnier. Deux sauvages sont tout près de lui, le toma- hawk levé pour lui fendre le crâne ; alors seulement il se retourne, ajuste son agresseur et l'envoie rouler sur l'herbe; le second arrive et subit le même sort. Les autres, en voyant tomber leurs frères, arrêtent et hésitent. M. Pépin en profite et entre dans le fort au milieu des " hourras " et des excla- mations de joie des officiers et des soldats qui sor- taient en ce moment pour lui porter secours. — Voilà qui est bien fait, dit le commandant ; ces "368 GUSTAVE sauvages, voyant leur chef prisonnier, vont peut être renoncer à leur attaque. En effet, les fascines sont arrêtées dans leur mou- vement, les cris et les hurlements cessent, les flèches sont remises dans leurs carquois, et tous les sauvages se dirigent vers quelques chefs assemblés en conseil. Aigle-Bleu, la honte et la rage dans le cœur, lance des regards de bête fauve sur ses ennemis ; il menace de sa vengeance le commandant et ses soldats ; M. Pépin, surtout, est l'objet de ses injures. Il se tourne et se retourne pour se débarrasser de ses liens. Peines inutiles, efforts impuissants, la main qui les a attachés était trop habile. Une heure se passe, et les sauvages sont encore à délibérer .... Enfin trois d'entre eux se détachent du groupe et se dirigent vers le fort. Le commandant les laisse approcher assez près pour se faire entendre et leur demande ce qu'ils veulent. — Nous voulons avoir notre jeune chef, répond l'un d'eux. — Et je veux que vous me rendiez mon fils, ajoute le plus âgé. — Aigle-Bleu est mon prisonnier, répond le com- mandant, et je le garderai comme otage tant que Blanche-Colombe et le Français ne seront pas rendus au fort Leavenworth. Sa tête répondra de leur vie et de leur sûreté pendant leur voyage. De plus, tenez- vous pour avertis que si quelque malheur leur arrive, non seulement le corps de Aigle-Bleu sera suspendu à une des tours de ce fort, mais encore je vous pour- suivrai partout, et ces canons, que vous voyez sur ces murs, vous donneront la chasse et ne cesseront de tonner que lorsque le dernier de votre tribu aura cessé de vivre. Vous m'avez compris, allez et décidez ce que bon vous semblera. Les délégués retournent et font connaître la déci- sion du commandant. Les cris et les hurlements se GUSTAVE 369 font entendre de nouveau, les sauvages reprennent leurs places, les uns sur des chevaux, les autres en arrière des fascines. Les uns et les autres diminuent toujours la dis- tance qui les sépare du fort. Au dedans, officiers et soldats, anxieux, regardent tour à tour leurs ennemis et le commandant. — Feu sur cette canaille, crie ce dernier. Les six canons tonnent en même temps, un bruit assourdissant fait trembler les murs, une fumée épaisse obscurcit le soleil et des cris perçants se font entendre ; mais bientôt un silence profond, lugubre succède à ce tumulte. Peu à peu, la fumée, montant toujours, vient à disparaître, et un sourire de satis- faction erre sur toutes les lèvres à la vue de ces sau- vages se sauvant avec toute la rapidité possible. Il ne restait plus que les fascines qui sont entrées dans le fort quelques minutes plus tard. Je n'entrerai point dans plus de détails. Quelques ^ours après M. Pépin et Emily prenaient la route du fort Laramée sous la protection d'une forte escorte ; puis de là, se rendaient au fort Leavenworth avec une caravane du gouvernement. On était au salon chez M. Williams. Gustave et George étaient venus passer la soirée avec leurs épouses. Le souper était prêt, et chacun prenait sa place à table lorsque la cloche sonne. La porte s'ouvre, et un homme bien mis entre, le sourire sur les lèvres. — M. Pépin ! s'écrient tous les convives. — Soyez le bienvenu, dit M. Williams en lui tendant la main. — Je ne suis pas seul, dit M. Pépin d'une voix tremblante : préparez-vous à recevoir une bonne nou- velle ; j'ai une dame avec moi. — Faites-la entrer, dit M. Williams, qui ne savait que penser ; attendez, je vais ouvrii- n;oi-niême. 370 GUSTAVE — Pardon, dit M. Pépin ; permettez-moi de. . . . Mais au même instant la porte s'ouvre de nouveau, et Emily, toute tremblante, se jette dans les bras de son père. — Ma fille ! ma fille ! notre chère Emily, s'écrie M. Williams en la serrant sur son cœur et en la couvrant de ses baisers paternels. George, Arthur, Gustave, Alice et Clara s'em- pressent d'accourir en s'écriant : — Emily ! Emily ! grand Dieu ! quel bonheur ! — Oui, c'est bien notre belle et bonne sœur, dirent George et Arthur en l'embrassant. Emily ne peut proférer une parole ; des larmes de bonheur inondent son visage. Gustave, Clara et Alice s'avancent à leur tour ; ces dernières embrassent Emily en l'appelant du doux nom de sœur. M. Pépin est l'objet des plus chaleureuses félicita- tions ; c'est à qui lui témoignera le plus de recon- naissance. — Reconnaissance à qui de droit, dit M. Pépin ; lorsque vous saurez ce qui s'eS'tî passé, vous verrez que ce n'est pas à moi qu'elle revient, mais bien à votre fille, monsieur, à qui je dois tout, même la vie. — Vous allez nous raconter tout, dit M. Williams ; mais passons dans la salle à manger, le souper nous attend ; là, nous pourrons nous entendre, tout en apaisant notre appétit. Emily et M. Pépin sont placés près de M. Williams; ses frères prennent pJace vis-à-vis ; Gustave, Clara et Alice viennent ensuite. — Votre sœur est bien belle, dit Clara à Arthur. — Et tout en elle nous porte à l'aimer, ajoute Alice: grande, distirguée dans toutes ses manières, elle ins- pire à la fois l'estime et le respect. Je l'aime déjà comme une sœur. — Ma chère Fmily, dit M. Williams, raconte-nous donc tout ce qui t'est arrivé. GUSTAVE 371 M. Pépin voudra bien nous satisfaire, dit Emily. —Avec le plus grand plaisir, dit M. Pépin ; vous me permettrez cependant de commencer par ce qui m'est arrivé à moi-même. Vous savez qu'en quittant la ville du Lac-Salé, je devais me rendre à ISan-Fran- cisco. Là, je fis de bonnes affaires et je parvins à amasser plusieurs milliers de piastres que je plaçai dans une spéculation d'où je réalisai de gros bénéfices. Me voyant assez riche, je résolus de retourner au Canada pour m'y établir. Une caravane était prête à partir, j'en fis partie. Un soir que nous étions campés dans une des gorges des montagnes Rocheuses, je m'éloignai du camp pour donner la chasse à un ours gris, lorsque tout à coup je me vis entouré par une douzaine de sauvages qui se ruèrent sur moi et me garrottèrent. Je n'eus pas même le temps de me défendre. Après m'avoir lié, ils me traînèrent plusieurs heures de suite. Enfin, ils arrivèrent à leur village et m'attachèrent au pied d'un arbre .... Le reste de son récit, ainsi que celui d'Emily qui suivit, vous le connaissez déjà, cher lecteur. — Cela surpasse de beaucoup toutes les épreuves que nous avons subies pendant notre voyage, dit Gustave. — Oui, dit M Williams. Que Dieu est grand et miséricordieux ! et que je suis heureux, chère Emily l Tu ne saurais comprendre la joie que je ressens de te revoir, toi que je croyais avoir été emportée et englou- tie par le courant de cette rivière dans laquelle tu es tombée ; toi, la vivante image de mon épouse bien- aimée, trop tôt enlevée pour notre bonheur ; toi que je croyais perdue pour toujours. Ah 1 je me sens renaître, un horizon plus brillant s'ouvre devant moi, )a vie va être plus douce à l'avenir. Oui, chère enfant, je bénis Dieu que tu me sois rendue ; ta présence me rappellera celle que j'ai perdue ; tu consoleras ma vieillesse et me feras espérer de longues années encore. 372 GUSTAVE — Si je vous suis rendue, cher père, dit Emily d'une voix angélique, c'est à Dieu et à la Mère de notre divin Sauveur que je le dois. J'ai eu, durant ma cap- tivité, le bonheur de connaître un peu la sainte reli- gion catholique, grâce à un livre de M. Gustave, non, je puis dire à présent de ce cher frère. Echappé par lui un jour dans la prairie, je le ramassai dans le dessein de le lui remettre, mais, hélas ! le lendemain je me trouvai séparée de vous. Ah ! cher père, si vous con- naissiez les délices que j'ai éprouvées chaque fois que je lisais les belles et touchantes prières qui y sont contenues, que j'apprenais à connaître les sublimes doctrines de l'Eglise catholique qui y sont dévoilées. Si vous saviez combien fut douce ma consolation, lorsque je vis que, là-haut, j'avais une mère en qui je pouvais avoir toute confiance. Cher père, lorsque je me crus perdue sans ressource, qu'il ne me restait plus que quelques heures pour choisir entre un joug odieux et la mort, je me jetai à genoux en m'adres- sant à cette Mère des affligés, et je lui fis la promesse que si je recouvrais la liberté, je me consacrerais au service de son divin Fils pour le reste de ma vie; que dans ces maisons où on aime à honorer et à imiter la Mère du Rédempteur, je passerais mes jours à aider et à soulager les iniortunés. . . Ma prière à été exau- cée. . . Que me reste-t-il à faire, mon père ? A vous de répondre pour moi mon : cœur me dit que vous approuvez d'avance ma promesse, et que vous-même m'appuierez dans ma résolution en me donnant votre consentement. Tous les assistants avaient admiré la chaleur et la conviction avec lesquelles elle avait prononcé ces paroles ; son attitude respectueuse et suppliante envers son père les avait émus. Seul, M. Williams s'était levé subitement, un tremblement convulsif agitait tous ses membres ; un combat cruel, terrible se livrait en hd. Emily, les mains serrées contre son cœur, comme pour en arrêtcj' les palpitations, regardait fixement GUSTAVE 373 son père. Un silence long et solennel s'ensuivit. Plusieurs minutes s'écoulèrent ainsi. Enfin, M. Williams, comme pris d'une résolution subite, tend ses bras vers Emily et lui dit : — Viens dans mes bras, ma bien-aimée. Oui, chère fille, je t'approuve dans ta résolution de te consacrer à Dieu, et dans ta promesse d'embrasser la religion catholique. Moi aussi, je veux faire partie de cette Eglise qui procure tant de bonheur. Toute autre religion n'est qu'illusion et vanité. — Et moi, dit Arthur avec émotion, je veux imiter ma noble sœur. Je vais entrer dans un séminaire pour apprendre à connaître cette religion sainte : puis, si Dieu m'accorde cette faveur, je dévouerai ma vie pour le salut de ces pauvres enfants de la forêt, qui ne sont aussi cruels que parce qu'ils ne con- naissent pas mieux. Mais, je m'arrête, je craindrais, dans le cas con- vraire, avoir à enregistrer la perte de l'un ou de l'autre de ces êtres excellents, de ces âmes d'élite que l'on rencontre si rarement sur cette terre. Le bonheur parfait existe et se trouve seulement avec Dieu dans la patrie céleste. Je vois le sceptique et quelques savants se rire de la pensée, ou plutôt de la vérité exprimée dans cette dernière ligne. A leur sourire, je répondrai avec cet illustre philosophe, plus savant que le plus savant d'entre eux. Voici ce qu'il dit : Le principe de continuité, fondement de la science moderne, exige la continuation des choses, puisque rien n'est anéanti. La contimiation des choses, scientijiquement démon- trée impossible dans l'univers actuel, qui doit nécessai- rement finir, eccige un uniters intisihle qui lui succède. Donc, le principe fondamental de la science moderne exige et prouve H existence de Vuniters invisible, d'une vie future qui continue la vie actuelle de l'homme. Une lumière infaillible, la conscience morale, l'idée 374 GUSTAVE de la justice éternelle, souveraine, nous montre la réalité, la nécessité de la vie future, de la vie de Vâme séparée du corps, aussi sûrement que la lumière du soleil nous révèle Vexistence des mondes matériels. Avec cette pensée, cher lecteur, je prends congé de vous. FIN. TABLE DES MATIÈEES Chapitrbs Pages I. —Départ de Montréal 5 II. — Burlington. — Gustave au collège. — La prière et les études 12 III. — La chapelle au jardin. — Le signe de la croix 18 IV. — Une visite. — Gustave aux prises avec des minis- tres protestants 25 V. — "Le grand-père de Montréal." — "Le culte des saints " 30 VI. — L'Extrême-Onction et le purgatoire 41 VIL — L'Immaculée Conception. — Départ de Burlington. 54 VIII. — Scène tragique. — Héroïsme de Gustave 59 IX. — La confession .... 67 X. — La Saint Barthélémy. — L'Inquisition d'Espagne . . 83 XI. — Les Sœurs de Chanté. — Tableau d'une de leurs maisons 94 XII. — Départ de Saint Louis. — Un naufrage 110 XIIT. — Une mort édifiante. — La sainte Eucharistie 119 XIV. — La tradition. — Les reliques. — La justification. . . . 149 XV, — Rencontre de M. Dumont avec deux pasteurs mormons 170 XVI. — Une montagne de sable. — Entretien de Gustave avec son père 184 XVII. — Une tempête dans la prairie. — Terrible accident. — Une chasse au buffle. — Les loups 198 XVIII. — Attaque des sauvages. — Orgie. — Gustave est nommé capitaine de l'avant-garde. — Moyen adopté pour repousser une seconde attaque 217 XIX. — Stratagème de Gustave pour repousser une attaque des sauvages. — Incendie d'une caravane 229 876 TABLE DES MATIÈRES Chapitkks Paom XX. — Le lac au Soda. — Arrivée au fort Bridger. — Un camp de soldats mormons 245 XXI. — Traversée émouvante. — Arrivée au lac Salé. — La dîme 258 XXII. — Gustave fait sortir une femme de la maison de son père. — Discussion 272 XXIII. — Le mariage spirituel. — Vie journalière du prêtre . 290 XXIV. — Départ du lac Salé. — Arrêt au fort Laramée. — Maladie de Gustave 301 XXV. — Arrivée de Gustave à Saint-Louis. — Entrevue avec M. Lewis. — Départ pour Montréal 310 XXVI. — M. Dumont quitte le fort Laramée. — Arrivée de Gustave à Montréal 320 XXVII. — Gustave revient à Saint- Louis. — Une rencontre imprévue. — Heureuse réunion 337 XXVIII. — Heureux dévouement.— Episode d'Emily 347